vendredi 15 février 2013

RAYMOND ARON et guy debord (post publié initialement le 19/08/2006 sur une version "primitive" de ce blog)


La collection Quarto a rassemblé en un volume, Penser la liberté, penser la démocratie, Gallimard, une partie des textes de Raymond Aron, ceux-ci s'échelonnent des années 30 aux années 70 et représentent une très bonne introduction à l'oeuvre de ce sociologue, qui fut sans doute le meilleur lecteur de Marx, le critique le plus averti du marxisme, un intellectuel libéral engagé, le grand contradicteur de Sartre... et celui qui offrit à travers les cours qu'il dispensa et ses publications une compréhension complète et approfondie des sociétés modernes, de leurs problématiques économiques, politiques et sociales et des conflits qui les traversent. Au delà des croyances, des convictions et de l’idéalisme avec lesquels chacun appréhende la société, Aron réussit à offrir une description de son anatomie, à en spécifier les champs dominants mais aussi les singularités structurelles et leur genèse à travers des ouvrages devenus des classiques comme 18 leçons sur la société industrielle ou La lutte des classes.
Si pour changer le monde, il faut d’abord le comprendre, saisir la réalité de son organisation autant dire que les essais d’Aron reste un support indispensable pour tous ceux qui cherchent à comprendre les dynamiques économiques et sociales des sociétés modernes, dites « industrielles », les débats actuels qui animent l’espace public (croissance et chômage, les services publics et le rôle de l’état face au marché, l’innovation dans l’économie, la dialectique du local/national et du global/mondial, la recherche de nouveaux équilibres, la question européenne…), à se faire une idée juste et précise des enjeux (sommes-nous désormais dans une société post-industrielle ? quels en sont les nouveaux défis ?) et à y prendre part, que l’on soit militant, syndicaliste ou citoyens intéressé au devenir de ce monde.
C’est pourquoi ces textes, clairs, lisibles, accessibles malgré la difficulté de sujets abordés a priori au plus grand nombre, porteurs de réponses aux questions que chacun peut légitimement se poser, restent d’une remarquable fraîcheur et actualité, là où la prose « engagée » et souvent « obscure » de son grand adversaire (voir la partie Polémiques de l'ouvrage), Jean Paul Sartre, a si mal vieilli ; que reste-t-il aujourd’hui de la Critique de la Raison dialectique, de l’interminable collection de « situations » ? des « engagements » de Sartre ? Et si Aron avait eu raison, et Sartre tort ? Si le millénarisme prolétarien n’avait été qu’un mythe, le PC et l’URSS la version noire de cette utopie devant laquelle l’intelligentsia de gauche a toujours manifesté un aveuglement récurrent ? On sait maintenant ce qu’il en était… Dans son dialogue avec Sartre Aron définit les lignes du champ intellectuel français : d’un côté un libéralisme critique et pragmatique directement hérité de Tocqueville et Montesquieu, de l’autre la gauche et son soutien inconditionnel, quasi théologique, aux « damnés de la terre », parce que contradiction « objective » de ce monde, ils en représentent aussi la chance de salut et de rédemption. D’où la spécificité sans doute de cette bourgeoisie de gauche indissociable du paysage intellectuel français (on ne trouve pas d’exemple de cette rhétorique chez les travaillistes anglais, les sociaux-démocrates allemands ou nordiques) : un ouvriérisme constant, qui méconnaît au final les aspirations de la classe ouvrière et plus généralement de salariés pour leur assigner un rôle dans une fiction/mission révolutionnaire dont Aron démontre, à mesure que l’amélioration de la condition prolétarienne s’effectue par une redistribution de la richesse produite (rôle « trade-unioniste » des syndicats puissants et organisés), qu’elle est devenue le mirage d’un horizon improbable :
"Marx écrivait en 1845, avant que se développe le mouvement ouvrier. La « mission du prolétariat » était l’expression demi-mythologique d’un fait qui est partiellement réalisé un siècle après : la transformation de la condition ouvrière et humaine dans les sociétés industrielles. Nulle part, la révolution n’a amené la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme ou la conversion de l’histoire mais dans les pays de capitalisme développé ou de socialisme démocratique, le niveau de vie s’est élevé et les organisations ouvrières sont devenues une des principales forces sociales. En Union soviétique, une révolution faite au nom du prolétariat a donné la toute puissance à une bureaucratie, qui accomplit impitoyablement la tâche d’industrialisation, que Marx regardait comme la fonction propre du capitalisme. En 1952, Sartre reprend l'idée formelle de la mission historique du prolétariat sans en préciser le sens concret. Auprès de la révolution dont il rêve, le réformisme de type scandinave lui semble pâle, la révolution stalinienne un peu trop rouge. Mais cette révolution rêvée n’a-t-elle pas cette perfection des « êtres de raison » ? N’étant ni celle des réformistes, ni celle des staliniens, n’est-elle pas surtout celle qui ne peut pas se produire, celle qui autorisera indéfiniment la révolte des intellectuels parce qu’elle ne mordra pas sur l’histoire ? » (p. 434/435, in La grande peur du mal pensant)
Lors des évènements du mois de novembre qui a vu une partie des banlieues s’enflammer, cette gauche intellectuelle (davantage présente aujourd’hui dans les sciences sociales que dans la philosophie) a montré qu’elle était toujours un pôle structurant du débat public : pour celle-ci, il convient d’être toujours « engagée », souvent sans perspective ni distance critique devant l’événement, quitte à s’y abîmer, aux côtés des « opprimés », de chercher organiquement à fusionner avec ceux-ci, dans une détestation que l’on suppose partagée de l’ordre établi. A l’instar de Sartre dans sa prétention à aider la « cause du peuple », puisqu’il reste la figure emblématique de ce courant de pensée, le point de jonction avec les nouvelles catégories « d’humiliés et d’offensés » ne se fera sans doute jamais dans la mesure où celles-ci aspirent, comme les ouvriers d’hier, à trouver place et reconnaissance dans la société, s’y épanouir et non à jouer le rôle que lui a assigné une intelligentsia en mal de combustible historique et de mythologies insurrectionnelles. Le continuateur possible de la pensée de Aron pourrait être Gilles Lipovetsky (Le bonheur paradoxal, Gallimard) qui voit dans la pensée et l’éthique libérale quelque chose comme un horizon, moins exaltant que la perspective révolutionnaire marxiste, indépassable des temps hypermodernes. Mais il n’en a pas la distance critique et la défiance aux systématiques (même libérales) qui ont à tout instant marqué la démarche de ce penseur singulier, irrécupérable en définitive même par sa propre famille politique. Ce serait abusé cependant le lecteur que de présenter Nicolas Baverez, préfacier de cet épais volume comme son fils spirituel : si Aron était encore de ce monde, nul doute qu’il mettrait autant d’efforts à démystifier les illusions du néo-libéralisme actuel comme les propositions altermondialistes et les arguments des déclinologues qu’il n’en a déployé pour démystifier les sirènes du marxisme qui ont fait chaviré tant de penseurs de sa génération. Car c’est sans doute cela qui reste de son œuvre : deux dimensions qui jamais ne se dévoient l’une et l’autre. D’un côté l’observateur, le pédagogue qui explique, rend compte d’une société de plus en plus complexe, de l’autre l’intellectuel libéral engagé (pour l’indépendance algérienne, pour l’insurrection hongroise de 1956…) et libre (libre de saluer l’efficacité des méthodes du socialisme là où elles sont pertinentes, de défendre les nationalisations pour rationaliser et moderniser l’économie contre le maintien d’une multitude de propriétaires privés…, ce qui n’est pas banal pour un penseur libéral souvent conspué par la gauche). Sur ces deux terrains (connaissance du réel et inventaire des « engagements »), posons à nouveau la question : que reste-t-il de l’œuvre de Sartre ? Seule ombre au tableau : Mai 68. Si là encore il se rangeait, en adversaire de De Gaulle, parmi les réformateurs, il témoigne d’une distance embarrassée face à un événement dont il ne parvient à appréhender la nouveauté ; certes là encore les illusions et les mythologies furent nombreuses mais convoquer les avis de Tocqueville et Marx à propos de la farce révolutionnaire que fut 1848 pour en donner le fin mot reste insuffisant : le sociologue, même s’il donne des éléments d’interprétation significatifs, s’il pressent d’ailleurs ici et là les prémisses de l’économie nucléaire("La prolongation de l'apprentissage ou de la formation intellectuelle ne réduit-elle pas les jeunes, capables d’assumer les obligations du producteur et du citoyen, à une condition de dépendance comme la de puérilité contre laquelle ils protestent par la violence ? » p.1479), semble manquer le fondement même d’une problématique nouvelle et la singularité de l’événement (l’émergence d’une catégorie nouvelle, en soi, la jeunesse, issue de la forte démographie d’après-guerre, et les changements qu’elles imposent dans l’organisation des sociétés industrielles).
La même collection publie les Œuvres de Guy Debord. Tant a déjà été écrit sur le personnage, inversement proportionnel à l’épaisseur de son œuvre, qu’il est malaisé d’ajouter quelques lignes. Le grande force de l’écrivain reste sans doute d’avoir adopté la stratégie d’un Mallarmé pour qui tout ce qui prétend au sacré doit savoir s’entourer de mystère. Debord a donc dès le début organisé sa propre légende, il a lui même mis en scène ses mythologies afin qu’elles contribuent sous la plume des autres, les épigones et hagiographes, à édifier et à perpétuer son mythe et ses légendes, il a transformé ses quelques actes et écrits en autant de reliques, témoignages devant servir à l’édification des profanes : depuis la rupture de 1952 avec Isou jusqu’aux interminables panégyrique écrits ou filmés, tout n’est affaire que de pose, de posture et de récit. Peu importe les évènements, seuls leurs récits gardent une importance car ils sont destinés à survivre et à fixer dans un marbre l’écume du temps. Debord est donc un remarquable conteur : ses amis, ses amours, ses haines, ses combats, ses goûts et ses dégoûts… tout sous sa plume vibre d’une pesanteur particulière, l’austérité feinte du théoricien dissimule une conscience maladive de l’irrémédiable et du temps perdu. Dès 1958, il publie un ouvrage en collaboration avec Asger Jorn Mémoires au titre emblématique (son meilleur « travail » avec Fin de Copenhague et les Hurlements en faveur de Sade) qui déjà fixe quelques instants, comme les plans de ses films, des visages, des textes, sur lesquels il ne cessera de revenir. Il était une fois… , c’est une légende, c’est un conte. Tout cela a-t-il vraiment existé ? Qu’importe, comme les histoires d’enfant, le vrai, le faux, l’imaginaire et le réel se mêlent : la clochardise des jeunes internationaux lettristes y est transfigurée en insurrection permanente contre la société, les quelques infractions transformées en moments héroïques de la lutte, les camarades de beuverie en héros significatifs, les quelques textes en avant-garde théorique du prolétariat mondial, les quelques productions de l’époque en dernières œuvres d’art possibles, la banalité de la vie quotidienne en une suite d’anecdotes extraordinaires… Tout cela est à la limite de la fantasmagorie mais comme par ailleurs l’œuvre de Debord ne dépasse pas les limites de la littérature, qu’elle s’y tient irrémédiablement, qu’elle ne parle jamais que d’elle même, et jamais du monde réel, de la société réelle, des conflits réels qui s’y déroulent et des transformations réelles qui doivent y être portées et défendues par une gauche qui ne trouve pas grâce à ses yeux, on ne saurait lui faire grief d’être à ce point hors du monde, dans une quatrième dimension qui tient davantage du polar d’anticipation que du Que faire ? de Lénine. La littérature classique avec laquelle il louvoie et se ressource, seuls interlocuteurs fréquentables dans des temps de profonde médiocrité spectaculaire et marchande, est pléiadisée depuis longtemps, on voit mal ce que Debord lui apporte, si c e n’est la nostalgie d’une aristocratie de l’esprit et de la plume, qui le rapproche plus des légitimistes et conservateurs qui maudissaient la révolution et les projets égalitaristes de la démocratie, à la restauration, que de Marx et Bakounine. Guy Debord reste donc un déclinologue averti ! Pour le reste, les théories délirantes du tout complot, du tout manipulation, du spectacle généralisé et du folklore situationniste, il est hélas notoire que l’époque est particulièrement sujette à ce type d’emballement paranoïaque depuis ceux qui nous expliquent que le 11 septembre n’a pas vraiment eu lieu, qu’il s’agirait d’un complot judéo-machin-truc jusqu’à Mulder des X-Files (« la vérité est ailleurs »), Dark city ou Matrix, et aux rumeurs qui circulent sur la toile colportées par des sentinelles vigilantes, persuadées que la conspiration est mondiale, la presse et l’économie entre les mains de puissances obscures, celles du Grand Méchant Kapital, de la CIA, du FMI, etc., etc… La Société du spectacle vulgarisée ne manque pas d ‘épigones peu talentueux, mais cette théorie appelait-elle une autre postérité et comment s’en étonner ? De tout cela il reste un ton, un style et un nom, dont le succès est d’autant plus grand que plus personne aujourd’hui ne lit vraiment Marx et que le copier/coller à l’œuvre dans La Société du Spectacle est devenu le langage dominant de nos contemporains. Méritait-il les honneurs de cette collection qui compte les écrits de Michel Foucault, Georges Duby, Raymond Aron ? Les collections L’imaginaire ou Rivage Noir n’étaient-elles pas davantage adaptées pour assurer la publication cette séduisante autant qu’inquiétante fiction ?

mardi 12 février 2013

UN CABARET DISCREPANT A NE PAS MANQUER


Lettrisme's not dead ! On ne cesse ici et là de le répéter, non par quelques révérences à une période héroïque qu'il serait bien vain de vouloir singer même de manière appliquée, mais tout simplement parce qu'aujourd'hui encore des aventuriers y trouvent les armes indispensables pour mener de nouvelles batailles culturelles. Et ce n'est pas la moindre satisfaction que de voir ce mouvement d'avant-garde, si longtemps minoré, nous revenir par des voies toujours plus surprenantes. Olivia Grandville poursuit ainsi son travail de mise en mouvement des propositions lettristes dans le domaine chorégraphique sous la forme cette fois-ci d'un cabaret discrepant au Théâtre de la colline (jusqu'au 16 février). Le résultat est visiblement une réussite comme en témoigne la chronique enthousiaste de François Poyet (http://lettrisme.typepad.com/lettrismofficialxxi/2013/02/a-venir-une-chronique-de-f-poyet-sur-le-cabaret-discr%C3%A9pant.html). Mention spéciale au Nouvel Observateur qui semble deviner derrière la rigueur quelque peu austère des textes et manifestes cette fenêtre ouverte vers un plaisir non dissimulé et une jubilation qui déborde à chaque implique/réplique d'Apologie d'un personnage unique ou de la Marche des jongleurs :
"Ce "Cabaret discrépant" est un moment de fantaisie et de drôlerie qui tranche vaillamment avec la prétention et l’ennui souvent diffusés par les spectacles de danse dite "contemporaine". Il n’y avait que des danseurs-acteurs dotés de beaucoup de tempérament pour porter haut la bannière de l’absurde et du comique."