mercredi 13 août 2014

LA SOCIETE DU SPECTACLE : QUERELLE ET QUENELLES




Si, au XVIIe siècle, l'Angleterre puritaine, la Hollande gomariste, la Genève calviniste réussissent à supprimer complètement le théâtre et à interdire la profession comique, il n'en va pas de même en terre catholique : la Querelle de la moralité du théâtre y laisse place au compromis entre cet art et ses interprètes d'une part, généralement soutenus par les autorités civiles, et d'autre part les autorités ecclésiastiques soucieuses de réforme profonde des moeurs chrétiennes. Ce qui est en jeu dans ce débat entre clergé réformateur et amis du théâtre, c'est moins la moralité du texte théâtral que les moeurs de ses interprètes, et la portée morale du jeu dramatique proprement dit. L'Eglise, et en cela elle partage, si je puis dire, la conception du théâtre d'un Antonin Artaud, ne s'intéresse pas tant au théâtre “ de texte ”, qu'à l'expérience dramatique elle-même, à ses acteurs, à ses spectateurs, et à l'enjeu de salut ou de perdition qu'ils impliquent.
Passons en revue les protagonistes de la Querelle. D'abord, les arguments d'autorité. Aussi bien le cardinal Borromée que le publiciste puritain William Prynne, le jésuite Mariana (De Spectaculis, 1606) que le théatin Francesco del Monaco (In Actores et spectatores comoediarum nostri temporis paraenesis, 1621), tous les tenants de la thèse rigoriste citent les Pères de l'Eglise, Tertullien, Cyprien, Augustin parmi les grecs. Tous condamnent les spectacles profanes comme autant de reviviscences d'un paganisme archaïque, et les comédiens, comme des résurgences d'un clergé démoniaque, attachés sous ses masques multiples à séduire et perdre les âmes. Sous cet arsenal de citations patristiques (auxquelles se joignent celles de Sénèque) on reconnaît la volonté de reprendre ab ovo le grand combat de l'Eglise des premiers siècles contre cette forme du culte polythéiste qu'était le théâtre antique, revivifié dans les Académies par l'humanisme docte, répandu par les troupes de Commedia dell'arte.
La seconde série d'arguments invoqués par les partisans de la suppression du théâtre porte sur les comédiens eux-mêmes, les histriones. Ce sont non seulement des agents du démon, et de sa multiplicité, mais des prévaricateurs de la parole, qu'ils vendent aux spectateurs : il est légitime que le droit romain ait dénié à de tels sophistes toute fiabilité dans la vie civile, en leur ôtant la capacité d'entrer dans un quelconque contrat, à commencer par le mariage. Le droit canon a étendu à la société religieuse l'incapacité de ces esclaves mercenaires : il les exclut des sacrements et de la sépulture chrétienne. Perdus de moeurs, par définition, ils vivent en état de prostitution publique ; leur vue, à plus forte raison leur fréquentation, est criminelle. Les masques qu'ils portent ou les personnages qu'ils miment les ravalent dans une sorte d'animalité contagieuse.
Le troisième groupe d'arguments est sans doute le plus déterminant : il touche cette fois à l'essence de l'art dramatique, et à la nature du plaisir mimétique qui appelle les uns vers les autres comédiens et spectateurs. Pour les rigoristes, l'essence de la mimesis dramatique est démoniaque : l'homme, image de Dieu, se dissout au miroir de la scène en images de Satan, auxquelles l'identifie un plaisir intrinsèquement sexuel et pervers, une inclination à la chute et à la corruption. Le temps consacré au théâtre est l'envers direct du temps consacré au salut. Toute moralisation ou christianisation du théâtre est un alibi qui, rendant le mal moins voyant, accroît son pouvoir corrupteur. Même le dramaturge, que les Jésuites du XVIIe siècle préservent de la malédiction qui frappe ses interprètes, se trouve englobé par les jansénistes Nicole et Varet dans l'oeuvre de mort spirituelle qu'est le théâtre dans son ensemble. Corneille est l'objet de leurs attaques les plus virulentes justement parce que ses tragédies chrétiennes servent de prétexte à l'espèce d'acoquinement sexuel que la scène crée nécessairement entre les comédiens et les spectateurs.
Le soupçon qui se porte sur le théâtre s'adresse à la parodie d'incarnation du Verbe qui s'y fait jour, à des fins mercenaires de la part d'histrions impies, et pour des effets d'égarement sur leurs spectateurs. Face aux sacrements, et entre autres au sacrement de la parole en chaire, que le concile de Trente a élevé au rang d'office majeur de l'épiscopat, la parole et l'action “ comiques ” apparaissent comme des rivales démoniaques : la parole de vérité et de salut ne peut coexister dans la même cité chrétienne avec la parole de mensonge et de perdition, la chaire avec les tréteaux ou la scène, le Christ orateur avec l'Antéchrist sophiste. Même si saint Thomas, suivant la leçon d'Aristote, admettait une certaine légitimité du théâtre, pourvu qu'il se donne une fin édifiante, cette légitimité partielle et de principe ne pouvait s'étendre aux comédiens, frappés à la fois d'incapacité juridique au civil, et d'exclusion de la vie sacramentelle. Elle pouvait tout au plus tranquilliser la conscience des auteurs chrétiens de théâtre, mais non pas excuser le recours de ceux-ci aux comédiens pour interpréter leurs oeuvres. Et cependant, en dépit de ces vues rigoristes très généralement prêchées et inspirant les instructions épiscopales ou synodales, le débat en terre catholique restait ouvert. Dans l'Allemagne catholique, on a affaire à un théâtre monocolore, si j'ose dire, puisque les Jésuites et les Ordres enseignants sont seuls à le pratiquer dans leurs collèges. La situation est très différente en Italie, en Espagne, en France, où coexistent un théâtre de Collège et un théâtre profane, interprété par des comédiens “ mercenaires ” et non par des étudiants, et soutenu par les autorités civiles, qui y voient un divertissement louable pour les nobles comme pour le peuple. C'est encore autre chose en terre calviniste. Dans ce dernier cas, le théâtre, sous quelque forme que ce soit, est interdit. On pourrait dessiner une carte de l'Europe au XVIIe siècle selon les lieux où l'on fait du théâtre, où l'on fait les deux théâtres, où l'on n'en fait aucun.  

Marc Fumaroli LA querelle du spectacle au XVIIème siècle
 http://mediologie.org/cahiers-de-mediologie/01_spectacle/fumaroli.html

Du même auteur pour approndir : Rhétorique, théologie et "moralité du théâtre" en France de Corneille à Molière in Héros et Orateurs, Droz p. 449/491 


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