mardi 30 janvier 2007

LA DEUXIEME INTERNATIONALE LETTRISTE ET SES SPECTRES

En 1964, se tient à la Galerie Stadler l’exposition Lettrisme et hypergraphie, qui confirme la lame de fond irrésistible qui voit depuis 1961 les propositions plastiques du lettrisme adoptées par une nouvelle génération d’artistes (Roland Sabatier, Micheline Hachette, Roberto Altman Jacques Spacagna…) dont certains deviendront ses grands classiques. Cette manifestation est aussi l’occasion d’une polémique entre Isou et Lemaître d’une part et les membres d’une Deuxième Internationale Lettriste, composée " d’anciens " du groupe, à savoir Brau, Dufrène et Wolman. Cette DIL à l’existence éphémère témoigne cependant des rapports complexes et prolongés de ces " lettristes " de la première avec Isou et la poésie phonétique qui fut au contraire de Debord, un territoire durable de jeu, de création et de passion.
Pour comprendre cette histoire et les retours récurrents autant qu’inattendus de ces trois figures qui appartiennent malgré leur départ et leurs dénégations à l’histoire du lettrisme qu’ils ont à des degrés divers, qu’il conviendra d’apprécier, contribuée à écrire, dans l’hérésie et le conflit, il faut revenir à L’Affaire Chaplin en 1952. Celle-ci n’aura été en définitive que le révélateur de contradictions lourdes qui devaient inévitablement aboutir à l’éclatement du premier groupe lettriste. La revue Ion, qui témoigne avec Ur d’une nouvelle avant-garde en pleine possession de ses moyens théoriques et bien décidée à en abuser, avait posé, en préambule, les bases de la rupture à venir : "L’unique valeur avec laquelle les membres de cette revue sont d’accord reste le système total d’Isou dont nous avons eu la révélation écrite ou orale. Il est le point autour duquel nos opinions traditionnelles ou originales s’accordent pour l’instant. Dans un univers d’actions sans théorie, de théories sans actions ou de théories et d’actions fragmentaires, Isou est pour nous le modus vivendi intégral ou la plate-forme de nos plus hautes exigences ". L’alliance n’est que provisoire et chacun stimulé par la rhétorique messianique d’Isou cherche vite à proposer une nouveauté insolente, signe et preuve de l’excellence d’un système dont on emprunte quelques intuitions pour construire ailleurs et autrement sa singularité. En témoignent l’inflation de néologismes qui entendent signer et signaler un nouveau concept ou une pratique inédite : mégapneumie chez Wolman, cinéma nucléaire chez Marc. O, Syncinéma chez Lemaître, cinéma imaginaire chez Dufrène, psychologie tridimensionnelle pour Debord… autant que la rupture prévisible entre des lettristes portés par une dialectique dépassant/dépassé et un magister qui lui-même a initié ce mouvement irréversible désormais à l’œuvre contre lui.
Revenant sur cette période Jean-Louis Brau écrit : "Culture. Lorsqu’il y a vingt ans j’avais rallié le mouvement lettriste, ce n’était pas, après Dada, pour me livrer à des occupations d’art, mais comme je disais alors, faute de mieux et en attendant.(…). Qu’est-ce que cela veut donc dire, l’aventure formelle ? L’engagement dans telle ou telle école, tel ou tel groupe d’avant-garde ? Un choix d’outillage, baste, " c’est le mauvais ouvrier, disait ma grand-mère, qui se plaint de son outil " lorsque j’étais gosse et que je plaignais de mon porte –plume pour justifier ma mauvaise écriture. Lettriste, qu’est-ce que cela veut dire ? La manière dont Isou concevait l’évolution des arts, le rythme binaire d’expansion et de repliement corrosif, la schéma amplique/ciselant comme nous le nommions ne visait somme toute qu’à créer de nouvelles formes dont l’aboutissement aurait été, sous des habits nouveaux un retour aux errements du passé. Nous avons été quelques-uns à nous jeter sur les routes. L’usure du mot acquise, l’usure prévisible de ce qui aurait pu prendre sa place, en postulant la nécessité de l’action mettait en évidence , avons nous cru, le temps, c’est-à-dire la succession de instants et le créateur. (…) Il n’y avait plus d’art, plus aucun mobile, pas la moindre goutte dans ce que nous faisions, plus rien, sinon la volonté de faire ". (in Le Singe appliqué, p.56) Prenant acte des prémices lettristes, chacun se trouvait aspiré par une logique de dépassement qui subvertissait la méthode d’Isou. Pour Brau et Wolman (signataires de l’acte de constitution de la première Internationale Lettriste avec Debord et Berna), au delà de la question éthique (le tract contre Chaplin désavoué par Isou), la sortie de l’orthodoxie lettriste participait d’un refus de voir l’horizon limité par un dogme qui promettait de transformer chacun en un sujet créateur tout en l'obligeant à suivre ses lois. Si comme l’écrivait Brau, " l’intérêt passe de l’objet crée au sujet créateur ", cela implique une attention exclusive au contexte de création, à l’environnement matériel, émotionnel, culturel et politique au détriment des objets esthétiques crées ; l’hypothèse d’un art sans preuves, d’artistes sans œuvres, envisagé par Isou dès ses Mémoires sur les forces futures…se trouve dès lors validée, mais certainement pas dans le sens conceptuel où lui même l’entendait. Yves Klein retiendra la leçon, Debord aussi même s'il cherche sans doute davantage un passage du nord-ouest entre la critique de la culture opérée par Dada et les efforts du surréalisme à ses débuts pour réenchanter les monde, mais hors de tout lyrisme poético-métaphyisque ("hasard objectif" et autres rêveries éveillées).
Du côté de Wolman l’expérimentation artistique le conduit à forger, à partir du lettrisme, une poétique particulière, la mégapneumie, le " grand souffle ", qui désintègre les lettres et refuse leur articulation au profit de la libre circulation de l’air et de ses résonances complexes :" La mégapneumie qui est alinguistique se refuse aussi aux sonorités du langage humain usité actuellement, elle recherche le maximum des possibilités non conceptuelles et s’oppose aux correspondances son-langage, pour ne viser que l’ouïe, qui ne frappe pas l’intelligence, mais le système nerveux ". Et de noter en marge que " l’écriture est approximative/Le mot couché meurt/l’écriture codifie des symboles/la mégapneumie réalise l’impossible : transmutation de la première matière du son en matières première sonores ". Le dépassement du lettrisme poétique tient à sa limite : la lettre qui n’est qu’un morceau de souffle provisoirement coagulé et arrêté dans son délitement. Le lettrisme en articulant des lettres risquait de renouer, aux oreilles et aux yeux de Wolman, avec le concept, le langage, même si les " mots " obtenus étaient dépourvus de sens ; Wolman réaffirme la force structurante d’un souffle primal, en amont et en deça des lettres, qui devient la matrice des œuvres mégapneumes :" Une lettre est un souffle , chaque souffle possède une infrastructure qui le représente par un signe alphabétique et qui enfle, en puissance ou en durée, ou en puissance et en durée " (Wolman, Défense de mourir, p.29). Il convient de noter la cohérence de la démarche de Wolman qui dans le domaine cinématographique entreprend une " raréfaction du matériel " identique, jusqu’à retrouver en deça des images " le mouvement ", qui alterne le noir et le blanc, dans sa dimension la plus physique, comme en poésie en deça des lettres articulées il avait renoué avec le souffle :" dans cette extraordinaire " ambiance " se meut le son/ L’anticoncpt est l’utilisation maximum de chacun des éléments internes, qui constitués, formaient le concept/ L’histoire se libére de la voix par une narration atonique/La voix parle sans la contrainte des actions et apparaît importante (comme l’opéra/les actions se brisent avant l’accomplissment et se comblent par un texte " anachronique " où e ton achève/Comme les unités magapneumes ont crée des sonorités inédites, cette désagrégation pour la découverte de l’unité est la pérode transitionnelle et le départ d’une nouvelle amplitude des arts. L’Anticoncept rend le concept subjectif et muable par la réaction des spectateurs, commence une phase physique ".(ibid. p31). La " critique de la séparation ", théorisée chez les situationnistes et surtout par Debord, est sensible dès les premières œuvres de Wolman : le refus du concept comme médiation/aliénation entre les sens et le matériau poétique ou visuel, la mise en forme de cette critique et la recherche d’une résolution de cette contradiction guident la démarche de Wolman, sans doute le seul artiste véritablement situationniste, bien plus que le primitivisme des artistes venus de Cobra, le néo-expressionnisme de Spur ou la peinture industrielle de Pinot-Gallizio… Il n’est d’ailleurs pas anodin que dans sa version originelle la mégapneumie de Wolman ressemble fort à cet art en " situation " que chercheront à formuler les situationnistes avant de rejeter l'art pour un marxisme ouvriériste :" De chaque lettre émise une masse de vibrations restent inaudibles. Pour pallier aux faillites de l’ouïe, Wolman introduit le simultanéisme visuel (introduction des lignes et de la couleur). Devant l’impossiblité d’assimilation totale de la vue, Wolman s’adjoint le relief. Ainsi amorce-t-il l’art intégral qu’il est en train de réaliser avec Jean-Louis Brau et CP-Matricon ". Le plus intéressant sans doute reste que Debord envisageait la situation sur un mode passionnel et psychologique là où Wolman, Brau et Matricon défendent dès le premier numéro de UR un art en situation physique, c'est à dire débarassé de tout arrière plan métaphysique, prenant acte du corps émeteur et récepteur dans sa matérialité exclusive. Le mégapneumie, en ne dissociant plus le support de l'objet poétique, en solidarisant l'un et l'autre, (Comment ne pas penser ici à Pomerand qui dans le Cri et son Archange affirme que le "cri est un formidable effort pour se resolidariser avec le corps" ?). Cette démarche anticonceptuelle explique en partie la proximité féconde avec Guy Debord au sein de l'IL. Le Mode d'emploi du détournement est cosigné par Debord et Wolman et ce dernier en offre une première application conséquente dans J'ecris propre (1956, Les lèvres nues). Il ne s'agit pas comme chez Dada et les surréalistes d'attendre du "hasard objectif" quelques associations libres insolites mais bien, à la manière de ce que feront les affichistes, de laisser émerger une autre cohérence du langage, sa rumeur primitive, en déça des clichés, des stéréotypes, dans les interstices de l'écrit et de ces poncifs, bref de donner "aux mots de la tribu un sens plus pur" en les arrachant aux sédiments de la sémantique et de ses histoires. Le divorce entre Debord et Wolman tient justement au mode d'emploi de ce "détournement" du langage, arme d'une propagande subversive qui défait la doxa de l'idéologie dominante dans son propre langage chez Debord, source d'une poétique et d'une aventure à travers et malgré les mots chez Wolman. Peinture dépeinte et écriture désécrite sont les deux formes de cette tentative d'abolir l'ordre de la séparation inhérent à l'activité artistique. "C'est fini le temps des poètes aujourd'hui je dors", fini en effet le temps des poèmes séparés du poète, la respiration durant le sommeil témoigne d'un nouveau lieu de la poésie...Pour Dufrène la séparation avec Isou se jouera sur le terrain poétique aussi, mais pas seulement... La poésie lettriste à laquelle adhère dufrène dès 1947 (son premier poème est publié dans la revue Fontaine) rejette le mot, désormais incapable de rayonner sur le plan créatif, pour fonder sa justification sur un nouveau matériau, la lettre. Hors de la lettre, point de poésie lettriste qui n'a donc que peu à voir avec les onomatopées auxquelles on la réduit souvent ! Mais aux lettres existantes, insuffisantes au regard de l'immensité des mots qu'il abandonne, Isou adjoint très vite les lettres nouvelles qui réunissent l'ensemble des manifestations sonores du corps (souffle, claquement de la langue, sifflement...) en un véritable body language avant l'heure ! Comme la musique qu'elle prétend réinventée, la poésie lettriste est une poésie/musique écrite, qui combinent les lettres entre elles, selon des critères de composition musicale, et la poésie qui en résulte sur papier est à déchiffrer comme une partition. La notation, en amont de l'interprétation, garde là toute son importance, comme le dépassement symétrique des lettres réellement audibles dans l'infinitésimal et l'immatériel (les lettres virtuelles de l'esthétique imaginaire). Dufrène, prenant acte des supports technologiques nouveaux (bande-magnétique, enregistrement en studio, disque vinyl) conteste l'intérêt même de la notation au profit de l'interprétation/improvisation et de l'enregistrement sur bande :"c'est en 1953 qu'après m'être exercé sept ans aux armes de la poésie lettriste au sein du groupe d'Isidore Isou, j'ai pris conscience de la nécessité d'opérer UN DEMI TOUR GAUCHE POUR UN CRI AUTOMATIQUE et publié, dans un court manifeste du crirythme, ma volonté de créer le poème phonétique, AU-DELA DE TOUTE ECRITURE, DIRECTEMENT AU MAGNETOPHONE. Seul en effet celui-ci peut êtte fidèle à la complexité des sons émis et fidèle par excès puisqu'il offre à la voix de supplémentaires dimensions. Aucune partition n'est par contre suffisante, nulle n'est nécessaire et la faveur tenance dont jouit encore en ce domaine la chose écrite ne témoigne que d'une attitude mentale archaïque et d'un réactionnaire manque de confiance dans les moyens nouveaux de transmission que la technique met à la disposition de l'art" (Pragmatique du crirythme, 1965)Dans son manifeste Demi-tour gauche pour un cri automatique il annonçait :"Je ne vois pas en quoi un cri noté est susceptible d'intéresser supérieurement la femme, l'enfant ou l'homme. Je ne pense pas qu'enrichir l'alphabet au service de la poésie lettriste de quelques douzaines de lettres nouvelles, de quelques milliers, soit d'une importance et d'un rapport véritables pour une criation de tran-ses intranscriptibles/ Montrer qu'A ni Z ne sont par écrit ce qu'ils sont par le cri - et de moins en moins si l'on écoute la complication progressive des derniers "poèmes" lettristes ; montrer que chaque syllabe exigerait une notation particulière et valable une fois seulement (ce qui est absurde), étayer une théorie de l'exception verbale en pataugeant dans les ornières de la quantité et de la qualité serait perdre mon temps et celui d'un nombre certain de lecteurs à l'affût du scolaire, du primaire et du pédantesque. Devant l'excédante-excédente terre en friche du crirythme, on ne songe qu'à tout ce qu'elle va DONNER A ENTENDRE, par, enfin, des bouches de chaleur. A TOI, CIRE, MATIERE DIALECTIQUE/POUR UN CRI AUTOMATIQUE DEMI-TOUR GAUCHE !" (in, Le Soulèvement de la jeunesse, n°5, 1953). La position que Dufrène occupe avec Wolman et Brau, à partir de l'orthoxie lettriste et contre elle, n'est pas sans évoquer la poésie sonore défendue par Chopin. Dufrène lui-même ne définissait-il pas ses crirythmes comme "une sorte de musique concrète vocale enregistrée directement et sans partition possible " ? Mais Chopin s'oriente clairement vers les recherches de la musique électoacoustique tandis qu'aux oreilles de Brau, Wolman et Dufrène toute poésie post-lettriste n'a pour horizon indépassable que l'éxécution et la performance où elle exemplifie sa vérité organique, hors des pages imprimées et du travail en studio de l'électroacoutique. De cette amitié, et de cette liaison orageuse avec le lettrisme, il reste nombre de témoignages épars dont la DIL constitue un moment privilégié, et auxquels il faudrait ajouter l'Onomatopeck (1973), l'hommage appuyé d'Isou à Brau, Wolman et Dufrène dans la revue Bizarre (Les grands poètes du lettrisme à l'aphonisme, 1964), le récital collectif à l'Odéon en 1964, au TNP en 1963, la confidentielle revue A, le disque Achèle (1965) qui constitue sans doute le Manifeste sonore de la DIL... et la présence toujours spectrale de ces trois noms dans les interstices de l'histoire officielle du lettrisme et de celle des poétiques visuelles et sonores.Cri, souffle, vide, actions... le début des années cinquante est à la mise en question et au dépassement, le centre organisateur de ses séismes tient dans les pages de quelques livres signés Isidore Isou ; c'est à partir de ses propositions et contre elles que les nouvelles avant-gardes vont s'affirmer non sans polémique (poésie sonore, ultralettrisme, Internationale lettriste, schématisme, signisme) ; c'est aussi à partir d'elles qu'Isou lui même, Lemaître et une nouvelle génération d'artistes, plus orthodoxes (Roland Sabatier, Alain Satié, Micheline Hachette) vont chercher à construire cette nouvelle amplitude des arts qu'il promettait dès 1950.
Liens :
http://www.secondemodernite.com/wolman_biographie.html
http://www.dufrene.net/francois/
Bibliographies :
Documents relatifs à la fondation de l'IS, Allia
Figures de la négation, catalogue, Paris-Musée, Musée d'art moderne de Saint-Etienne
Archi-Made, François Dufrène, Ecole-nationale supérieure des beaux-ARts
Défense de Mourir, Gil wolman, Allia
L'anti-concept, Gil Wolman, Allia (livre et vidéocassette)
Le singe appliqué, Jean-Louis Brau, Grasset
Revue/disques OU (Henry Chopin, Gil Wolman, François Dufrène, W. Burroughs, Bernard Heidsieck...), réédition ALga-Marghen
Opus, la poésie en question, 1973
Jean-Louis Brau, catalogue, François Letaillieur, Galerie 1900-2000
Poésie sonore internationale, Henri Chopin, JM Place
Surpris par la nuit, Gil wolman, France Culture, émission réalisée par F. Acquaviva, avec de nombreuses et précieuses archives sonores, diffusée le 26/12/03

A PROPOS DES INTERNATIONALES LETTRISTES

L'histoire est bien connue... Le tract lancé, en 1952, par les jeunes lettristes lors de la venue de Chaplin à Paris (l'a-t-il d'ailleurs même lu ?), les réserves exprimées par Isou, Lemaître et Pomerand publiées dans Combat, la réponse/rupture des lettristes autoproclamés de "Gauche" qui liquident la "vieille garde" et entendent reprendre le flambeau... une nouvelle avant-garde s'affiche désormais, l'Internationale Lettriste ! Si le caractère international peut à la limite se défendre (Mohamed Dahou, les pérégrinations algériennes de Wolman et Brau...), autant dire (et cela a été peu souligné jusqu'à présent) que l'utilisation de l'adjectif lettriste est pour le moins abusive. Debord d'ailleurs ne cacha pas que la confusion et les cartes brouillées n'étaient pas sans lui déplaire ; dans cette perspective, le qualificatif lettriste n'aura été qu'un leurre, un laisser-passer provisoire, un pis-aller et un premier exemple de détournement consacrant un putsch réussi. Mais tout n'est pas si simple... A ne s'en tenir qu'aux 4 numéros de la revue éponyme les sources et références culturelles sont diverses et contradictoires, pour ne pas dire confuses ; domine avant tout un nihilisme dada, un "dégoût de tout" que résume parfaitement la formule de Mension "la beauté de l'homme est dans sa destruction", un rejet d'un réenchantement du monde par l'activité artistique, option laissée aux "lettristes de droite" dénoncés comme des "esthètes", et un primat existentiel du vécu, de l'émotionnel qui rappellerait davantage un certain nietzschéisme exacerbé, doublé d'un penchant affiché dans le plus grand désordre pour la révolte libertaire, qu'effectivement le programme "réformiste" développé par Isou dans ses quelques ouvrages publiés alors. Sans doute faut-il reconnaître dans cette prose négative au pessimisme radioactif et dans les conduites transgressives des lettristes internationaux, souvent plus proches de la petite délinquance que du militantisme politique ou de l'activité artistique, un exemple de cette "créativité détournée" qu'Isou avait identifiée comme un élément clef des bouleversements sociaux. Il n'est qu'à comparer le Front de la Jeunesse de 1950 (où publient Isou, Lemaître, Pomerand, Wolman et Brau) et les opuscules de l'Internationale Lettriste pour prendre la mesure de ce qui les sépare... C'est donc davantage chez Dada qu'il convient de chercher un précédent, sans pour autant négliger la plume de Debord qui déjà, laisse entendre un son de voix davantage marxiste (la critique de la division sociale au profit de la "vraie vie" qui reste à inventer, la nécessité d'émanciper les forces "créatives" des cadres culturels hérités de la "bourgeoisie", une formulation qui emprunte un semblant de dialectique).
Le paradoxe reste que tout en étant honnies, méprisées comme des activités "inférieures" les activités artistiques et la littérature sont encore sollicitées pour rompre avec l'ennui, l'absence de perspective, le désœuvrement de cette jeune internationale (les métagraphies du groupe sont exposées à plusieurs reprises, l'affaire "Rimbaud" et la manipulation des surréalistes est relatée comme un véritable fait d’arme), les théories d'Isou, et ses concepts, sont repris et dans un certaine mesure développés (le Roman tridimensionnel, Histoire des gestes, de Debord et les Nouvelles spatiales de Brau, évoqués dans le numéro 3 de l'IL), sans parler de la fortune que la théorie de "l'amplique/ciselant" qui constituera le fond doctrinaire de la "décomposition" artistique théorisée par les internationaux lettristes et qui assurent la jonction entre l'IL et l'IS.
On doit cependant y voir avant-tout l'œuvre d'un homme seul, mais aussi le résultat d'une collaboration féconde, autant que tactique, avec Gil Wolman, les autres n'étant visiblement là que pour faire nombre ou à titre simplement "décoratif". Difficile en effet de considérer les textes substantiels (Mode d'emploi du détournement, Théorie de la dérive) comme l'œuvre d'un collectif, c'est avant tout les lignes esquissées dès Hurlements en Faveur de Sade ("Au delà du jeu limité des formes, la beauté nouvelle sera de situation") que l'on retrouve amplifiées, convoquant les spectres de Dada et du surréalisme dans sa phase la plus inventive : toute forme artistique même d'avant-garde est refusée au nom d'un primat existentiel de la vie, la séparation entre soi et ses désirs et aspirations doit être dépassée dans un refus de toute les médiations (vécues comme porteuses d'aliénations) artistiques mais aussi politiques (d'où la solution tardive des situationnistes de reconnaître dans les conseils ouvriers et l'anarcho-syndicalisme la seule forme politique instituée acceptable pour porter leur projet de "libération de la vie quotidienne"). Comment ne pas penser aux Considérations objectives sur le rôle du dadaïsme de Raoul Hausmann dont sans doute ils n'avaient pas connaissance mais dont ils prolongeaient l'esprit subversif et libertaire ? "Dans la division du travail de la science bourgeoise, de l'esprit bourgeois et de l'art bourgeois, le dadaïste ne voit qu'une prétention impudente et idiote visant à expliquer le monde qui dépasse de loin le champ des possibilités des conceptions bourgeoises, et le dadaïste estime que la vie ou l'expérience de ce qui se passe aujourd'hui, dépouillées de toute conception historique ou raisonnable du monde, sont suffisamment importantes pour que - envisageant les choses de manière très directe - il ne veuille probablement ou même sûrement, pas être un artiste au sens actuel du terme - et ce qu'il sera lorsqu'une culture prolétarienne se mettra à exister, sa courageuse sincérité le lui indiquera ! Qu'on accuse les dadaïstes d'être des nihilistes bourgeois : le dadaïsme n'en constitue pas moins l'attaque centrale contre la culture des bourgeois !" (L'Echoppe, 1994)
Avec l'Internationale lettriste, c'est un sujet moins aliéné que dépossédé de toute justification, hors du prolétariat et du salariat, qui conscient de sa vacuité essentielle, puisque « libéré » des contraintes sociales habituelles (études, famille, emploi) cherche la voix d'une émancipation, à la fois individuelle et collective, et refuse les sorcelleries et les enchantements de l'art. "Le vin rouge et la négation dans les cafés, les vérités premières du désespoir ne seront pas l'aboutissement de ces vies si difficiles à défendre contre les pièges du silence, les cents manières de se ranger. (...) Nous avons à promouvoir une insurrection qui nous concerne, à la mesure de nos revendications. Nous avons à témoigner d'une certaine idée du bonheur même si nous l'avons reconnue perdante, idée sur laquelle tout programme révolutionnaire devra d'abord s'aligner" (Guy Debord, IL 3). Le désœuvrement et ses "dérives" traduisent l'expérience d'individus placés aux marges de la société et l'étonnante disponibilité qui s'offre désormais à eux et qui doit permettre très romantiquement de "réenchanter" une existence toute faite de vacuité et d'errance. La dérive et le détournement, la recherche d'un style de vie lié à un espace/temps unifié expérimentalement, la notion d'abord éprouvée puis théorisée de psychogéographie s'inscrivent dans une tentative de donner substance et consistance à cette disponibilité, d'en faire la matrice d'une utopie comportementale qui veut réunir dans un même dispositif ludique la critique sociale héritée du marxisme et les promesses de l'avant-garde hors du cadre trop étroit de l'art." A ce qui précède, on a dû comprendre que notre affaire n'était pas une école littéraire, un renouveau de l'expression, un modernisme. Il s'agit d'une manière de vivre qui passera par des explorations et des formulations provisoires, qui ne tend elle-même à ne s'exercer que dans le provisoire " (Pourquoi le lettrisme, Potlatch, n°22). Et de préciser dans le numéro 28: " Bien que certaines activités artistiques soient plus notoirement frappées à mort que d'autres. Nous pensons que l'accrochage de tableaux dans une galerie est une survivance aussi forcément inintéressante qu'un livre de poèmes ".
Pourtant la continuation d'un certain nombre d'activités artistiques a pour intérêt de garantir socialement l'existence d'un groupe d'avant-garde, de le signaler comme tel officiellement, de l’inscrire dans une histoire durable (d'où contrairement à ce que lui même a assuré, le projet de faire "oeuvre" chez Debord même négativement a toujours été là, dès le commencement) tandis que le bulletin Potlatch dont l'activité principale est de prendre acte des exclusions, de la "nullité" contemporaine (dans les arts et les lettres en pleine décomposition) et de tenter d'y voir clair au milieu de prémisses contradictoires (dépassement de l'art bourgeois décomposé et critique sociale marxisante, individualisme exacerbé et recherche d'une communauté nouvelle...) ressemble tactiquement davantage à une bouteille lancée à la mer. En attendant que les mauvais jours finissent... On doit reconnaître à Debord un certain sens tactique, ne s'est-il pas toujours servi des rencontres et des alliances nouées comme autant d'échelons pour mener à bien son "oeuvre" : d'abord Isou, soutenu puis congédié rituellement (Mort d'un commis voyageur, IL 1), puis la polémique totalement anecdotique, à propos d'une énième affaire Rimbaud dont sérieusement le "prolétariat" international n'avait que faire, avec les surréalistes mais qui avait pour fonction de liquider symboliquement un surréalisme encombrant (puisque après tout il était avec Isou la seule référence qu'il fallait "ringardiser" et dépasser) afin de se présenter comme la seule relève possible et crédible ; puis Wolman congédié quand de nouveaux alliés sont apparus, puis Constant et Jorn, sans parler d'Henri Lefebvre. A chaque fois, une proximité s'établit (généralement traduite par un texte) et une collaboration féconde, puis l'écartement ou l'exclusion.
Quels que soient les arguments avancés par Debord, le qualificatif de "lettriste" permettait aux lettristes dissidents de continuer à bénéficier de l'aura capitalisée par cette avant-garde depuis 1946 (à travers la stratégie offensive déployée par Isou lui-même, mais aussi les Conférences de Gabriel Pomerand, et le travail éditorial de Maurice Lemaître directeur de Rédaction du remarquable UR et du Front de la Jeunesse) tout en déniant à la "droite" de s'en revendiquer, disqualifiée qu'elle était désormais. Il y a bien un machiavélisme de Debord, un sens de la lutte et une intelligence stratégique, puisque la scission arrive au moment où Wolman et Debord se rendent en Belgique pour présenter le Traité de bave et d'Eternité D'Isou et rencontrent les animateurs de la revue para-surréaliste Les Lèvres nues qui va leur donner une ouverture internationale et un support inattendu d'expression pour promouvoir leurs idées. Pourquoi mettre ces moyens au service du lettrisme quand on peut les utiliser pour assurer la promotion de sa propre avant-garde ? Ces éléments tactiques ne sont pas à négliger, ni l'opportunisme d'ailleurs (sans jugement moral de notre part) ; ils ne font qu'illustrer encore l'ambition légitime d'une jeunesse qui part à la conquête du monde très romantiquement sans égard pour les moyens employés. Le Lettrisme d'Isou, qu'ils partageaient partiellement sans pour autant adopter l'ensemble de son utopie (à l'exception sans doute de Lemaître) leur avait fourni leurs premières armes (un au delà théorique du surréalisme, une critique de ce dernier par sa gauche, une philosophie historique de l'art, des pistes politiques nouvelles inaudibles en pleine guerre froide mais pleines de promesses, le soulèvement de la jeunesse...), mais aussi l'opportunité de publier leurs premiers textes (dans UR et ION) et surtout l'émulation qui entourait tout cet activisme incitait chacun à la surenchère féconde en matière de propositions (voir au niveau cinématographique comment la logique dépassant/dépassé joue à partir d'Isou et sert de justification à Dufrène, Debord et Wolman dans la revue Ion). Mais les spectres de Marx attirent davantage les jeunes lettristes, sans doute séduits par les mythologies révolutionnaires qui n'ont cessé de nourrir une gauche radicale, durablement marquée par un « surmoi » marxiste qui en est la référence et le fondement, toujours en quête d’une « révolution introuvable », et ce jusqu'à aujourd'hui. L'IL est donc davantage proche du marxisme des surréalistes (qui n'est pas celui du PCF ni de l'URSS, bien sûr) que de l'économie nucléaire, non sans paradoxe d'ailleurs ; car la lecture de Potlatch et les textes ultérieures de l'IS ne laissent aucun doute sur ce dernier point : la reprise économique annonciatrice des trente glorieuses, l'automation grandissante, l'élévation du niveau de vie, la place grandissante dévolue aux loisirs dans une société de plus en plus tournée vers une consommation de masse orientent très vite l'IL moins dans une émancipation du prolétariat que dans une politisation de la gestion libre et libertaire du temps vécu de plus en plus disponible (d'où l'intérêt accordée à la Critique de la vie quotidienne d'Henri Lefebvre, précurseur oublié des thèse situationnistes). Là où l'économie nucléaire d'Isou s'inscrit dans une pensée de "l'appareil de production", de ses limites et insuffisances (insérer les externes et leurs projets et propositions au circuit économique élargi, définir un nouveau contrat social sur la base de cette économie nucléaire), les internationaux lettristes s'occupent davantage de libérer les classes laborieuses des nouvelles formes "d'aliénation" qui pèsent sur elles dans leur vie quotidienne (la culture "marchandise" et ses gadgets), afin de donner un sens à ce qui risquait très vite de devenir fuite sans issue hors du réel, "négativité sans emploi", nihilisme.
"Le vrai problème révolutionnaire est celui des loisirs. Les interdits économiques et leurs corollaires moraux seront de toute façon détruits et dépassés bientôt. L'organisation des loisirs, l'organisation de la liberté d'une foule, un peu moins astreinte au travail continu, est déjà une nécessité pour l'Etat capitaliste comme pour ses successeurs marxistes. Partout on s'est borné à l'abrutissement obligatoire des stades ou des programmes télévisés" (Potlatch 7, 1954) D'où la lecture toute "personnelle" que fera Debord de son passage dans le lettrisme et des quelques alliances avec des groupes d'artistes (anciens de Cobra, ARTE nucleare, Spur) tactiques qu'il fera afin de donner force et substance à une avant-garde qu'il souhaitait davantage continuatrice de Marx et Lénine que des impressionnistes (et on voit mal où l'IL aurait pu recruter ses troupes hors des cercles artistiques, certainement pas chez les ouvriers de chez Renault pour qui prétendait oeuvrer cette Internationale qui méconnaissait tellement leurs aspirations et revendications) : Isou a fourni le meilleur diagnostique sur les impasses culturelles de l'époque (fin de l'art, insuffisance du marxisme dans sa version léniniste, obsolescence des propositions surréalistes...) mais il n'a pas su en tirer les conclusions nécessaires et les tâches qui s'imposaient à toute nouvelle avant-garde, il représente en conséquence, à partir de ses prémisses révolutionnaires, une excroissance "droitière". Dans Pourquoi le Lettrisme ? qui est en quelque sorte un bon pour inhumation de celui-ci, il présente toutes les propositions artistiques d'Isou, et les oeuvres produites alors par le groupe, comme s'inscrivant dans un travail essentiellement négatif de destruction des normes bourgeoises de l'art, mais dont la limite était justement de valoriser esthétiquement les résultats obtenus, dadaïsme au positif donc qui déméritait des exigences de l'avant-garde émergente... Jamais la poésie lettriste, le cinéma discrepant ou la métagraphie n'ont été pour l’auteur de La société du spectacle des options recevables en soi tant elles s'inscrivaient en faux contre ses présupposés (qui sont aussi des préjugés) marxistes. Debord n'est finalement pas si éloigné que cela d'un Lucas quasi-stalinien qui voyait dans les formes artistiques d'avant-garde comme dans la pensée fin de siècle l'image exacte de la bourgeoisie en décomposition et l'urgence d'une "relève prolétarienne". On ne peut faire plus regrettable contre-sens...
Aussi accréditer la thèse séduisante d'un dépassement du lettrisme par son aile gauche revient à adopter une grille de lecture qu'Isou dès ses premiers textes a violemment combattue (le marxisme comme modèle d'intelligibilité définitif du fait artistique et de son histoire) et que Debord, retournement ultime, a fini lui-aussi par congédier : quand les "masses" laborieuses ont été à ce point en deçà de la mission héroïque qu'on avait pour elle envisagée sans leur demander leur avis d'ailleurs (la fin du capitalisme, l'abolition de la société de classe), quand l'histoire vous a démenti à ce point (le libéralisme fut le bénéficiaire durable de Mai 68), il ne reste à leur égard que l'insulte et le mépris (revoir sur ce point les dix première minutes d'In Girum... , consternantes...) et pour se sauver les arrières cours de l'art, de la culture et de ses Musées ; d'où le retour de Debord par le détour de l'art, domaine où il a bien sûr fort peu apporté en définitive... mais ceci est un autre débat...Car tandis que L'IL achève en 1958 le rêve d'un seul homme, après avoir éliminé les éléments inutiles " simplement décoratifs " et trouvé de nouveaux alliés à l'échelle internationale puis assis une base programmatique commune qui en définitive était déjà là en puissance dès le début, une deuxième Internationale Lettriste va se constituer, très éphémère et sans doute aujourd’hui oubliée, mais qui reste bien davantage significative pour comprendre le devenir polymorphe du lettrisme, et les trajectoires complexes de ses premiers artistes (Brau, Wolman, Dufrène). La DIL (Deuxième Internationale Lettriste) hors des enjeux politiques et d'une fin de l'art réaffirme l'urgence d'une "poésie nouvelle" là où Debord ne voyait que "décomposition", petits jeux "sans envergure"... (à suivre)

BIBLIOGRAPHIE :
Figures de la Négation, collectif, catalogue de l’exposition du Musée d’Art moderne de la ville de St Etienne.
Documents Relatifs à la fondation de L’IS, collectif, Allia
Guy Debord, Œuvres, Quarto, gallimard
Isidore Isou, Contre l’Internationale situationniste, Hc d’Art
Défense de Mourir, Gil Wolman, Allia
Greil Marcus, Lipstick traces, Allia

LETTRISME, FLUXUS ET NEODADA

La manifestation parisienne Le Tas d’Art, en septembre à Paris, a permis de voir côtoyer dans le même espace des propositions artistiques surtout dominées par l’ombre tutélaire de Dada, à l’exception manifeste du lettrisme. La présence en un même espace du lettrisme et de Fluxus, autour d’une problématique sur laquelle les uns et les autres ont eu à se prononcer en diverses circonstances en actes et en œuvres, a sans doute permis de prendre acte de la singularité du mouvement lettriste face aux héritiers d’un Dada subversif, partisan pataphysique d’un idiotisme absolu et résolument en guerre avec la " culture sérieuse ".Tout se passe en effet comme si, sous couvert d’une " crise de l’art contemporain ", la modernité critique, un peu trop rapidement congédiée, revenait sous différents masques (Dada, Fluxus, situationnisme, lettrisme) par le tranchant de sa radicalité, pour perturber et confondre les vrais-faux/débats qui prétendent faire date et actualité. Fluxus partage avec les situationnistes un même rejet de l’art, catégorie bourgeoise qui a vocation à disparaître avec cette classe dans une société post-révolutionnaire, mais sa critique ne vient pas directement de Marx, contrairement aux situs ; Les raisons de la destruction de l’art, Fluxus les a trouvées dans l’avant-garde artistique, dans le moment et les gestes Dada. A plus d’un titre Dada représente ainsi, et le Tas d’art a eu au moins ce mérite que de le rappeler, la matrice autour de laquelle le meilleur de l’art contemporain joue son aventure : ses formes, son langage, ses codes, jusqu’à Pinoncelli qui récemment encore voulait rendre, farce sans effet, sans envergure tant le geste a été répété jusqu’à saturation, honneur à Duchamp en détruisant son Urinoir, au grand dam des responsables du Centre Pompidou, " révoltés " par cette hérésie iconoclaste. On méditera sur ce sort curieux de Dada, qui canonisé, " iconisé " par la grande et merveilleuse (n’en déplaise aux grincheux et autre puristes…) rétrospective que le Centre Pompidou lui a consacré, s’est surtout manifesté à l’origine par son irrévérence systématique à l’endroit de l’art et de la culture…Il n’en reste pas moins que Dada a perduré bien au delà des quelques années qui du Cabaret Voltaire à l’épisode Berlinois et à ses prolongements politiques, sous des formes multiples qui continuent à nourrir les prétentions, les gestes et le langage de l’art contemporain. Ces fortunes diverses de l’héritage Dada peuvent être envisagées selon deux perspectives bien distinctes, qui consomment le divorce de ce que Dada dans la fièvre de son apparition avait tenu de manière indissociable : l’esprit de subversion et les formes de la subversion. Pierre Restany inscrit ainsi lui même les propositions des artistes plasticiens des années soixante (notamment les Nouveaux Réalistes) dans la continuité de Dada, dont ils soulignent surtout la subjectivité libérée (" le jeu existentiel ") et l’expérimentation formelle désormais sans borne, de " la fonction déviante ", remarquablement incarnée à ses yeux par le " mal-aimé " de Dada Kurt Schwitters, et qui se trouvera totalement occultée par le surréalisme et ses images :" 1913-1920 : six ou sept ans séparent les collages cubistes des collages Merz. Plus que d’une expressivité supérieure, il s’agit ‘un changement structural, d’une inversion des rapports. L’objet trouvé, ticket d’autobus ou paquet de tabac, ne joue plus le rôle d’ajout, mais celui d’élément de base. C’est la peinture quand peinture il y a qui devient l’élément supplémentaire. (…) Si Schwitters dans ses Merzbilder et dans son merzbau, un plasticien de la fonction déviante, il s’est intéressé avec beaucoup de bonheur à la fission sémantique des mots, au bruitisme et au simultanéisme de la poésie phonétique. Ce détail a son importance : la poésie phonétique de Schwitters est à Merz ce que le calembour de Duchamp est au ready-made. Jeux d mots – jeux d’objets : il s’agit du dualisme fondamental de la fonction déviante ". (L'autre face de l'art, p.34/35, Editions Galilée)
Les artistes Pop, les Nouveaux Réalistes posent les bases d’un post-dadaïsme (qui deviendra très vite un néodada perpétuel) clairement assumé, qui sous des justifications diverses (expérience de la société et de ses codes comme nature nouvelle qu’il faut éprouver ou avec lesquels il faut rompre), revendiquent une filiation avec Duchamp et plus largement un dadaïsme esthétisé. Ils transfigurent les images et les objets de la société de consommation en véritables mythes fondateurs d’une nouvelle subjectivité, grâce auxquels le récit de soi et du monde peut, selon les modalités de la dénonciation, de la distance critique, de l’adhésion cynique, désabusée ou passionnée, reprendre indéfiniment. Les artistes récusant la théorie, l’avant-gardisme et ses impératifs, ses dogmes, se réapproprient désormais l’ensemble de l’histoire de l’art pour construire leurs œuvres qui sont de plain pieds dans la société, dans un environnement dont elles se nourrissent voracement, entre " déviance " par rapport aux codes de la société et du champ artistique où elles évoluent et jeu " existentiel " de soi dans le " monde social " : comics, pop et rock , design, installations, events divers et polymorphes... la leçon du Pop-art a porté, prolongeant sous forme esthétique la subversion dadaïste.
La deuxième postérité de Dada est à chercher moins dans la production d'oeuvres que dans un certain état d’esprit, " l’esprit Fluxus " justement ; car les Fluxus ont moins cherché à ajouter des œuvres à un patrimoine déjà conséquent, produit à leurs yeux de la division sociale, en y distinguant leur ligne singulière - ce qui revenait en définitive à accepter la société et ses normes - qu’à détruire l’idée même d’art et d’œuvres, pratiques devant être dépassées devant l’impératif de pousser jusqu’à son terme absolu le " jeu existentiel " usant de telle ou telle forme pour aussitôt l’abandonner et la disqualifier dans l’urgence de l’instant et de la vie, en deça et au delà du jeu formel limité et insuffisant : Destroy Serious Culture ! Ou autrement dit : " bien fait = pas fait = mal fait ". La filiation avec Dada s’est historiquement jouée autour de John Cage, qui a servi de passeur à une nouvelle génération sans doute plus informée des expériences dadaïstes dans le contexte américain (cf. l’exposition Art of assemblage en 1961 à New-York). Récusant à la manière de Dada toute organisation, les Fluxus restent avant tout des individus poussant toujours plus loin l’expérimentation d’une subjectivité libérée de toute référence à un impératif de " faire œuvre " ou " date " afin de détruire la société hiérarchisée et son organisation symbolique. Le geste gratuit, le gag pataphysique, le happening, le calembour, le relativisme érigé en méthode, la tabula rasa permanente… sont autant de " méthodes " adoptées pour dérégler le sens de l’histoire, l’art et son sérieux autant académique qu’avant-gardiste. Pourtant une personnalité de premier plan comme Maciunias, à la suite de Flint, affiche très vite d’autres ambitions pour la nébuleuse Fluxus, véritable " chaos en expansion " : " Purger le monde de la maladie bourgeoise, de la culture " intellectuelle ", professionnelle et commercialisée, purger le monde de l’art mort, de l’imitation, de l’art artificiel, de l’art abstrait, de l’art illusionniste, de l’art mathématique, purger le monde de " l’européanisme ". Promouvoir un déluge et un courant révolutionnaire dans l’art. Promouvoir l’art vivant, l’anti-art, promouvoir la réalité du non-art afin qu’il soit saisi par tout le monde, et pas seulement par les critiques, les dilettantes et les professionnels. Fondre les cadres culturels, sociaux et politiques de la révolution en un front unique et une action uniques " (Manifesto, 1963 in Fluxus Dixit p.94, Les Presses du Réel). On reconnaît là des formules qui auraient pu tout à fait trouver leur place dans le Manifeste pour un art prolétarien des Dada berlinois ou encore les Considérations objectives sur le dadaïsme de Raoul Hausmann : rejet de l’ordre culturel, et de la société de classe qui la justifie, refus de l’ethnocentrisme et de son corollaire politique l’impérialisme, survalorisation des marges de la culture officielles et des genres mineurs à la mesure du discrédit qui doit frapper et anéantir son centre rayonnant… Dans un autre texte Maciunias décrit brièvement le rôle des artistes Fluxus, véritables fossoyeurs de la culture officielle, spécialisée, technicienne au profit d’un art/distraction ouvert à tous, qui doit échapper à la fois à la récupération par les institutions bourgeoises et à celle du marché : "l’art distraction doit être simple, amusant, sans prétention, traitant de choses insignifiantes, ne requérant aucune habileté ou entraînements sans fin, n’ayant aucune valeur commerciale ou insitutionnel(…) C’est la fusion de Spike Jones, du music-hall, du gag, des jeux d’enfants et de Duchamp ". (Art/Art Distraction Fluxus, 1965, ibid. p. 109). Pourtant ni Maciunias, ni Henry Flint ne purent, ni se surent fédérer les Fluxus en un programme politique et anti-artistique et au gré des manifestations l’individualisme systématique qui restait le plus petit dénominateur commun de ceux qui se trouvaient aléatoirement là affirmait davantage l’irréductible singularité de chacun d’eux que la constitution progressive d'un mouvement ; L’attitude Fluxus poussant à son paroxysme paradoxal l’idiotisme revendiqué par le Manifeste Dada de 1917 de Tzara conteste tout autant le monde qu’elle récuse par avance toute idéologie du changement, de la transformation organisée de la société, programmée au non d’un idéal différé (utopie d’une société sans classes qui est une violence faite à la pureté de l'instant) et se tient en définitive dans un retrait quasi-mystique du réel. Pour autant ni l’inspiration marxiste de Maciunias, ni la tentation du vide ne peuvent réduire l’étonnante diversité des artistes fluxus : qu’il s’agisse de Kapprow, Georges Brecht, Nam June Paik, de Ben…, la recherche de processus créatifs hors des standards culturels institués, accessibles au plus grand nombre, a conduit nombre d’entre eux à concevoir, comme leurs prédécesseurs dada, des objets et des expériences révolutionnaires par certains aspects. Dans un texte de 1958, Kapprow, Brecht et Watts s’interrogent ainsi sur les rapports entre innovation scientifique, technologique et innovation en art : " La science et la technologie modernes ont déjà produit, et toujours produisent toujours du matériel et du matériel qui n’ont pas trouvé le chemin d’une exploitation artistique. Les grands progrès accomplis dans le matériel électronique rendent possible la création et la structuration du son, de la lumière, de la couleur, de l’espace et du mouvement, d’une manière que l’on n’aurait imaginer auparavant. Une gamme fantastique de matériaux en particulier des matière synthétiques de toutes sortes, peuvent être utilisées pour élaborer et compléter ces possibilités. Les œuvres expérimentales de ces quarante dernières années ont en grande partie ignoré ces nouveaux répertoires pour l’expression créative " (ibid., p.115) Ces réflexions pour la recherche innovante en art, et pour un art pluriel, multimédia (laissons de côté la notion d’Art total et ses connotations fâcheuses) rejoignent les préoccupations et discussions de Wolman, Isou, Brau, Matricon, Lemaître publiées dans les deux premiers numéro de la revue Ur (1950 et 1952). Car c’est sans doute par cette exigence de création que Fluxus rejoint malgré tout le lettrisme même si ce dernier affirme posséder et mettre en œuvre un discours de la méthode créatrice (la Créatique d’Isou) aux antipodes des farces et attrapes Fluxus et de leur passion pour le seul hasard. Si nombre de postures, d’attitudes (puisque l’attitude s’est trouvée élevée au rang d’œuvre notamment par Ben), d’objets et de situations s’inscrivent même inconsciemment dans une réactualisation permanente de Dada, le lettrisme défend une vision complétiste de la culture, où l’art ne se réduit pas à l’expression de la lutte des classes, pas plus que la science et les mathématiques, où la dialectique hégeliano-marxiste se trouve congédiée pour laisser à l’art la liberté de se prouver et de s’éprouver par des œuvres innovantes. Au contraire des Fluxus, les lettristes pensent un temps historique, non réductible à l’instant, un horizon transcendantal et non exclusivement immanent (l’art comme catégorie et praxis dans un champ historiquement constitué), l'affirmation et la reconnaissance d'un sujet créateur et la transformation de la société (représentations, idées, sensibilité) qu'il opère via ses oeuvres et propositions, une dialectique du dépassement plus que de la table rase, une conception escathologique de l'histoire guidée par l'exigence d'une utopie paradisiaque placée sous le signe de la création permanente dans l'ensemble des activités humaines. Roland Sabatier reprenant les termes de la problématique de la manifestation peut affirmer en conséquence que "du point de vue de la créativité, qui seule, ici, nous occupe, et compte tenu de la difficulté de concevoir des représentations originales — ce qu'atteste l'existence des écoles destructrices modernes —, l'art actuel dans lequel des « savants » s'acharnent à « voir » quatre-vingt-dix groupes ou écoles, est devenu le dépotoir vulgaire, bête et dégénéré d'à peine la douzaine de formes découvertes et imposées depuis deux mille ans par l'histoire des arts qui se perpétuent, chacune, à travers seulement une dizaine de représentants fondamentaux. L'accumulation du passé supérieur, riche de ruptures et surgie de la chronologie organique, se retrouve, aujourd'hui, dans la plus grande ignorance de ce passé, offerte indifférenciée, sur un même plan et sous des formes imitées, étalée et louée sans hiérarchie ni discernement au nom de la démagogique liberté de l'art et des artistes. Loin d'être libre, l'art reste prisonnier et dépendant de son histoire qui ne peut être refaite.C'est dans ce contexte, toujours débordant et devenu écrasant du fait de son soutien par les institutions gouvernementales, que les artistes du groupe lettriste tentent de faire valoir une voie nouvelle, capable, au-delà de Dada et du Surréalisme, d'assurer la continuité de l'authentique processus créatif." (in Position du lettrisme, http://www.lelettrisme.com/, archives). Le verdict peut sembler sévère aux esprits qui noient toutes les propositions sous le label général d'avant-garde en méconnaissant les logiques profondes de chacune d'entre elles, mais il a le mérite de suivre le devenir d'un (dés)ordre créatif et ses impératifs, d'offrir une intelligibilité nouvelle à ce questionnement, à l'aune d'une valeur (la création) dont tout le monde dans la plus grande confusion se réclame sans en comprendre le sens. Le rôle premier de la création dans l'édifice lettriste, sa systématisation par Isou dans le cadre de sa somme La Créatique donne plus que jamais aux lettristes une légitimité et une autorité dans le cadre de ce débat que nos contemporains commencent à peine à leur reconnaître.Depuis 1924 l'ensemble des codes Dada s'est propagé et vulgarisé progressivement, non sans résistance d'ailleurs (ready-made et collage, attitudes et gestes), au point de devenir une matrice esssentielle de la culture contemporaine, régulièrement revue, revisitée, source de vocations, de pratiques, d'oeuvres sous des habits plus ou moins neufs. Certains de ses prolongements sont d'ailleurs passionnants et méritent attention à plus d'un titre (situationnisme, Fluxus) mais Dada et ses épigones toujours plus nombreux constituent-t-ils pour autant un horizon indépassable qui signerait le fin mot de l'histoire des formes, de l'art et de l'esthétique ?Le développement du lettrisme dans le pluralisme de ses acteurs, des oeuvres, des recherches et des théories qu'il a formulées, et ce depuis 1946, et notamment l'apport d'un nouvel objet aux arts visuels et sonores, la lettre et le signe, permet une lecture alternative à l'éternel retour de Dada ; il implique aussi que l'on commence par poser ces problématiques dans une perspective débarassée de l'héritage Dada et de son imaginaire, voire de son langage et de ses poncifs, sous peine d'être condamné à n'apprécier les aventures à venir qu'en raison de leur fidélité plus ou moins affichée à cet initiateur envahissant. Dans une perspective dadaïste, il n'y a plus lieu de parler de création artistique après Dada sauf à accommoder continuellement les restes mais Tant que nous n'aurons pas tout détruit il restera des ruines (Internationale Situationniste, Fluxus). Du point de vue lettriste, la destruction de l'art exige un art de la négation dont l'exploration constitue un nouvel espace esthétique, la polythanasie, qui décliné sous de multiples formes sont autant de chances de mobiliser les processus créatifs afin de FAIRE OEUVRE.
Ps : je ne peux que recommander la fréquentation assidue de la collection dirigée par Michel Giroud L'Ecart Absolu, aux Presses du Réel (http://www.lespressesdureel.com/), qui réédite les textes historiques de Fluxus (Brecht, Higgins, Filliou...), de Dada, de Proudhon, de Fourrier....

jeudi 25 janvier 2007

PRECISIONS

Les difficultés rencontrées lors du du passage à la nouvelle version de blogger m'ont obligé à un changement tactique : voici donc une nouvelle incarnation des Cahiers de l'Externité, sans doute définitive puisque la précédente version (http://cahiersdelexternite.blogpsot.com) ne daigne plus s'afficher. Les posts qui y furent publiés initalement seront au fur et à mesure ici mis en ligne et archivés, les liens et la présentation mis à jour dans les prochaines semaines. Une bonne année à tous et toutes et encore toutes mes excuses pour ces perturbations involontaires. Les posts en attente sont nombreux : Maurice Lemaître romancier, les territoires de l'hypergraphie, quelques extraits des Notes sur la prostitution de Gabriel Pomerand...

LA MECANIQUE D'UNE FEMME

Le dernier texte de Virginie Despentes (King Kong théorie, Grasset) mérite à plus d’un titre qu’on s’y attarde, voire qu’on s’y attache, tant, au milieu d’une vague littérature définitivement égocentrée, sans ambition créatrice ni charisme, il sublime (presque) en une formulation, efficace, lapidaire, le chaos et le sordide qui le fondent pour transporter le lecteur sensiblement secoué ailleurs. Moins récit autobiographique qu’Essai, voire Manifeste, souvent maladroit, son livre s’inscrit dans la ligne du pamphlet et des brûlots insurrectionnels, mauvais genres peu goûtés aujourd’hui par les mœurs littéraires : la table rase y est méthode, préliminaire indispensable pour se (nous) penser autrement, différemment ; dans son creuset vivifiant l’insolence de chaque phrase vient comme un couteau planté à la gorge des bons sentiments, un uppercut à la face de toutes les corrections intellectuelles, une insoumission salutaire devant toutes les représentations et discours qui construisent le Féminin et à sa condition. Un enragement inouïe et inédit…
Il ne s’agit plus pour l’auteur d’opposer à la femme mariée la figure de la prostituée, ou de la porno-star, de la libertine émancipée des préjugées sociaux et de la tristesse bourgeoise, mais de pointer dans le malaise et le désarroi, qu’à tout instant la femme n’échappe à son encodage programmé, à une domination sociale polymorphe, qui lui interdit tout simplement d’être soi, d’exister hors des espaces ainsi sécurisés. Car ce livre ne fait guère dans la facilité, et risque d’irriter très largement tant sa lecture reste inconfortable littéralement et dans tous les sens ; si les conformismes, qu’ils viennent de la droite comme de la gauche, sont convoqués c’est pour être aussitôt déconstruits, retournés, interrogés, avec un sens iconoclaste de la radicalité, jusqu’à en révéler la racine inavouée, la misère ou la moralisme suffisant. Des icônes et des images, des rôles autorisés pour la femme par la société, c’est sans doute celui de victime qui subit les plus remarquables outrages : après la pute, la maman, la lolita, la bimbo… voici venu le temps de la victime, figure archétypale d’une société compassionnelle où le sentimentalisme de foire tient lieu et place de discours politique, où le florilège des bons sentiments altruistes finit par réveiller en nous le bon vieux soupçon nietzschéen : qu’est-ce que tout cela cache ? Et il y a bien dans ces pages perturbées comme une colère qui décolle l’épiderme de chaque mot et s’enracine moins dans le ressentiment que dans la recherche d’une puissance de vie souverraine, la recherche d’un grand midi, qui force le respect.
L’acte de naissance de Virginie Despentes n’est pas à chercher dans un quelconque état civil, ni dans la lecture de Céline ou Proust (cela reste une entrée en matière tout à fait honorable faut-il le rappeler) mais dans le fait divers et sa confondante banalité : un viol collectif. " Pour moi le viol, avant tout, a cette particularité : il est obsédant. J’y reviens tout le temps. Depuis vingt ans, chaque fois que je crois en avoir fini avec ça, j’y reviens. Pour en dire des choses différentes, contradictoires. J’imagine toujours pouvoir un jour en finir avec ça. Liquider l’évènement, le vider, l’épuiser. Impossible, il est fondateur. De ce que je suis en tant qu’écrivain, en tant que femme qui n’en est plus tout à fait une. C’est en même temps ce qui me défigure et ce qui me constitue ".Cette violence originelle fonctionne comme un acte augural, ici tout commence… Le paradoxe, intenable par bien des aspects, reste que cette blessure première permet une libération tout aussi fondatrice. Du ressassement à la honte, de la violence contre soi et les autres pour dire sa rage et sa colère à l’indifférence feinte, le processus d’affirmation, reconstruction de soi passe par la destruction méthodique des discours (celui du droit, des psychiatres, des tiers qui " compatissent "…) qui viennent comme autant de pièges, de manières de ranger, d’ordonner ce qui de manière lancinante vous hante et vous oblige d’abord à vous ameuter contre vous-mêmes, à trouver via une expérience singulière, limite, le viol, la mise en cause de représentations collectives et le vacillement abyssal de sa propre identité. La dépossession qu’inscrit le viol révèle l’incertitude énigmatique, trouble, de toute identité qu’il s’agit désormais de réinventer sur des ruines. Rien ne sera plus comme avant.
Il n’est pas davantage question de rentrer dans l’ordre dominant, de mettre en récit avec les mots attendus par la société qui vous en a au préalable enseigné la grammaire et le vocabulaire, dans l’universel communion (télévisuelle par exemple) de toutes les souffrances. Le statut de victime est la dernière camisole inventée pour dépolitiser toute question et les réinvestir dans l’ordre rassurant et symbolique du préjudice et de la réparation (psychologique notamment) afin que rien ne change réellement : les hommes et les femmes et leurs interactions heureuses et/ou malheureuses, l’altérité, le conflit, la lutte pour la reconnaissance. Les campagnes d’indignation scandalisées relatives aux formes les plus visibles des violences faites aux femmes dissimulent mal l’étonnante complaisance, le silence et l’assentiment de tous sur leur condition quotidienne où finalement elle ont si peu de marges pour exister en tant que sujet dans un espace où chacun est tenu de se de se poser et se décliner comme sujet. " Les filles qui touchent au sexe tarifé qui tirent en restant autonomes un avantage concret de leur position de femelles, doivent être publiquement punies. Elles on transgressé, n’ont joué ni le rôle de la bonne mère, ni celui de la bonne épouse, encore moins celui de la femme respectable – on ne peut guère s’affranchir plus radicalement qu’en tournant un porno -, elles doivent donc être socialement exclues. " Et de continuer sur une ligne clairement politique " C’est la lutte des classes. Les dirigeants s’adressent à celles qui ont voulu s’en sortir, prendre d’assaut l’ascenseur social et le forcer à démarrer. Le message est politique d’une classe à l’autre. La femme n’a d’autre perspective d’élévation sociale que le mariage, il faut qu’elle garde ça en tête. L’équivalent du X pour les hommes c’est la boxe. Il faut qu’ils fassent montre d’agressivité et prennent le risque de démolir leur corps pour divertir un peu les riches. Mais les boxeurs, même noirs, sont des hommes. Ils ont droit à cette minuscule marge de manœuvre sociale. Pas les femmes ".
C’est cet effort de d’affirmation/construction de soi que relate Virgine Despentes, effort qui passe autant par la prostitution, le porno que l’écriture comme voies d’une improbable émancipation, afin d’échapper à par cette ascèse négative à ses propres démons autant qu’à la bienveillance suspecte de tous. Pas de happy end au final, ni de rédemption puisqu’au passage il convient de déchristianiser le sexe, de le rendre au profane, d’abolir le clair de lune romantique, mais une sensation unique, contradictoire de vertige et d’équilibre, d’apaisement entre deux tempêtes. Au statut de victime, son récit semble opposer un nouvel héroïsme, à la faiblesse qui rassure finalement car elle conforte tous les stéréotypes institués la puissance conquérante, l’affirmation d’une subjectivité même si sa parole revenue de la nuit ne prétend pas fonder une analyse politique, moins encore un programme (et pourtant le livre est politique de la première à la dernière ligne), il ne peut manquer de dépasser la singularité de la trajectoire qu’il relate et d’interpeller au premier chef les hommes :" Il y eu une révolution féministe. Des paroles se sont articulées, en dépit de la bienséance, en dépit des hostilités. Et ça continue d’affluer. Mais pour l’instant rien concernant la masculinité. Silence épouvanté des petits garçons fragiles. (…) L’éternel féminin est une énorme plaisanterie. On dirait que la vie des hommes dépend du maintien du mensonge… femme fatale, bunny girl, lolita, pute, mère bienveillante ou castratrice ; (…)S’affranchir du machisme, ce piège à cons ne rassurant que les maboules. Admettre qu’on s’en tape de respecter les règles des répartitions des qualités ; système de mascarade obligatoires. De quelle autonomie les hommes ont-ils si peur qu’ils continuent de se taire, de ne rien inventer ? De ne produire aucun discours neuf, critique, inventif sur leur propre condition ? A quand l’émancipation masculine ? " .
A rebours d’une réputation surfaite et des idées reçues colportés habituellement par la paresse et la bêtise sur les féministes, à rebours aussi du féminisme contemporain qui cède souvent aux sirènes du récit victimaire, la prose de Virginie Despentes ne nourrit aucune haine, ni ressentiment à l’encontre des hommes, elle interroge leurs certitudes comme elle a interrogé les siennes : si l’éternel féminin est une construction sociale, politique, qu’en est-il donc de cet " éternel masculin " et de ses signes distinctifs que la société présente comme une quasi-nature sur laquelle il n’y aurait pas lieu de s’interroger ? Et de nous donner quelques pistes : " certaines femmes aiment la puissance, ne la craignent pas chez les autres. La puissance n’est pas une brutalité ; Les deux notions sont bien distinctes. Question d’attitude, de courage, d’insoumission. Il y a une forme de force, qui n’est ni masculine, ni féminine, qui impressionne, affole, rassure. " Une puissance sans domination qui n’inféode pas, n’infériorise pas, l’utopie d’une sexualité déculpabilisée, débarrassée des pièges sympathiques de la morale et de ses transgressions…Curieusement, cette prose radioactive n’est pas sans évoquer quelques précédents peu connus aujourd’hui du grand public : les Notes sur la prostitution de Gabriel Pomerand publiées aux débuts des années cinquante qui sont une défense raisonnée du sexe tarifé et de son prolétariat et les grands livres érotiques d’Isou comme la Mécanique des femmes ou Je vous apprendrai l’amour. J’aurais l’occasion de revenir sur ces derniers plus largement mais ils partagent avec la ligne développée dans King Kong Théorie une même critique de la sacralisation/spiritualisation du sexe selon un prisme qui va du christianisme jusqu’au romantisme dans ses manifestations les plus contemporaines. Chez Isou, cela est particulièrement sensible dans sa polémique avec le surréalisme et son Amour fou auquel il oppose la recherche et la multiplication des situations voluptueuses, matérielles et imaginaires, sans doute davantage soucieux du plaisir féminin que cet amour fou des surréalistes qui ne reconnaissaient en définitive les femmes qu’en tant que faire valoir (muse, inspiratrice) de leurs propres talents. Ce point est d’autant plus significatif qu’Isou lui même a consacré un ouvrage à Berthe Morisot, peintre impressionniste remarquable longtemps effacée par la notoriété de ses amis peintres masculins à qui elle n’avait pourtant rien à envier, car la dimension érotique n’exclut pas la dimension sociale et politique de l’émancipation (pouvoir vivre de manière autonome de ses propres œuvres), de la reconnaissance (les femmes sont souvent en situation d’externité et doivent à l’instar des situations décrites par Virginie Despentes déployer toute sorte de stratégie pour sortir de l’inexistence, rentrer dans un circuit où ces outsiders par excellence n’ont pas toujours de prime abord leur place) et de l’égalité des droits. Chez le créateur du lettrisme, ce préambule doit lui même trouver son dépassement via un affranchissement des différents rôles sociaux productifs et/ou reproductifs réservés par la société aux femmes et leur participation à une histoire créatrice commune. Sur ces derniers points, on pourra consulter le petit catalogue de l'exposition Il Lettrismo al di là della femminilitudine qu'Anne Catherine Caron a organisée, en 2003, au Musée d'Art Moderne d'Albisola, introduite par une présentation d'Isidore Isou