mercredi 20 juin 2007

LE CADAVRE BOUGE ENCORE ?

Sans doute ceux qui décyptent les stratégies et les jeux de guerre qui font de la politique la plus durable des passions de nos démocraties, malgré tout, en fonction d'une fidélité exemplaire à des convictions ont-ils été quelque peu déboussolés par le remarquable travail de sape de Nicolas Sarkozy. En ouvrant son gouvernement à des personnalités de "gauche", (mais qu'est-ce qu'un Besson ou un Kouchner ont encore de "gauche"?) à la société dans sa diversité (Fadela Amara, Rachida Dathi, Rama Yade), aux femmes... Il réussit à ringardiser, un peu comme l'avait fait Tony Blair en son temps, une opposition privée, dépossédée de ses appuis, avec un risque pour celle-ci de marginalisation puisque ce mouvement s'il devait se trouver couronné de quelques succès reconstruirait immanqablement la vie politique française autour de Nicolas Sarkozy. Il n'y aurait donc plus ni gauche, ni droite mais une gauche sarkozienne et une droite sarkozienne. Ce tour de force a déjà connu ses premiers succès lors de l'élection présidentielle où le candidat UMP a littéralement mis hors course un Front national qui n'avait cessé depusi 15 ans de voir ses résultats électoraux augmenter. Ce recul du Front National n'a rien de conjoncturel comme l'a montré son échec aux législatives. François Bayrou qui cherchait à construire une troisième voie "ni gauche, ni droite" en appellant des hommes et des femmes de toutes les sensibilités politiques à travailler ensemble pour le bien commun, se trouve dépossédé de son idée fondatrice. La gauche socialiste, embourbée dans des réglements de compte internes, sans logiciel, ni ligne directrice, incapable d'avancer vers sa nécessaire refondation, ne peut qu'assiter , impuissante, à la constitution d'un gouvernement placé sous le signe d'une modernité pour laquelle elle a toujours oeuvré même si les cosnidérations tactiques des uns ou des autres ont souvent nui à sa pleine manifestation. Au delà des clivages les plus apparents (gauche/droite), se situe une ligne de fracture qui peut dans une certaine mesure expliquer ses ralliements surprenants pour certains (Fadela Amara appellait à voter Oui au Traité constitutionnel européen mais elle a soutenu Laurent Fabius aux Primaires socialistes...). Le Parti Socialiste est moins que jamais un parti de militants, c'est avant-tout un appareil en grande partie vérouillé par sa bureaucratie, son histoire et ses cadres mais sans lequel pourtant, comme Ségolène Royal en a fait la triste expérience, il est difficile de mener et de gagner une campagne. Si Ségolène Royal y a taillé quelques brêches portée par de nouveaux adhérents en situation d'externité, la parenthèse récréative est maintenant terminée et la politique au très mauvais sens du terme a désormais repris ses droits : il n'était qu'à voir la satisfaction relative affichée par certains ténors socialistes au soir des résultats des législatives pour prendre la mesure de ce fait ; alors que les socialistes continuent à perdre élection après élection, le score honorable de 200 sièges semblait avoir calmé les ardeurs réformistes ; plus personne ne semblait se scandaliser qu'un Bayrou qui a fait près de 18% aux Présidentielles ait autant de députés que les Verts (qui eux ont fait 1,9 %!), qu'il y ait encore 18 députés communistes (d'ailleurs il n'y a plus de communistes qu'à l'Assemblée !) alors que Marie George Buffet a obtenu 1,9 % des voix et que le candidat de la LCR Olvier Besancenot faisait 4,5 %, parti qui n'a pas un seul député à l'Asemblée ! Tout est rentré dans l'ordre... A ces cadres et ténors lénifiants il n'est pas venu à l'idée que pour transformer la société il faut d'abord gagner les élections, être en position majoritaire et que le rôle d'opposant perpétuel est une impasse. Faut-il donc ne compter que sur les fautes et erreurs tactiques de l'adversaire (la TVA sociale par exemple) pour escompter quelques succès électoraux ? Voilà des perspectives peu glorieuses et peu porteuses d'avenir...
Les externes, sans avenir réel dans une organisation qui ne sait pas encore leur laisser une place, des marges de manoeuvre pour qu'ils puissent déployer leurs talents et y inscrire leurs apports, au bénéfice de tous, n'ont d'autre alternative que de saisir toutes les opportunités et situations qui leur permettront de sortir d'une relative inexistence et d'accéder enfin très hégéliennement à leur reconnaissance. Cela, le Parti Socialiste, ne l'a pas compris comme il n'a compris ce qui réellement se jouait derrière la popularité de Ségolène Royal et la vague des nouveaux adhérents. Nicolas Sarkozy l'a très bien compris, lui, qui joue sur tous les tableaux : les externes "aboutis" contre les externes en échec dans les banlieues, les insiders (le travail et le pouvoir d'achat) contre les outsiders (relégués, déclassés, assistés qui constituent une charge pour la collectivité). Il témoigne sans doute d'une intelligence politique et d'un sens de la stratégie remarquable (voir les postes régaliens qu'il a accordés à ceux qui ne sont pourtant pas issus de l'UMP) mais cela suffira-t-il ? Les grandes réformes qui s'annoncent ne vont visiblement que renforcer les situations acquises quand elles sont confortables (diminution des impôts, bouclier fiscal, défiscalisation des heures supplémentaires, crédit d'impôt pour les emprunts immobiliers...), fragiliser la cohésion sociale, creuser les écarts (aux salairés la valeur symbolique positive du travail, aux capitalistes le produit économique de ce même travail, quel partage équitable de la richesse !), exacerber une classe d'externes que cette politique, de classe, ne pourra résoudre à grands renforts de libéralisme même tempéré. Quant à la gauche, plutôt que de décerner les bons et les mauvais points, de se laisser aller au moralisme et à la fidélité aux principes peut-être serait-il temps d'essayer de comprendre avec les bons outils ce qui est en train de se passer sous peine de rejoindre sous peu les poubelles de l'histoire.

vendredi 15 juin 2007

QU'EST-CE QUE L'ECONOMIE NUCLEAIRE III ? (REISSUE)

La théorie économique d'Isou se veut nucléaire, dans la mesure où elle s'appuie sur l'ensemble des individus décentrés par rapport au circuit économique et ses agents, l'entrepreneur capitaliste et la classe prolétaire. Si la perspective des partis de gauche, très fortement marqués par le marxisme, a longtemps été l'issue révolutionnaire des conflits et antagonismes de classe, le résultat recherché par l'économie nucléaire est plutôt d'éviter les dénouements révolutionnaires et leur issue malheureuse, bref d'apparaître, quitte à heurter l'héroïsme radical, comme un réformisme efficace capable de peser dans une transformation effective de la société. Refusant la planification communiste aussi bien que le marché et ses ressorts, les propositions d'Isou détonnent au sein d'une gauche qui souvent oublie que l'opposition entre droite et gauche tient moins à des valeurs sociétales (liberté des moeurs par exemple) qu'à des conceptions économiques. Proudhon, Marx, ou encore Fourrier s'inscrivent dans une tentative de réappropriation de la sphère économique pour en faire un moteur de l'émancipation et du développement comme autant d'alternatives au libéralisme de la bourgeoisie. Le marché et ses lois doivent être critiqués et dépassés parce qu'ils maintiennent le potentiel humain et technique (les fameuses forces productives) dans un état de sous-développement. C'est bien à l'aune de cette utopie que les doctrines classiques sont fustigées et "avalées" par Marx. Isou reprend en partie cette critique mais il ne manque pas de l'appliquer au marxisme qui a plutôt conduit au "socialisme de la misère" historiquement. La faiblesse de Marx est de n'avoir pas intégré l'élément créatif dans son analyse économique tandis que le marché n'obéit lui qu'à des logiques de courts termes et ne fait siennes les problématiques de développement (durable en particulier) que si elles permettent un retour pertinent sur investissement. A la prolifération des biens et des services voulue par un marketing généralisé correspond un sous-développement des forces productives et créatives, totalement parasitées par les impératifs de rentabilité immédiate. Par ailleurs, cette abondance marchande n'implique pas la satisfaction de l'ensemble des besoins, même les plus élémentaires, bien au contraire. Le marxisme s'il entend répondre à l'ensemble des besoins les enferme dans un mode de production qui est incapable de les satisfaire. L'aspiration à un mieux-vivre inscrite dans la modernité ne peut être tenue par une planification qui en méconnaît les tenants et les aboutissants, qui les réduit à quelques fonctions rudimentaires à mesure que pourtant elle libère et promet des "lendemains qui chantent". La réduction de l'existence à un travail répétitif et planifié, aussi aliénant que l'usine sous domination bourgeoise, l'absence de perspective de dépassement, définissent un degré d'externité qui à terme met en échec le socialisme "réel" et sa bureaucratie. Le communisme soviétique finit par démentir les deux projets qu'il était supposé porter : l'émancipation et le développement au profit de l'aliénation sous la férule d'une dictature bureaucratique et le sous-développement des forces productives et des moyens de production. Bien sûr comme le rappelle Maximilien rubel Marx lui-même jugeait la Russie trop arrièrée, en raison du poid de la paysannerie, pour permettre une révolution de type socialiste, il regardait davantage l'Angleterre ou l'Allemagne comme des pays porteurs et décisifs quant à l'avenir du socialisme... Ces deux pays ont en définitive inventé la sociale-démocratie pour l'un et le Welfare state pour l'autre (le fameux état "providence"), très loin donc de la dictature du prolétariat attendue. Ni le libéralisme que les externes de gauche ont rejeté pour le socialisme via la révolution ou la réforme sociale-démocrate, ni le marxisme que les externes ont fini par abattre dans sa forme soviétique, n'ont réussi à épuiser et à résoudre la problématique de l'externité du seul point de vue qui compte, celui de l'économie politique. C'est là que se situe spécifiquement l'apport d'Isou. L'économie nucléaire ne rejette pas par principe le marché, elle en connaît les limites et en régule politiquement le fonctionnement. Le crédit de lancement est ainsi destiné à lancer et promouvoir les projet innovants, porteurs de nouveaux marchés et créateurs d'emplois. Le principe de libre entreprise est ainsi respecté. Cette politique forte de soutien à l'initiative privée et public trouve ses principales ressources dans un enseignement réformé qui privilégie les apports créatifs des disciplines enseignés. L'école et l'université dans cette perspective deviennent non plus les pourvoyeurs d'une main-d'oeuvre formée pour un marché de l'emploi donné (conception productiviste) mais un pôle de formation d'inventeurs, d'entrepreneurs et de salariés hautement qualifiés dont les compétences et connaissances permettent de renouveller totalement le marché, en anticipant les besoins à venir par leurs forces d'innovation. En développant l'initiative privée, le principe de la contribution de tous à la solidarité étant acquis (impôts), l'économie nucléaire entend multiplier les recettes fiscales par le nombre d'entreprises et d'emplois crées et ainsi financer les politiques éducatives, sociales et culturelles. L'état joue pleinement son rôle quasi keynesien de régulateur de la vie économique par une intervention qui se veut précise dans ses missions. Ce rôle de l'état nécessite comme Isou le préconise dés 1950 le renouvellement nécessaire des cadres des partis, des syndicats et la rotation des élus aux postes à responsabilité, ce qui implique un nombre limité de mandats, afin de ne pas confisquer le mieux être de la collectivité au profit d'une bureaucratie (étatique, syndicale ou patronale). Comme on le voit l'économie nucléaire s'appuie, c'est là sa grande originalité, sur des postulats à la fois libéraux et socialistes pour constuire un projet singulier de dépassement de leurs oppositions et une théorie économique qui vient donner un second souffle à un socialisme toujours hanté par le spectre de Marx.

jeudi 7 juin 2007

QU'EST-CE QUE L'ECONOMIE NUCLEAIRE II ? (REISSUE)

Selon Isou, le prolétariat conscient et organisé ne constitue pas cette classe révolutionnaire à qui Marx avait assigné la tâche historique de critiquer et de dépasser la société bourgeoise ; il ne porte que des revendications visant à aménager le circuit économique existant, à y faire reconnaître les droits et le rôle des salariés dans l'appareil de production. Les doctrines économiques classiques et critiques s'appuient donc sur les agents économiques, leurs relations et leurs antagonismes, afin, selon une logique politique du rapport de force d'ajuster le "marché" en fonction des intérêts défendus par chacun d'entre eux. Le libéral promeut l'investisseur, l'entrepreneur comme des figures motrices et clés de la création de richesse (en d'autres termes emplois et croissance) ; il assure que l'intérêt égoïste de ceux-ci est utile et bénéfique à la collectivité qui n'est jamais qu'une addition d'égoïsmes singuliers. Marx démontre brillamment que l'économie classique méconnaît le rôle du travail, de sa valeur, dans la production de la richesse, et comment les salariés sont dépossédés des fruits de leur labeur, alors qu'il sont obligés de s'y aliéner par l'organisation bourgeoise des rapports et des modes de production. A l'égoisme et à l'utilitarisme de la pensée bourgeoise, Marx oppose une compréhension du travail humain comme praxis inscrite dans un tissu social (valeur d'usage). La reconnaissance symbolique et économique de ce travail, le partage conséquent de la plus-value créée, constituent les grandes revendications trade-unionistes des organisations ouvrières autant que l'exigence de solidarité nécessaire à la lutte ("prolétaires de tous pays, unissez-vous" s'opposant au "chacun pour soi" des libéraux).
Les rapports de domination d'une classe (prolétariat versus bourgeoisie) sur une autre reste, dans cette perspective, l'explication dernière des conflits qui traversent la vie économique et l'organisation sociale. Pourtant ces classes elles-mêmes ne sont pas homogènes : les jeunes en effet sont en effet tenus pour la plupart hors du circuit économique, et se singularisent par la "gratuité", en terme économique, de leurs efforts et de leurs actes. Au service de la famille, comme dans la paysannerie, ils constituent une main-d'oeuvre peu honéreuse, employés comme apprentis ils accomplissent un travail comme n'importe quel salarié mais sont peu rettribués au prétexte qu'ils n'ont pas encore l'expérience et les compétences suffisantes pour prétendre à un vrai statut. Etudiants ou scolarisés, ils représentent une force potentielle de subversion de l'échange institué, libéral ou socialiste, dans la mesure où pour y exister ils doivent incessamment en déplacer les lignes, en transgresser les seuils et les limites. Isou perçoit cette catégorie d'agents négligée par les économies classiques et critiques comme une zone particulièrement instable, qui dépossédée des moyens d'une souverraineté économique, sociale et politique supporte toutes les aliénations et exploitations (la famille, l'école avant d'éprouver l'apprentissage du monde de l'emploi auquel il doit s'ajuster).
Les jeunes sont dans une situation unique : ils ne connaissent de l'échange que les peines et sont privés de toutes les satisfactions qui sont la retribution normale de celles-ci dans le cadre du salariat. Cette frustration orginelle explique le désordre, hors de tout folklore romantique, inhérent à la jeunesse qui cherche à exister par tous les moyens, ceux de la créativité pure (les valeurs qu'elle apporte et qui modifie positivement le ciruit établi en permettant aux nouveaux venus de trouver leur place pour le plus grand bénéfice de la collectivité) ou ceux de la créativité détournée (le nihilisme et ses nombreuses manifestations : révoltes diverses, délinquance...). Pour Isou, les jeunes cherchent ainsi avant tout à entrer dans le circuit économique pour y déployer leur force de travail et d'invention, y gagner une reconnaissance sans pour autant renoncer aux valeurs et aux aspirations qu'ils portent. Il y a là un dépassement de l'opposition traditionnelle entre acceptation servile d'un système, adaptation à son principe de réalité et rejet de celui-ci pour la fuite romantique hors d'un réel décevant. Les jeunes en entrant dans le circuit en modifient les règles et l'équilibre, dans la mesure où ils entrent en concurrence - puisque le libre échangisme est le norme dominante - les uns avec les autres dans la course aux meilleures places, le nombre de celles-ci étant limité. Ils s'opposent aussi aux salariés ou dirigeants déjà en fonction qui n'entendent pas céder les postes qu'ils occupent et obligent les nouveaux venus à emprunter des itinéraires interminables (stages, justification d'ancienneté...) avant de pouvoir atteindre l'emploi souhaité, et dans quel état ! L'impatience et la frustration de la jeunesse définissent ainsi des moteurs forts d'une dynamique de subversion qui en certaines circonstances (crise par exemple) explique les mouvements insurrectionnels que ces jeunes accompagnent ou conduisent afin de liquider un "vieux monde" où ils ont si peu leur place. Plus largement, les salairés qui végètent dans des emplois peu épanouissants, en quête d'une reconnaissance et d'un poste où ils pourraient enfin se réaliser comme agent économique en soi, partagent avec les jeunes cette même insatisfaction. Isou définit comme Externité cette catégorié de mécontents et d'insatisfaits, qui peinent à exister dans une organisation économique donnée, les jeunes de par leur situation présentant le plus haut degré d'externité. Les internes représentent l'ensemble des agents économiques (qu'il s'agisse des investisseurs, des employeurs ou des salariés) qui se touvent pleinement insérés et réalisés dans le cadre du circuit institué, ils en sont les gardiens autant que les garants. Les théories classiques (atomistiques dans la mesure où elles se fondent sur l'individu type capitaliste) et critiques (moléculaires dans la mesure où elles s'appuient sur une classe) négligent la masse d'agents pré-économiques, les jeunes, qui interviennent pourtant massivement dans les bouleversement de l'ordre économique en place autant qu'elles méconnaissent le quantum d'externité qui habite souvent même les mieux intégrés de ces deux systèmes . Toutes les solutions et les réformes proposées par les libéraux et par la gauche dans sa pluralité s'avèrent donc insuffisantes en raison de leur ignorance de cette donnée essentielle de la question économique et des conflits qui lui sont inhérents.
De ce constat, Isou dégage trois grandes orientations pour asseoir sa théorie économique : d'abord, la nécessité d'une réforme de l'enseignement afin de permettre aux jeunes d'entrer sur le marché de l'emploi au plus tôt avec la meilleure formation possible, ensuite la redistribution d'une partie de l'impôt collecté sous la forme d'un crédit de lancement, afin de favoriser l'initiative et la création de nouvelles entreprises, enfin une planification repensée à la lumière des désirs exprimés, des besoins constatés et apports innovants introduits, afin d'ajuster la productions des biens et des services aux attentes complexes, en devenir, de l'ensemble de la société. Il s'agit en fait de dépasser le "tout marché" et sa jungle défendue par les libéraux autant que le "tout-état" promu par le socialisme. Plus profondément, pour en finir avec la lutte de "tous contre tous", Isou popose un socialisme qui place la création, et non plus seulement comme Marx la production, au centre de l'activité économique afin d'installer, à la place de la rareté qui est encore la norme, une société d'abondance et de prodigalité.

QU'EST-CE QUE L'ECONOMIE NUCLEAIRE I (Reissue)

Le lettrisme ambitionne de bouleverser l'ensemble des pratiques et des savoirs existants en postulant la création comme dynamique de l'histoire humaine. Il ne se départit pas de cette urgence que le surréalisme avait fait sienne en son temps (changer la vie et transformer le monde) mais entend réaliser ccette utopie, qui emprunte au messianisme de Marx, avec méthode (la Créatique). Dès son arrivée à Paris en 1946 Isidore Isou a pour projet de dépasser les erreurs et les approximations de l'auteur du Capital, insuffisant à ses yeux pour penser et réaliser une société débarassée des antagonismes et des conflits de classe. Il a déjà un passé de militant en Roumanie, aux côtés des communistes mais surtout dans les organisations sionistes de Gauche. Ce qui l'intéresse avant tout chez Marx c'est sa critique de l'économie classique, bien plus que le jeune Marx qui nourrira tant la prose des situationnistes, et l'importance accordée à l'échange économique dans la structuration de la société. La mise à jour d'une catégorie d'agents économiques ignorée des classiques, le prolétariat, partie prenante, agissante et exploitée d'un système économique, permet à Marx, par sa réappropriation de la dialectique hégelienne, de la poser comme contradition et force possible de dépassement de la société bourgeoise et de son mode de production. L'appropiation des moyens de production, la planification de ceux-ci, en place d'un marché de libres entrepreneurs et de sa concurrence "non faussée", en fonction des besoins toujours plus complexes et divers de la société restent des apports clés de la théorie marxiste que les syndicats et organisations de gauche vont relayer politiquement afin de porter le projet et le programme d'une société de type socialiste. Certes le mythe révolutionnaire, aidé en cela par l'exemple russe, va longtemps stimuler l'imaginaire de gauche, et pas seulement des communistes orthodoxes ; pourtant dans les pays où Marx prophétisait la grande révolution socialiste, la démocratie politique, "bourgeoise", devenue un élément régulateur de la vie publique, va disqualifier les mythologies révolutionnaires pour les réduire au rang de folklore et le prolétariat via ses représentants syndicaux et politiques progressivement gagnera, certes par des luttes non négligeables, des droits, un rééquilibrage de l'échange et du contrat social à son avantage avec les conséquences que l'on sait : constitution d'une classe moyenne, élévation du niveau de vie et des perspectives de vie... Par contre, partout où des révolutions se sont faites au nom du marxisme ou de ses dérivés, l'utopie progressiste et généreuse de Marx a toujours été niée, écrasée par des systèmes bureaucratiques et autoritaires qui s'en prévalaient pourtant.
C'est cet échec historique des "prévisions" de la science de Marx qui amène très vite le jeune Isou à prendre ses distances avec ce magister qui, au regard des tenants des théories économiques classiques et du type d'organisation sociale qu'elles supposent et défendent, représente une avant-garde encore pertinente et séduisante, bien plus que les anarchistes dont Marx comme le rappelle Isou avait déjà balayé les propositions (cf. Misère de la philosophie et philosophie de la misère). L'exemple russe ou plutôt "soviétique" à l'époque, l'émergence de mouvements fascistes, lui fournissent matière à réflexion. Ni le marxisme, ni le libéralisme n'ont réussi à dépasser et à résoudre les antagonismes qui traversent et décomposent, crise après crise, la société. Les démocraties bourgeoises se sont vues menacées et réduites par des forces politiques (les fascistes) qui avaient attiré à elles les mécontents, les laissers pour compte, les déclassés, les jeunes sans avenir du "laisser-faire" libéral. A l'est, les répressions et purges incessantes demandées par la bureaucratie stalinienne restaient significatives d'un pouvoir illégitime craignant à tout moment que des "contradictions objectives" non prévues et planifiées dans ce meilleur des mondes possibles ne le chassent par la violence définitivement.
L'économie politique reste pour Isou la discipline où se jouent, se nouent et se dénouent les tensions, les antagonismes que le libéralisme méconnait et que le marxisme analyse comme une lutte de classe. C'est donc sur ce terrain qu'il va reprendre, à partir d'une critique des travaux de Marx et de ses devanciers classiques, l'élaboration d'une nouvelle théorique économique, dite nucléaire, à même de servir de base fondatrice à un projet de transformation politique de la société.