lundi 9 juillet 2012

LE K



Les difficultés rencontrées par Frédéric Acquaviva dans ses efforts pour diffuser et rendre audible la Symphonie en K de Gabriel Pomerand ne renvoient pas aux petites vicissitudes juridiques de la vie audio-visuelle ordinaire ; elles s'inscrivent dans un débat plus large qui concerne le statut de la propriété intellectuelle, littéraire et artistique alors que les nouvelles technologies de diffusion des contenus culturels ne cessent de souligner l'importance d'un renouvellement théorique et législatif de ces questions brûlantes pour l'avenir de la création. Deux positions se déclinent ici :
  • d'une part l'application stricte du droit d'auteur en vigueur : le copyright est renforcé pour l'auteur puis étendu aux ayant-droits avec une liberté souveraine du titulaire du titre de propriété qui va jusqu'à un droit moral très (trop ?) large dans ses applications (voir à ce propos le passage de Gallimard à Arthème Fayard pour les oeuvres de Guy Debord). Petit retour historique : cette défense des créateurs est indissociable de la modernité libérale ; dans un univers où la culture est un marché gouverné par l'offre et la demande et non un univers normatif imposé par un clergé ou un état qui restreignent de fait l'offre de création au nom d'un art officiel et la liberté du créateur dans le même temps, celui-ci n'a pour lui que sa force de travail, et les ressources qu'il parvient à dégager du commerce de ses oeuvres. Il est libéré de ses tuteurs d'autrefois mais aussi de leurs généreux débouchés. A l'instar de n'importe quel entrepreneur ou salarié, il demande dans le cadre des relations contractuelles qu'il établit avec les acteurs du marché à ce que ses droits soient encadrés et garantis par la loi. Face aux « trusts » économiques que peuvent représenter les Éditeurs, les producteurs, les maisons de disques par exemple, il doit pouvoir compter sur la loi pour faire valoir ses droits et sa singularité. Car il est un travailleur atypique, la création n'obéissant certainement pas aux mêmes règles que celles du travail productif (qu'il s'agisse d'artisanat ou de travail à la chaîne). Les retombées économiques sont aléatoires : il peut produire un best-seller, des succès critiques et durables mais faibles économiquement... le travail artistique fait figure d'exception et cette exception a particulièrement été protégée par le droit français, le législateur ne laissant pas au seul marché le soin de réguler la vie culturelle (un reste d'ancien régime !). Plus les techniques se sont développées plus le droit s'est complexifié quitte à en devenir contreproductif : il a fallu distinguer les auteurs, les interprètes, les musiciens, statuer sur les adaptations cinématographiques, sur la reproduction rendue de plus en plus aisée des oeuvres visuelles et sonores... pourtant le droit en vigueur bouge peu sur ses grands principes, Hadopi ne  venait que confirmer cette défense inconditionnelle du droit d'auteur, avec le peu de succès que l'on sait à l'instar de l'ACTA.
  • D'autre part, si le droit pour un auteur de vivre et de jouir des fruits de son travail est philosophiquement légitime, inconditionnel, et doit être garanti par la loi, l'extension illimitée du droit d'auteur finit par susciter bien des paradoxes. La défense du droit d'auteur est ainsi présentée comme une défense des droits de/à la création et des créateurs alors qu'il ne s'agit souvent que de patrimoine, de capital et de rentes d'acteurs bien installés sur un marché lucratif. La production d'une marchandise culturelle avec ses débouchés prévisibles et récurrents devient très vite un poncif et une norme reconnue en raison de son rayonnement économique (les fameuses parts de marché), le droit ne fait qu'entériner une situation de fait. Qu'un artiste vive toute une carrière sur un même fond de commerce (faut-il citer des noms ?) et tire de substantielles dividendes de sa notoriété, qui s'en plaindra ? Inversement les acteurs privés sont souvent peu soucieux d'invertir dans des « valeurs à risque » où sans débouchés immédiats, de parier sur des propositions atypiques, novatrices, en rupture avec les normes instituées, les instances publics ne font guère mieux (copinage, cooptation...), beaucoup de jeunes artistes n'attendent rien de la Sacem et préfèrent bricoler leur propre modèle économique sur internet ; de fait le système français très soucieux des droits des artistes ne défend pas nécessairement les plus créatifs d'entre eux et ne remplit donc qu'imparfaitement les missions qu'il se donne. Ces rentes sont autant de moyens en moins pour le triptyque RDI (recherche/développement/innovation) en matière artistique et littéraire : le droit défend la perpétuation de la rente plutôt qu'une redistribution partielle des cartes. (Il faut attendre 70 ans en France avant qu'un auteur ne relève du domaine public, une diminution substantielle de ce délai permettrait sans nul doute de stimuler les politiques éditoriales en empêchant ainsi la constitution de rentes de situation et en faisant jouer la concurrence).
    Plus curieux, les prérogatives du créateur font partie de l'héritage familial au sens patrimonial (au même titre que la maison ou la voiture, la spécificité du travail artistique a ici totalement disparu) et là l'histoire récente regorge de cas limites où les héritiers semblaient davantage soucieux d'un droit à l'oubli ou au silence que d'une large et universelle publicité de leur héritage encombrant : Artaud, Rimbaud, Gilbert-Lecomte, sans parler des pamphlets de Céline, édités ailleurs mais toujours sous le coup d'un interdit familial en France... D'où une série de procès édifiants où la question brulante était de savoir qui du droit de propriété ou de droit de diffusion allait l'emporter, un écrivain écrit-il pour sa famille ou pour un public plus large... sans parler des successions qui relèvent de la gestion en patrimoine et où les enjeux économiques colossaux brouillent la dimension artistique et culturelle (la succession Giacommetti...) Sans aller jusqu'à ce que les révolutionnaires de 89 préconisaient pour éradiquer l'arbitraire de la naissance, à savoir l'abolition de l'héritage, on pourrait envisager au moins un rééquilibrage des normes juridiques en vigueur tant les conséquences d'une sur-réglementation finissent ici comme dans d'autres domaines par bloquer la création au profit de positions dominantes inamovibles et d'une logique de rente. Le développement de l'internet libre (logiciels libres que chaque utilisateur peut transformer, améliorer) ou plus encore les Common licences fournissent des pistes de réflexion prometteuses où la plus-value de l'usage l'emporte sur le droit d'auteur classique sans pour autant le disqualifier totalement. L'auteur n'est pas dépossédé de son oeuvre, il en cède l'usage partiel ou total en gardant la possibilité d'en négocier une exploitation commerciale par exemple. Dans le domaine des brevets industriels et technologiques la défense des copyrights, s'accompagne de plus en plus d'une réduction des durées d'exploitation afin de ne pas gripper un secteur qui tire de la concurrence et du refus des positions de monopole sa grande vitalité (voir à ce sujet la constitution des logiciels libres contre l'hégémonie microsoft).
Pour ce qui est du lettrisme, tous ces débats le concernent quelque peu mais si peu en définitive : 66 ans après sa création le lettrisme reste un objet cognitif et économique improbable, une cause perdue provisoirement. Sur le plan économique : c'est un placement à pertes, les ouvrages lettristes se vendent peu, c'est une micro-niche à l'intérieur d'une niche microscopique (l'avant-garde de l'avant-garde, j'en sais quelque chose pour avoir fait réédité quelques classiques..sans succès, mais là aucun regret pour les personnes rencontrées, Isou, Lemaître, Acquaviva, Sabatier et quelques autres qui finalement comptent toujours), le lettrisme sur la plan plastique est un passager clandestin de l'art moderne et contemporain, de ses institutions. Les choses tendent à bouger de ce côté là (voir l'exposition récente au Passage de Retz par exemple), plus vite à l'étranger qu'en France d'ailleurs, mais sur le marché de l'art, le lettrisme pèse peu, les ventes publiques font des scores misérables. Quelques heureux collectionneurs n'y changent rien. Les lettristes manquent de relais institutionnels ; c'est pourtant aujourd'hui un corpus de plusieurs milliers de créations et de publications sans ouverture réelle sur le plan social et économique. Le monde universitaire s'intéresse peu à cette masse de documents et d'oeuvres (et il a tort !), de temps en temps un universitaire passe, s'arrête intrigué, publie un livre, un autre passera dans vingt ans peut-être, restera-t-il, fera-t-il tomber les bastilles de l'université ?... Chaque action initiée permet de faire reculer la chape d'ignorance et d'indifférence qui confine le lettrisme aux marges de la respectabilité culturelle. Chaque action apporte une promesse de visibilité, et peut-être de reconnaissance. Qu'il s'agisse comme le rappellent Poyet, Broutin et Gillard des oeuvres d'Isou, de Lemaître, de Broutin en poésie, mais aussi de celles de Wolman dans les arts plastiques, sans fortune personnelle, ni aide généreuse des structures étatiques, Frédéric Acquaviva n'a cessé de multiplier les actions et de réinscrire les multiples apports du lettrisme dans le jeu bien huilé du champ culturel contemporain, voire à y prendre des risques, et ce d'autant plus librement que sa présence aux côtés des lettristes ne l'a jamais conduit à négliger d'autres propositions esthétiques (Henri Chopin, Marcel Hanoun, Bernard Hiedsieck...). A l'heure où ici et là on commence enfin à s'intéresser au lettrisme, il serait étonnant de voir se fermer les portes précisément sur celui dont on promettait il y a peu encore un passage mérité de l'ombre à la lumière. Gabriel Pomerand est mort en 1972 a publié plusieurs livres et peint des toiles historiques, ses oeuvres poétiques, littéraires et plastiques sont encore trop peu connues et reconnues.


Ps : pour prolonger ces débats notamment sur la distinction entre "propriété intellectuelle" et "copyright" on lira avec profit la chronique de Alain Cohen-Dumouchel 
http://www.gaucheliberale.org/post/2012/04/18/Propri%C3%A9t%C3%A9-intellectuelle-et-t%C3%A9l%C3%A9chargement

PS 2 : en lien une excellent analyse de la controverse suscitée par la récente traduction "non autorisée" d'une oeuvre d'Hemingway, enjeux et débats : http://cafcom.free.fr/spip.php?article318

GABRIEL POMERAND : NO FUTURE ?


La lettre ouverte à Garance Pomerand à propos de la Symphonie en K de Gabriel Pomerand

"Madame,


Nous avons  appris avec regret que vous aviez interdit la diffusion de la Symphonie en K  de Gabriel Pomerand, réalisée par Frédéric Acquaviva.
Outre le droit légal, justifié, des héritiers, sur l'oeuvre d'un artiste décédé, nous  défendons, à la suite d'Isidore Isou, un droit nouveau, un héritage créatif, qui associerait également les novateurs successifs, à la défense et la promotion de l'oeuvre d'un auteur disparu.
C'est au nom de ce droit neuf, encore à confirmer, que nous nous permettons de vous écrire et que nous vous demandons de réfléchir à votre décision, et d'accepter, au moins, une discussion approfondie et sans a priori, sur la qualité et la validité du travail accompli, à propos d'une pièce musicale essentielle à l'histoire et à la compréhension du lettrisme sonore.
Quelques dates, concernant la Symphonie en K, soulignent l’histoire de la symphonie et la provenance du manuscrit  : 1947, Gabriel Pomerand écrit la Symphonie en K  ; 1971, Gabriel Pomerand remet en main propre le manuscrit intégral de la Symphonie en K, à Jean-Pierre Gillard ; la même année, parution d'un extrait de la  Symphonie en K  dans la Revue Musicale, sous la responsabilité de Jean-Paul Curtay, ed. Richard Masse, Paris ;  2011/2012, à l'aide du manuscrit transmis par Jean-Pierre Gillard, Frédéric Acquaviva enregistre la Symphonie en K.
Outre la traçabilité du manuscrit de la Symphonie en K, la qualité du travail de réalisations sonores, précédemment effectuées par Frédéric Acquaviva, sont garants de la qualité et du sérieux de celle-ci : 1999, Isidore Isou, Symphonie n°1 La Guerre (1947) ; 1999-2000, Isidore Isou, Symphonie n°3 ; 2001-2004, Isidore Isou,Symphonie n°4 Juvénal ; 2006, Isidore Isou, Symphonie n°5 ; 2007, Maurice Lemaitre, Symphonie n°1, le Mariaje du Don et de la Volga (1952) ; 2009, Broutin, Concerto pour une bouche et quatre membres (1976).
Fort de cette conviction, nous vous appellons à reconsidérer votre position et de permettre enfin, après 55 ans, que soit diffusée, pour la première fois dans son intégralité, la version historique de la Symphonie en K.
C'est notre espoir, et celui de beaucoup d'autres qui souhaitent entendre l'une des plus grandes oeuvres de votre père.
Avec nos sentiments les plus cordiaux,
Pour le mouvement lettriste, 
Broutin, Jean-Pierre Gillard, François Poyet"


INTERPRETATION IMAGINAIRE DE LA SYMPHONIE EN K DANS UNE VERSION PROTESTATAIRE