mercredi 1 août 2018

VIES ET ETERNITE DU PHENIX MB



Début juillet nous avons appris la mort de Maurice Lemaître, figure majeure du mouvement lettriste. Sa personnalité, son engagement ininterrompu depuis ses premières armes aux cotés d'Isidore Isou ont longtemps contribué à faire de lui en quelque sorte la voix officielle d'une avant-garde dont il a porté tous les combats esthétiques et politiques. Révélé à la littérature par la lecture du Voyage de Céline, pigiste littéraire au Libertaire, il rencontre en 1949 un Isidore Isou heureux de pouvoir promouvoir auprès d'un journaliste sensible aux questions politiques les idées développées dans le livre qu'il vient alors de publier, à ses frais, Le Soulèvement de la jeunesse. Le jeune Lemaître est immédiatement séduit par l'Utopie politique qu'il y découvre, elle vient répondre à certains de ses doutes face au marxisme et à l'anarchie qu'il a rejoint presque faute de mieux, il entrevoit à la lecture des textes d'Isou la matière d'une oeuvre à venir possible, poétique, artistique, théâtrale et très vite cinématographique. Avec Isou il découvre et se découvre une vocation, et un destin, dans le brouillard existentialiste de l'après-guerre : "Maurice Lemaître a ainsi que les siècles se réduisent à quelques noms. Et sur ce globe personne n'a jamais vécu que Socrate, que Dante, que Joyce ! Il sait que les passions meurent. Mais que le monde est soumis à une seule loi implacable, une seule détermination absolue : celle de la création" (in Le film est déjà commencé ? 1951) 
Il fut sans doute, ainsi que lui-même l'a écrit, le premier lecteur réel d'Isou ou au moins le premier à le prendre totalement au sérieux, à en tirer toutes les conséquences. Et à édifier une oeuvre polymorphe sur ce socle fondateur.
C'est le début d'une aventure où Lemaître se dépense et dépense pour répandre la bonne nouvelle lettriste dans chaque lieu où le groupe, assuré de sa légitimité historique, porte le fer polémique ; il fonde la revue UR (deux séries majeures dans les publications lettristes), le Centre de Créativité où il ne cessera de publier revues, bulletins, tracts, organise des manifestations, tente des dialogues impossibles avec les officiels du moment, édite Isou face aux défections ou aux frilosités des éditeurs professionnels, accueille et forme les nouveaux-venus dans le groupe, ouvre les tribunes reconnues où il exerce son métier de journaliste et de directeur de rédaction à l'avant-garde (la revue Paris-théâtre dans les années 60, mais aussi la revue Poésie Nouvelle) ... et mène en parallèle une oeuvre dans chacun des domaines  "révolutionné" par les Manifestes de celui qui restera son magister ultime : théâtre ciselant et discrépant, récit métagraphique avec sa somme Canailles, cinéma fuyant l'écran pour installer le spectacle dans la salle même (syncinéma).... On peut dire qu'il incarne une certaine orthodoxie lettriste à un moment où le groupe, réuni autour de quelques principes fédérateurs, brillait par son instabilité. D'ailleurs l'adjectif "isouien" qu'il forge à l'occasion d'un premier ouvrage de vulgarisation (Qu'est-ce que le lettrisme et le mouvement isouien ? Fischbacher, 1954) n'est en rien un aveu de servitude, il fixe un idéal : se dépasser selon une discipline spirituelle (la connaissance de la création et de ses lois) pour incarner cet "homme nouveau" qui prétend égaler les dieux d'hier dans leur gloire et leur immortalité, se hisser jusqu'à cette "super-vie" par le geste créateur, offrir à tous cet horizon édénique, une fois que seront tombées les nombreuses barrières de la réaction et du vieux monde... La perspective politique fut assurément sa grande espérance ; elle le conduisit à se présenter en 1967 aux élections législatives sur la base d'un programme plus en phase avec les aspirations d'une jeunesse écrasée par le gaullisme que la surenchère gauchiste qui triomphera un an plus tard sur les barricades de la rue Saint-Jacques. La ligne réformiste qu'il défendait resta longtemps inaudible parmi des "enragés" qui ne juraient que par la révolution marxiste et sa lutte des classes... 
Mais les conflits inhérents à toute communauté humaine en mouvement prennent dans le cas du lettrisme un tour singulier : face à l'injonction créatrice, la moindre nuance est défendue, et le moindre écart combattu comme un renoncement, une "erreur" ou une hérésie. Les relations ne sont pas seulement tendues avec un "monde qui agace" mais à l'intérieur même d'un groupe où chacun évalue et s'évalue au regard des mérites créatifs comparés, reconnus ou au contraire discutés et contestés. L'action collective éprouve les impatiences et la cohérence du groupe, Lemaître, témoin et acteur de l'aventure, en connaîtra les vertiges, l'ivresse et aussi les limites ; la mutualisation des ressources créatives suscite émulation, enthousiasme mais ne se départit pas d'un certain hubris qui désajuste la mécanique des forces en présence, dresse les certitudes des uns contre les prétentions des autres. Lemaître n'aura de cesse de revenir tout au long de ses publications sur ces conflits internes au groupe, comme si chaque aspect de cette micro-société annonciatrice d'un nouveau contrat social, "avant-garde de l'avant-garde", condensait des problématiques universelles et restées jusque là sans solution. Ces conflits expliquent la préférence lettriste pour un fonctionnement par cercles, Lemaître avait le sien. 
La mort simplifie et purifie paraît-il ; la voix qui s'est tue tonnait encore il y a peu dans le désert d'une époque qui ignorait notoirement le lettrisme et sa figure historique la plus virulente, toute entière attachée à mener jusqu'au dernier souffle le combat "juste" pour une transformation sociale et esthétique du monde. Sans doute les rappels à l'exigence créatrice de Lemaître ont-ils souvent heurté les susceptibilités officielles tant son verbe savait jouer de toutes les cordes polémiques, sans doute il y avait là une stratégie jusqu'au boutiste qui explique en partie la "conspiration du silence" qui s'est organisée autour de cette avant-garde turbulente qui sur l'essentiel se voulait "irrécupérable jusqu'à la société paradisiaque"... il y a fort à parier que la mort aidant les mêmes consciences sourcilleuses qui méprisaient hier encore la communication intempestive de Lemaître sauront désormais y découvrir toutes les qualités... mais laissons là l'écume de l'histoire et de ses batailles, car derrière cette profusion d'écrits de combat se tient  depuis toujours l'oeuvre massive, encore largement méconnue ou minorée, en attente...
liens :
Nicole Brenez sur Libération.fr I C I
Les chroniques du chapeau noir I C I