Deux grands icônes de l'espace public, majeure et mineure, donnent la mesure de la nullité du débat en France : Stéphane Hessel, mélange de vieux sage, d'ancien combattant, à l'image de la démographie en France (que l'on relise le texte de Barthes consacré à l'abbé Pierre dans ses Mythologies), dont on peut saluer la trajectoire respectable. Mais voilà que cet infatigable indigné à durée indéterminée semble faire de ses combats lointains autant que périmés un horizon politique indépassable (éloge du vieil état providence qui prend l'eau de toutes parts) et du sentimentalisme de foire, type dame-patronnesse, le prêt-à-penser-et-agir ultime. Derrière les mots creux de "solidarité", de "justice", "d'égalité", "d'indignation" le vieil homme sympathique n'en étouffe pas moins les problèmes de la jeunesse actuelle au profit d'une montée en abstraction lyrique qui sied à tous les conformistes incapables de donner un avenir à cette jeunesse qui est le grand perdant de leur modèle social faisandé. Et la France ne manque pas de conservateurs de gauche comme de droite prêts à toutes les indignations dès qu'il s'agit d'introduire un peu de vie dans leurs musées Grévin ! Laissons les morts enterrer leurs morts et les pleurer, notre privilège sera d'entrer vivant dans le vie nouvelle (Marx)... Mais descendons plus bas (et non pas allons plus loin), Alain Badiou, dernier vestige de la guerre froide, après un petit pamphlet contre une petit président pas mal ficelé, en profite pour ressortir son grand amour de jeunesse, l'hypothèse communiste, dont il perçoit ici et là les signes palpables de son actualité, voire de son urgence. Inutile de chercher un inventaire critique du XXème siècle chez ce pur produit de la guerre froide, le stalinisme, le socialisme réel, la répression des opposants, le flicage généralisé, la pénurie, la misère... tout cela s'efface au profit des expériences sud-américaines récentes (Chavez bien sûr mais certainement pas Lulla qui avec succès a mené des réformes ambitieuses au Brésil, et obtenu bien des avancées sur le plan social, mais sans doute est-il encore trop "social-traitre" aux yeux de notre révolutionnarologue). Dans une tribune publiée dans le Monde du 18 février, Monsieur Badiou se prête au difficile décryptage "à chaud" des révolutions égyptiennes et tunisiennes. Sa prose mérite attention tant elle constitue pour les jeunes générations un morceau d'anthologie du "monde à l'envers" qui servait d'endroit à la langue de bois communiste :
- inflation de généralités, d'abstractions qui rendent impossible la compréhension d'une complexité réelle "sans mouvement communiste, pas de mouvement communisme", recours au présent de vérité générale ("le peuple, le peuple seul est le créateur de l'histoire universelle")...
- effet de manche, un classique du staline style, visant à disqualifier sans argumenter, les éventuelles objections : "il est obscurantiste de dire "ce mouvement réclame la démocratie". Faut il par là comprendre qu'il serait "progressiste" de dire que ce mouvement réclame la dictature du prolétariat ?
- plus inquiétant "une mystique du peuple" dont on semble attendre magiquement (on est bien loin du matérialisme dialectique) le "grand soir" paradisiaque la résolution de tous les problèmes de l'humanité (si ! Si !) :
"Le soulèvement populaire dont nous parlons est manifestement sans parti, sans organisation hégémonique, sans dirigeant reconnu. Il sera toujours temps de mesurer si cette caractéristique est une force ou une faiblesse. C'est en tout cas ce qui fait qu'il a, sous une forme très pure, sans doute la plus pure depuis la Commune de Paris, tous les traits de ce qu'il faut appeler un communisme de mouvement. "Communisme" veut dire ici : création en commun du destin collectif. Ce "commun" a deux traits particuliers. D'abord, il est générique, représentant, en un lieu, de l'humanité toute entière. Dans ce lieu, il y a toutes les sortes de gens dont un peuple se compose, toute parole est entendue, toute proposition examinée, toute difficulté traitée pour ce qu'elle est. Ensuite, il surmonte toutes les grandes contradictions dont l'Etat prétend que lui seul peut les gérer sans jamais les dépasser : entre intellectuels et manuels, entre hommes et femmes, entre pauvres et riches, entre musulmans et coptes, entre gens de la province et gens de la capitale". Quel catéchisme ! Depuis Jean-Paul II on a guère fait mieux !
. Une confiscation de la parole exprimée au profit d'une mise en ordre idéologique : il ne s'agit plus d'appréhender la nouveauté et la substance du mouvement révolutionnaire à la travers la polysémie de ses acteurs mais de l'inscrire a priori dans un discours normé dont il serait un l'illustration exemplaire et édifiante D'où l'importance accordée à l'exégèse, à savoir Badiou himself, qui doit traduire (et trahir) les aspirations des révolutionnaires dans le langage classique de la lutte des classes : « Les peuples tunisiens et égyptiens nous disent... » et s'ils nous disaient justement le contraire de toutes ces badiouseries ?
A ce stade là, on ne peut s'empêcher de penser à la formule de Castoriadis qui dans la revue Socialisme et Barbarie qualifiait l'URSS « d'état ouvrier dégénéré », il n'est plus aujourd'hui « d'état ouvrier » mais la décomposition du marxisme produit par réaction de curieux mélanges, à base de mystique, de falsification et d'éloge de l'action violente, chez les retraités qui s'en réclament encore :
pas de prolétariat ici mais des « classes populaires » qui ont payé le prix fort à lire notre révolutionnaire carte vermeil durant les manifestations au contraire des classes moyennes embourgeoisées, et nécessairement conservatrices : est-ce si sûr ? La démographie, le niveau d'éducation, en Tunisie... conduisent à une mobilisation révolutionnaire d'une jeunesse instruite, éduquée, et totalement privée d'avenir dans une société bloquée autoritairement, elle semble aspirer aux conquêtes qu'Alain Badiou méprise souverainement : la démocratie et le pluralisme s'accommode sans doute mal d'un « peuple » que l'on souhaiterait entendre s'exprimer d'une seule voix ( Ah, le bon vieux temps du parti unique ici remplacé par le peuple unique !).
Pas de prolétariat encore mais une mystique du petit peuple, du pauvre qui doit de manière symbolique mettre en accusation un monde injuste et annoncer le jugement dernier... nous sommes très loin des questions sociales et politiques et plus proches d'une théologie révolutionnaire (la révolution est la fin de l'histoire et l'avènement de la justice universelle !) à laquelle les mouvement tunisiens et égyptiens semblent pourtant très étrangers.
Enfin, au fond de cette dérive mystique, le noyau dur du XIXème siècles: pas de révolution sans violence : « On a partout parlé du calme pacifique des manifestations gigantesques, et on a lié ce calme à l'idéal de démocratie élective qu'on prêtait au mouvement. Constatons cependant qu'il y a eu des morts par centaines, et qu'il y en a encore chaque jour. Dans bien des cas, ces morts ont été des combattants et des martyrs de l'initiative, puis de la protection du mouvement lui-même. Les lieux politiques et symboliques du soulèvement ont dû être gardés au prix de combats féroces contre les miliciens et les polices des régimes menacés. Et là, qui a payé de sa personne, sinon les jeunes issus des populations les plus pauvres ? Que les "classes moyennes", dont notre inespérée Michèle Alliot-Marie a dit que l'aboutissement démocratique de la séquence en cours dépendait d'elles et d'elles seules, se souviennent qu'au moment crucial, la durée du soulèvement n'a été garantie que par l'engagement sans restriction de détachements populaires. La violence défensive est inévitable. Elle se poursuit du reste, dans des conditions difficiles, en Tunisie, après qu'on ait renvoyé à leur misère les jeunes activistes provinciaux. » On croit rêver, certains staliniens et conservateurs ont déjà fait le même coup en 1968 : ce n'est pas une révolution, il n'y pas suffisamment de morts ! Mais la violence n'a pas été le fait des manifestants, à chaque fois ce sont les pouvoirs menacés qui en Tunisie, en Libye ou en Egypte ont eu recours à la répression pour écraser la contestation. La violence n'est pas la condition première de la vérité dans l'histoire, ni la fatalité d'un mouvement révolutionnaire ! Quid du soft power que représentent les nouvelles technologies d'information et de communication au XXIème ? N'ont-elles pas pesé dans la mobilisation massive de la contestation au point de déborder le pouvoir ? Bien sûr, quand on en est encore au marteau et à la faucille, difficile de comprendre l'intérêt de l'ordinateur... Et Badiou d'ignorer totalement le rôle décisif de l'armée dans la victoire obtenue par les manifestants : dans des sociétés sans dynamisme économique, dominées par la corruption, la "hogra", l'armée représente encore le seul échappatoire pour des jeunes sans perspective, la seule possibilité d'échapper à la fatalité d'une situation misérable, Badiou a-t-il oublié l'exemple de l'URSS et de sa bureaucratie ? En Égypte l'armée est au coeur du pouvoir, comme en Algérie, le pouvoir « achète » la fidélité des jeunes sans avenir qui pourraient nourrir les bataillons de mécontents comme en Algérie aux côtés Fis dans les années 90 moyennant une « carrière » et quelques privilèges dans le maintien de l'ordre. Ce sont des alliés potentiels, et non des ennemis de classe ! Ce ne sont donc pas les « damnés de la terre » qui ont été à l'avant-garde des manifestations tunisiennes et égyptiennes mais bien les jeunes, demandant non pas le fin du « capitalisme » et de la « démocratie libérale » qu'ils n'ont jamais connus contrairement à Badiou, mais une liberté inconditionnelle (dont personne aujourd'hui ne sait comment elle se déclinera) qui rappelle davantage les révolutions libérales des siècles passées et l'écroulement inéluctable des « républiques soviétiques » (sic) après la chute du mur de Berlin. (snif...snif...un mouchoir ?). Cette "violence défensive" justifiée au nom de la nécessité révolutionnaire n'est-elle pas un adoubement de principe accordé à toute minorité autoproclamée qui ferait demain de l'élimination physique des "ennemis de la révolution" une oeuvre de salubrité publique ? Que disait le PCF en 1956 quand les manifestants en Hongrie étaient écrasés sous les chars soviétiques : "A peine quelques mois plus tard, le PCf choisissait de faire bloc et d'apporter son soutien total à la répression, par les troupes du Pacte de Varsovie, de l'insurrection hongroise. Dans cette répression nous aurions pu comprendre combien la politique des états socialistes contredisait les idéaux qui nous animent et combien elle salissait notre combat. Nous aurions pu voir, dans ce soulèvement incontestablement populaire, l'incapacité du système soviétique à concrétiser les idéaux du communisme, et donc la nécessité de tout remettre à plat. Nous n'y avons vu qu'un complot" (Marie-George Buffet, le PCF et l'année 1956, texte d'ouverture, www.gabrielperi.fr). Quel aveu ! Alain Badiou semble considérer que les classes moyennes ne sont pas véritablement partie prenante du "vrai peuple" pas plus que les jeunes d'ailleurs et que le "vrai peuple" doit pouvoir se défendre contre ses ennemis, le "faux" peuple... la référence à Marat annonce-t-elle quelque appel à une "terreur" rédemptrice et purificatrice ? Ni les classes moyennes, ni les classes populaires ne peuvent résumer le soulèvement des jeunes actuel qui de toutes les classes et de toutes les places demandent un changement de régime en Tunisie et en Egypte ; dans le hors-sujet Badiou et Allio-MArie, attachés à une lecture en termes de classes sociales, aveugles à la place singulière des jeunes dans ces mouvements, ne s'opposent pas mais forment bien un binôme complémentaire et prévisible.
« Oui, nous devons être les écoliers de ces mouvements, et non leurs stupides professeurs. Car ils rendent vie, dans le génie propre de leurs inventions, à quelques principes de la politique dont on cherche depuis bien longtemps à nous convaincre qu'ils sont désuets. Et tout particulièrement à ce principe que Marat ne cessait de rappeler : quand il s'agit de liberté, d'égalité, d'émancipation, nous devons tout aux émeutes populaire ». Oui, nous devons être les écoliers attentifs à commencer par Monsieur Le professeur (stupide ?) Badiou car ces mouvements renvoient de nos mobilisations sociales franco-françaises une image profondément conservatrice, incapables de proposer des réponses nouvelles aux problèmes que le pays rencontre, notamment en ce qui concerne la situation dégradée des jeunes. Oui le marxisme dégénéré est désuet, et il faut bien des contorsions et des falsifications pour y enrôler les jeunes manifestants de Tunisie et d'Egypte, non les émeutes populaires ne conduisent pas nécessairement au meilleur des mondes badiouesque, elles peuvent installer des théocraties, des dictatures (le nazisme a-t-il été seulement porté par la Bourgeoisie et les khmers rouges ne sont-ils qu'une invention du grand capital ?). Mais visiblement Badiou ne possède pas un logiciel adéquat pour comprendre le « mouvement réel des choses », une grammaire des révolutions un peu plus fine, et notamment le rôle révolutionnaire ambivalent des soulèvements de la jeunesse, et pourtant s'il était un tant soi peu attentif, il aurait pu s'interroger et méditer sur des discours comme celui-ci : « Toutefois, cette jeunesse révoltée a, aujourd’hui, un espace potentiel plus large. Saura-t-elle l’occuper ? En se situant sur les droits fondamentaux, individuels et collectifs, sur la constitution d’une démocratie vivante, de valeurs partagées et de lois communes, elle peut mieux s’ancrer dans la population et le paysage politique. L’enjeu n’est pas de choisir un porte-drapeau et de faire gagner son écurie. L’enjeu est de définir démocratiquement le terrain commun sur lequel, dorénavant, devront s’affronter les différentes manières de voir. L’appel au lancement d’une convention nationale, décentralisée, pluraliste, non sectaire, serait sans aucun doute opportun. Mais qui est en situation d’assurer sa reconnaissance, de garantir son pluralisme politique, la diversité des acteurs et son ancrage populaire ?" http://revolutiontunisie.wordpress.com/2011/01/13/le-soulevement-de-la-jeunesse-en-tunisie-est-une-vraie-revolte-politique/
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