mercredi 28 février 2007

L'UTOPIE PARADISIAQUE ET SON MESSIE

L’Agrégation d’un Nom et d’un Messie, livre épuisé depuis bien longtemps, est un roman d’apprentissage pour le moins insolite. Publié en 1947 aux Editions Gallimard, cet épais volume surprend par l’âge de son auteur et le dessein qui s’y dévoile : Isou à vingt ans à peine fait de sa vie la matière exemplaire d’un destin, le préambule définitif à une œuvre à venir. De ce roman d’initiation, il est le personnage emblématique, érigé en mythe vivant. Le lettrisme reste incompréhensible sans référence à ce texte fondateur. La part autobiographique le dispute aux considérations éthiques et théologiques mais les tribulations du jeune Isidore, de chapitre en chapitre, contribuent, par ajouts et agrégations répétées, à la formation d’un personnage romanesque abouti et fixé dans sa perfection éternelle. Isou sera plus qu’un Julien Sorel ou un Rastignac, il sera le premier personnage de roman « vivant et réel », au delà de l’exemplarité classique et de la dispersion romantique :« Ce qui nous apparaît ici plus important reste la volonté de l’auteur de se projeter - en dehors de sa projection par l’œuvre – comme personnalité, comme exemple d’un état : incarnaion vivante du parfait-réussi (…) Mais nous ne connaissons pas d’écrivain (et surtout de romancier) qui puisse s’offrir comme modèle au delà de l’écrit . Ni Malraux ne représentera pour nous le Révolutionnaire (il ne le désire pas), ni Gide-Lafcadio ; ni Stendhal-Julien Sorel, ni Montherlant le sportif. (…) Nous trouverons les exemples des hommes incarnant des valeurs dans les figures sans activité littéraire (…) De ce genre d’hommes, l’auteur s’inspire alors qu’il veut créer Isou, exemple de l’homme complet-réussi. Héros équilibré, certain de ses possibilités de représentation ». La vie et la littérature se confondent moins dans un style communément adopté que dans une volonté de faire de l’œuvre la justification de la vie et la matière d’un panégyrique perpétuel. Méthodiquement, le romancier autobiographe ne retient de sa vie que les plus hauts moments significatifs d’un accomplissement créateur. Les personnages de l’épopée (Irina, Bif, Ludo, Zissu) constituent comme autant de passages initiatiques, d’échelons qui vont permettre à Jean Isidore Goldstein de devenir Isidore Isou. Au terme de son périple qui le conduit de sa Roumanie natale à la nouvelle Jérusalem que représente à ses yeux Paris, Isou est achevé, il s’est construit et édifié dans et par des œuvres (Marx, Lénine, le judaïsme, Proust, Joyce, Baudelaire, Rimbaud, Dada…), il portera désormais le feu de ses propres œuvres aux hommes. La fin du roman marque la clôture d’un cycle d’initiation dépassé par les nouvelles aventures bibliographiques d’Isidore Isou déjà sous presse :« Dans ce sens, un héros parfait et réussi reste un exemple à atteindre, symbole d’un dépassement des forces existantes (…) Le modèle isouien représente le premier effort, le cadre originel, pour l’obtention de cet inédit idéal collectif. Les générations prochaines seront isouiennes ou elles se perdront sans signification jusqu’à cette réalisation ».(p.443)Le livre est inégal bien sûr, certaines pages de circonstance, écrites dans l’agitation fiévreuse de l’après-guerre, ont sans doute bien mal vieilli. Mais ce curieux mélange de maladresses (dans la construction, les effets de style) et de sérieux presque académique, loin de rebuter le lecteur, rend d’autant plus manifeste la puissance d’invention que portent ces premières pages.Le titre du roman a une fonction programmatique : la trinité Nom/agrégation/messie délimite pour longtemps l’imaginaire isouien et ses pôles symboliques structurants.
Nom : Isou a toujours refusé la banalité du quotidien, productif et insignifiant, où chacun végète dans la répétition et la vacuité en attendant de disparaître dans l’anonymat et l’indifférence. La création seule peut émanciper l’homme de sa finitude et enchanter le monde. Le nom est la trace prescriptive d’une création qui redonne au chaos des gestes et des paroles un sens, une ligne directrice et une exigence. Au sortir d’une autre guerre, marquée par l’horreur génocidaire, Isou ne reprend pas le nihilisme désespéré de Dada. Sur quoi pourrait jouer la désinvolture dadaïste et sa table rase quand il ne reste que des ruines ? Son intelligence est d’anticiper alors la décomposition de toute la culture moderne. Ce gai savoir n’est en rien le secret, le code ésotérique, gardé par quelques initiés. Il constitue le préambule à la possibilité d’une révolution culturelle sans précèdent. La place laissée vacante libère la création et ses sortilèges : tout est à reconstruire, les idées, les valeurs, les pratiques, les arts. Isou manifeste une conscience particulièrement aiguisée d’une banqueroute irréversible de la modernité. Le vide de l’époque aidant (retour du surréalisme, de la peinture abstraite, vacuité philosophique d’un existentialisme tardif), Il procède selon une stratégie d’occupation systématique de la première place non sans impatience et prosélytisme : dans le cinéma, la poésie, l’économie politique, la peinture… Isou veut laisser son Nom. Le nom résume et immortalise l’œuvre comme destin, il renvoie au marbre d’un accomplissement créateur. Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Tzara, Breton ou Apollinaire ont marqué par leurs apports formels le devenir du domaine poétique, ils en ont bouleversé les pratiques, écrit l’histoire. Isou ne conçoit pas l’existence en deçà d’un tel achèvement. Le geste créateur reste à ses yeux le plus haut moment qualitatif de l’existence car il arrache au temps un peu de son éternité. Les déterminismes sociaux, psychologiques autant que les anecdotes venues du quotidien constituent le bas-fond commun contre lequel s’affirme la nécessité créatrice. Maurice Lemaître en lettriste conséquent formulera cette conviction en un raccourci saisissant, à savoir que « sur ce globe, personne n’a jamais vécu que Socrate, que Dante, que Joyce ! ». Mais au contraire de ceux-ci, Isou n’entend pas laisser un nom dans telle ou telle branche culturelle, il veut les occuper toutes et être le point de référence d’un renouveau culturel global, post-isouien : que l’on prenne le soin de lire la bibliographie « à paraître » qui ouvre L’Agrégation d’un Nom et d’un MessieEléments de la peinture lettristeLes Journaux des dieux précédé de : construction du dernier roman possibleFondement pour une transformation totale du théâtreLes tables génésiques : unité de mesure pour un autre départ de la philosophieSchèmes d’une véritable philosophie de la cultureEsthétique suivi de Bases pour la construction des arts nouveauxLettre au maréchal Staline sur la question palestinienne (notes pour la création d’un parti communiste sioniste)Politique suivi de principes des soulèvements futurs ».Plus déroutant encore est le fait qu’il a réalisé sur un demi siècle l’ensemble de ce programme initial bien au delà des objectifs visés.
Messie : car cette position philosophique devant l’existence, le salut des hommes par leurs œuvres, est fondatrice d’une réflexion théologique issue directement du judaïsme. La dérive mystique a toujours tenté l’avant-garde, souvent d’ailleurs contre ses mots-d’ordre modernistes et sa dialectique formelle. De Kandinsky et Malevitch à Yves Klein ou John Cage en passant par Dada et les « voyants » du surréalisme, l’énigme de la transcendance a survécu à Marx, Nietzsche et Freud. La modernité dans ses plus audacieuses propositions rejoint souvent l’interrogation métaphysique malgré et souvent contre un formalisme méthodologique.L’agrégation relate la formation spirituelle et politique du jeune Isou, lecteur attentif de Marx et militant sioniste de gauche. L’insatisfaction devant le monde, le désir d’en dépasser les imperfections, trouvent chez Isou, comme chez Marx leur formulation sécularisée : l’utopie d’une société paradisiaque.« L’unité du Dieu judaïque n’est pas un nombre, mais ce centre d’inconnaissance vers lequel nous avançons, que nous rétrécissons et autour duquel nous bâtissons le monde (..) Le judaïsme a mis sur le tapis, la discussion de la genèse et de la fin, la marche, le progrès de l’homme dans le monde et son but ». (L’Agrégation..., p259). Le judaïsme garantit la connaissance, l’élévation spirituelle des hommes, mais promet aussi la réalisation immanente, terrestre et concrète, de la grâce et de la joie. A ce noyau progressiste premier, Isou apporte une contribution qu’il estime décisive : la création et ses lois. La propension messianique de sa prose est attestée par l’usage redondant de l’indicatif futur et le recours toujours sur le mode de l’hyperbole à la troisième personne. Un tel lyrisme de la prophétie ne se retrouve pas même dans la bible, il envahit et gonfle jusqu’à saturation, la prose de tous les grands textes manifestes d’Isou, quitte à irriter le lecteur. Loin de céder à l’exerce de style, Isou démontre ainsi qu’il est la première confirmation exemplaire de l ‘exactitude de ses théories. Contrairement aux pains multipliés de la bible, ses créations sont l’oeuvre profane d’un divin en acte auquel chacun peut accéder dans la mesure où il en accepte les lois. Isou adopte la pose et la prose du messie qui vole aux dieux leur feu et en fait don aux hommes. Ni gourou fumeux, ni leader charismatique intéressé par l’exercice solitaire du pouvoir, il endosse le qualificatif de messie parce qu’il offre aux hommes la chance d’un dépassement dans les territoires culturels qu’il leur révèle : la peinture hypergraphique, la poésie lettriste, l’esthétique imaginaire, le cinéma discrépant, l’art supertemporel, la kladologie, l’économie nucléaire... Philippe Sers dans son ouvrage Totalitarisme et avant-gardes (Les Belles Lettres) souligne la présence d’« une notion qui va fédérer tous les apports de la judéité en unifiant sa tradition de la distance iconique et la puissance de la loi : c’est la notion de l’ou topos, propre au peuple errant, l’utopie toujours revivifiée par un modèle infini et toujours insatisfaite par les œuvre humaines. » (p. 89) La pensée d’Isou se tient toute entière dans cet ou topos poussé au paroxysme. Le judaïsme a le premier formulé l’exigence progressiste d’une humanité et d’un monde perfectibles : l’invention et la découverte, promues par Isou, marquent des étapes qui sont comme autant d’avancées vers cette utopie paradisiaque enfin rendue réelle :« Je nomme juif tout ce qui aide l’avance du monde (..) Le rôle des juifs, c’est d’égaliser, de créer Dieu dans le monde ». Isou prendra ensuite ses distances avec ce judaïsme originel ; sa Créatique se veut la Table des lois dernière, l’encyclopédie ultime qui complète et dépasse les approximations métaphysiques et philosophiques de ses prédécesseurs. Ainsi il affirme dans Amos ou Introduction à la métagraphologie qu’« à l’aveuglement mystique (ignorance de Dieu) et à l’aveuglement nihiliste (négation de Dieu) il s’agit d’opposer la méthode créatrice (isouienne) qui est la connaissance de la loi à laquelle obéit Dieu et des voies par lesquelles on peut devenir son égal » (p.12). Les théologies passées ont fondé des religions désormais figées dans leurs dogmes et leurs rituels, elles doivent être dépassées dans la mesure où elles sont incapables de manifester concrètement le paradis qu’elles promettent La référence a un ordre transcendant pleinement revendiqué constitue l’aspect le plus déroutant de sa pensée pour le lecteur formé à une modernité désenchantée. Loin des arrières mondes chrétiens autant que du scepticisme et du nihilisme, le divin est une catégorie anthropologique nécessaire qu’Isou n’entend pas abandonner à l’obscurantisme religieux :« Le monde recherche la particule éternelle capable de multiplier intégralement sa joie (…) Le « Paradis » sera une forme d’auto renouvellement intégral. Ceux qui connaîtront son ordre seront, seuls, dignes de lui. Toutes les branches de la connaissance n’ont d’importance que par rapport au Paradis. Les disciplines se sont constituées et formées en elles-mêmes, comme autant de voies centrales ou d’impasses, devenues meurtrières, vers le foyer éternel et intégral de la joie » (Amos p. 10/11) Le divin selon Isou ne relève donc ni de l’extase contemplative, ni de l’ineffable. C’est par l’ascèse créative et ses actes que l’homme actualise le divin qu’il porte et qui est sa seule transcendance légitime. A la contemplation il oppose le geste créateur, au silence mystique la révélation et le prosélytisme de la propagation (des milliers de pages noircies, un soucis patent de vulgarisation, des conférences), aux mystères ésotériques la connaissance et ses lois exotériques, au sacré acéphale et dévastateur d’un Bataille, une méthode d’élévation spirituelle, La Créatique, apte à fonder un nouveau mythe collectif. Greil Marcus commentant cette ambition théologique souligne qu’à l’instar de Dada et de son chaos millénariste, « Isou (déterre) lui aussi la croyance gnostique que ceux qui s’assemblent autour de la vérité, ceux-là et personne d’autre, deviennent les Dieux de la Vérité, et héritent de la terre » (in Lipsticks traces, P. 294, Allia). Rien n’est pourtant plus étranger au théoricien du lettrisme que l’idée de constituer une société secrète, un sanctuaire farouchement gardé, réservé à la jouissance des seuls initiés. Marcus comprend à tort l’histoire des avant-gardes comme un prolongement des hérésies nombreuses (groupe d’initiés, sectes païennes, sociétés secrètes) qui ont accompagné et combattu le christianisme dominant. Ce retour du refoulé mystique n’a sans doute pas épargné le surréalisme, Malevitch ou Kandinsky mais il est à chez eux à lire comme un désaveu, le renoncement aux exigences de l’avant-garde pour un repli sur des positions spirituelles régressives. Ce religieux intempestif tient justement lieu de programme quand l’art et le politique ont cessé d’être une problématique à résoudre et à dépasser. Le surréalisme, dans sa phase terminale, donne un exemple particulièrement confondant de cette régression mystique : après le communisme, le troskysme, l’anarchisme, André Breton en appelle pour finir aux « grands transparents » afin de prolonger un surréalisme moribond. La démarche d’Isou est inverse : si l’avant-garde tombe dans le gâtisme mystique après avoir joué sa meilleur carte, à savoir sa force d’invention formelle, c’est qu’elle n’a pas vu et su résoudre une problématique métaphysique que Nietzsche avait magistralement écartée par la formule : « Dieu est mort ». Alors que les avant-gardes avancent dans les espaces désenchantés et sécularisés de la modernité, en rejetant l’hypothèse transcendantale dans les poubelles de l’histoire, la créatique isouienne renoue avec celle-ci et en renouvelle la substance.
Agrégation : Isou en tant que héros de son propre roman est un personnage « agrégé » d’un type nouveau. Dans son Essai sur le bouleversement de la prose et du roman (Escaliers de Lausanne, 1950) il rappelle que le roman post-balzacien se singularise par une décomposition progressive et irréversible de ses formes organisatrices (l’espace, le temps, et surtout les personnages) :« Les personnages momentanément gagnés par un habile équilibre des nuances souterraines devaient, au premier mouvement volcanique, atteindre leur propre caricature. Ainsi le Père Goriot et le colonel Chabert se transforment en Bouvard et Péruchet. Flaubert, Zola et ensuite Proust représentent l’axe d’anéantissement des types ». Rastignac incarne ainsi le héros-type balzacien et l’idéal romantique : venue de la marginalité, en rupture avec la société, conscient de ses désirs et de ses frustrations, il part à la conquête de l’immensité parisienne. Cette ambition suppose une unité préalable au personnage, une identité définitivement fixée, qui soumet le réel à son ambition. Mais Rastignac est une exception sans descendance : Lucien de Rubempré préfigure bien plus emblématiquement le revers de la médaille romantique, son intégration dans une société médiocre au prix de sa compromission et de ses nombreux renoncements. Frédérique Moreau dans l’Education Sentimentale arrive trop tard à Paris pour devenir artiste, grand écrivain ou politicien… de tout cela il ne sera rien bien sûr et Flaubert, non sans férocité, décrit la chute progressive de cet inconsistant dans le conformisme petit-bourgeois. Bienvenue dans le monde réel ! La négativité des anti-héros du roman moderne tient à leur impossibilité à s’agréger en une totalité cohérente et durable, en terme isouien à « se résoudre » comme problématique individuelle et sociale. D’où leur dispersion qui va jusqu’à la voix indifférenciée, anonyme et lancinante des récits de Samuel Beckett. L’expérience de la société apporte son lot de désenchantements, le héros s’atrophie, revoie ses prétentions à la baisse, s’accommode, et réussit dans l’insignifiance ou rejoint la marginalité et la mort. Le type isouien est au contraire un héros positif, qui refuse à la fois l’échec romantique, l’exclusion et la marginalité revendiquée d’un Chatterton, et l’adaptation réaliste à la survie dominante. En rupture avec la société il fait de sa condition individuelle une problématique sociale qu’il lui faut doublement résoudre. Alors que le romantique désabusé jette un regard rétrospectif sur sa vie en essayant d’en faire un bilan acceptable (« qui suis-je ? qu’ai-je fait ? »), le héros isouien sait lui qui il est et ce qu’il doit faire ; son histoire sera celle de son élévation, non de sa chute, vers une perfection finale et définitive qui fera de lui un modèle, un type littéraire et un exemple édifiant, et surtout réel, pour les jeunes générations. Isou ne connaît que trop bien les pouvoirs de la littérature, la fascination que le romantisme a exercé sur la génération précédente. Le panthéon surréaliste est rempli de prêtres défroqués, de criminels, de révoltés, de dissidents de l’ordre moral et social. Guy Debord ne confessera-t-il pas ensuite éprouver la même fascination pour les conduites délinquantes et transgressives ? A défaut d’avoir changé la société, le raté romantique hante ses marges, sa force d’insurrection séduit mais n’inspire qu’une vaine compassion. Si le romantique part à la conquête du monde, c’est en effet toujours avec ses manques, ses failles, ses fêlures voire ses abîmes ; le héros isouien entreprend le même voyage avec ses pleins, sa plénitude et l’assurance sereine de le mener à son terme victorieux. Il s’impose enfin à la société qu’il contribue à transformer en propageant ses valeurs et devient pour ses contemporains un « classique » :« Autrement que Candide – le vieil individu classique qui ne s’intéressait pas à l’événement temporel, le fuyait même – il s’agissait de bâtir le héros qui, connaissant les valeurs romantiques (action, accident, hasard temporel) sache aussi les ordonner et les intégrer (…) pour aider son bonheur, non pour le perdre »Au terme de cette élévation, le héros Isouien est fin prêt à assurer le rayonnement en acte et dans l’histoire de sa perfection typologique. Le coup de force d’Isou est ici double : non seulement l’Agrégation consacre son auteur comme un Nom dans le domaine romanesque où il apporte un nouvelle typologie de personnage, mais il affiche l’ambition d’être pour ses contemporains le centre référentiel messianique qui initie, accompagne et porte la génération montante : il ne rêve pas de changer le monde, il veut le changer réellement. L’Agrégation reste un livre hybride qui tient de l’autobiographie autant que de la confession ; son auteur se place pourtant sous le double parrainage du mythe et de l’histoire, de l’éternel et de l’évènementiel. Isou connaît les ressorts et les sortilèges de la littérature, il sait que les mots d’esprit et les métaphores fuyantes incitent moins à la dérive collective que les mythes et leur pouvoir de structuration sociale. Il donne au divertissement littéraire la puissance d’attraction et l’envergure d’un mythe augural. Breton et Bataille dans l’après-guerre soulignaient l’urgence de constituer moins une nouvelle école poétique qu’un nouveau mythe fondateur à l’usage d’une collectivité en ruines. L’utopie paradisiaque réactive le parti de l’imaginaire, les rêveries séculaires d’une histoire à la démesure de ses héros, construisant hic et nunc la nouvelle Babylone. Comme tous les Grands récits, la fable isouienne ne déroge pas aux règles du genre : la vision cosmique emporte dans le mouvement de sa prophétie les réticences, les doutes, mobilise les énergies et les volontés à leur paroxysme pour d’inédites épopées qui mêlent furieusement mythe et politique.

mercredi 21 février 2007

LE LETTRISME EN 2007

Plusieurs bonnes nouvelles en ce début d'année : l'édition très attendue du grand-oeuvre cinématographique d'Isidore Isou Traité de Bave et d'Eternité, aux Editions Re-voir, la parution chez Paris-Experimental des Oeuvres de Cinéma (1951-2005) de Maurice Lemaître et la diffusion sur France-Culture d'une émission (le 22 mars à 22h15) consacrée à celui-ci - une première historique ! - (émission réalisée par frédéric Acquaviva à qui on doit déjà deux remarquables moments radiophoniques, l'un dédié à Gil Wolman et l'autre à Henri Chopin). Le travail de Paris Experimental est d'autant plus à saluer et à soutenir qu'il vient dans un contexte passablement sinistré qui a vu les Editions Al Dante (éditeur de poésie contemporaine et notamment de La Créatique d'Isou et des Manifestes du Soulèvement de la Jeunesse) jeté l'éponge. Les mauvais jours finiront-ils ?

lundi 19 février 2007

MAURICE LEMAITRE ROMANCIER PERPETUEL

C’est le plus grand hasard qui a mis sous mes yeux Les Existentialistes (1971, Centre de Créativité). De Maurice Lemaître, je connaissais surtout l’œuvre cinématographique et plastique ; mais c’était oublier qu’à l’image de l’utopie lettriste qu’il a fait sienne dès 1949, son œuvre épouse une pluralité de formes et de domaines. Le travail de Lemaître et plus largement des lettristes (Isou avec Amos, Les journaux des Dieux, Saint-Guetto des Prêts de Gabriel Pomerand, Roland Sabatier dans Gaffe au Golf) donnent aux attaques contre l’indigence autocentrée du roman contemporain quelques arguments. Le défunt imprécateur Philippe Muray n’avait pas de mots trop durs pour fustiger la misère romanesque actuelle, qui après deux décennies de prurit formaliste, se ressource désormais dans les égouts du tout sociétal, de l’auto-fiction et de son narcissisme névrotique. Aux yeux de cet amoureux du littéraire, le roman n’avait de hauteur et de grandeur épique qu’en raison de l’intelligence subversive du réel qu’il donnait à lire et qu’il déchiffrait, d’où la référence réitérée à Rabelais, Balzac, Céline, à toute une tradition critique du roman. La prose romanesque réduite à rien par le " spectacle " généralisé, le réel a perdu tout enchantement et les plumitifs des belles lettres participent à l’éloge inconditionnel d’un monde qu’ils ont renoncé à problématiser pace qu’il n’y a désormais plus, dans tous les sens du terme, de sujet(s) problématique(s).
La littérature lettriste offre justement une réponse à cette fausse antinomie (un épique tournée vers un réel en question, ou une recherche formaliste de nouvelles voies pour la fiction), en réconciliant l’exigence créative dans l’organisation de la narration et un rapport critique au réel, domaine électif de l’investigation romanesque. Les Existentialistes de Lemaître se présente ainsi comme un " roman à faire ", une somme de documents divers (une première ébauche du roman dans un style post-Joyce, des chapitres achevés, des lettres à divers éditeurs, des notes de travail , des critiques, des espaces " blancs " pour les interventions du ou des lecteurs…), dans la continuité directe de l’art supertemporel (ouvert à une multiplicité d’interventions des lecteurs plus ou moins libres ou orientées par l’auteur) formulée par Isou en 1960.
Dans un préambule il explique son ambition initiale : proposer un récit hypergraphique à un large public dans le prolongement des premières planches de Canailles publiées dans la revue UR ; " Dans les années 50, je voulus réaliser un roman hypergraphique " public " qui aurait repris mon vieux projet autobiographique sous-célinien-sous-joycien de mes années quarante dans la matière nouvelle de la Lettre et du signe ". Les qualificatifs – il ne s’agit pas d’un terme dévalorisant mais d’un placement objectif dans l’univers des formes romanesques assumé en leur historicité - de " sous-célinien ", " sous-joycien " inscrivent ce projet sous les figures tutélaires de ces deux auteurs qui ont à des degrés divers participé à la formation de la sensibilité littéraire de Lemaître et à l’urgence de l’écriture. La lecture de Céline, dans le contexte d’un Paris populaire où a vécu et grandi Lemaître, cette inscription de l’oralité au sein d’une littérature attachée à l’imprimé et à ses codes fut sans doute décisive dans l’émergence d’une vocation littéraire qui brûlait de prendre forme dans une langue à la hauteur des ambitions de ses prédécesseurs. Qu’il s’agisse du roman comme du cinéma, le discours de Lemaître est toujours celui d’un amoureux qui a goûté jusqu’à satiété leurs œuvres comme lecteur, avant de vouloir en devenir, à chaque fois, un auteur significatif, voire plus encore, le premier à illustrer un style nouveau, à en immortaliser la nécessité. Lemaître jeune journaliste au Libertaire défendit d’ailleurs la réhabilitation de Céline comme écrivain majeur des lettres françaises alors que ce dernier se trouvait mis à l’index pour ses brûlots antisémites et ce qu’il faut appeler son adhésion intellectuelle au régime de vichy et à la collaboration.
Mais il s’agit avant tout d’un texte autobiographique, à travers la figure singulière du héros, double à peine dissimulé de Lemaître lui-même Bernard Dornier, et les personnages que l’on croise sont inspirés du microcosme qui s’agite dans l’après-guerre à Saint-Germain des Près (on reconnaît les traits empruntés à Isou, Pomerand, Serge Berna, Artaud, Adamov…) Comme tout récit autobiographique, sur fond d’une vague anecdote policière, le texte obéit aux règles obligées de l’apprentissage et de l’initiation (le retour à Paris qui ouvre le roman sous l’occupation n’est que la première étape d’une quête de soi qui va se jouer dans le Saint-germain des Près d’après guerre) :
" Nous sommes à Paris, c’est l’occupation allemande. J’ai dix-sept an. Je ne connais presque rien de la littérature importante. Je suis un adolescent comme cent mille, un peu plus " intelligent " sans doute, et plus acharné à chercher dans les encyclopédies le fin mot des raisons qui m’ont placé là. J ‘ai sur la poitrine la tache étoilée du sang jaune de ma noblesse, à qui le bleu semble trop palot. Comme tous les jeunes gens de mon âge, je veux écrire un roman autobiographique, bien sûr. Mais je crois être original. Alors j’accumule des tickets de métro, des articles de revues, des lettres personnelles, des conversations notées. Le tout destiné à figurer dans le récit de la vie d’un homme, pendant un jour, dans une seule ville ".
Le lieu, Paris, comme le Dublin de Joyce, garde ici toute son importance, et au delà de l’anecdote individuelle, c’est bien le portrait d’une génération que le romancier entend dresser, portrait de ses doutes, révoltes, ses propositions et ses solutions au regard du problème qu’elle représente pour elle même et la société (s’intégrer et renoncer, mourir, ou dépasser en transformant le conflit entre l’ individu et la société). Voilà pourquoi ni Sartre, ni Simone de Beauvoir, et les mondanités de l’intelligence officielle, n’occupent dans ce roman une importance décisive ; les Existentialistes dont il est ici question évoquent bien davantage des types littéraires nouveaux, issus d’une réalité sur laquelle ils s’éprouvent et se forment, les marginaux, les externes à la Serge Berna, la faune et la bohème qui rêve encore fiévreusement dans les caves à jazz, au Tabou, d’un monde neuf… ce roman par certains aspects auraient sans doute pu connaître la destinée des Confessions d’un enfant du siècle de Musset, portrait à travers l’exemple d’un amour impossible, d’une génération romantique sacrifiée, ou encore celle de L’Education sentimentale, sans bien sûr le pessimisme mêlé de cynisme et de nihilisme d’un Flaubert. Du port de l’étoile jaune obligé sous l’occupation à l’agitation de Saint-germain des Près, à ses cafés et aux personnages impensables qui s’y rencontrent, c’est un véritable chemin de croix initiatique que le héros va mener :
" Il faudrait, au contraire, par le moyen de coupes pratiquées dans tous les milieux et les diverses " époques " du quartier, tracer un tableau général de la période 1940-1950 et de la génération issue de la guerre. Nous n’avons pas encore une fresque totale de cette génération, qui s’est portée vers Saint-germain des Près pour la France un récit comparable au " USA " de Dos Passos, car la génération en question vient de disparaître. En effet ceux qui l’ont constitués sont arrivés (Luther, Marceau, Astruc, Gréco) ou son retournés dans le néant d’où ils avaient surgi (ils travaillent, sont en prison, se sont suicidés…). (…) Il est intéressant de montrer à quoi ceux qui ont fréquenté Saint-Germain des Près sont arrivés (en soi et en le comparant avec leurs prétentions d’époque) et vers quoi elles sont retournées ". Ce regard rétrospectif procède pourtant d’une inversion méthodique des règles du genre : il ne s’agit pas à la manière d’un Debord revenant sur sa " verte jeunesse " de célébrer, de transformer l’anecdote en mythe, en âge d’or révolu, mais d’en faire le préambule à une aventure qui se prolonge et entend accoucher de l’avenir ; ainsi que le souligne Lemaître à propos de son héros, si ce roman relate " l’aventure spirituelle d’une jeune homme qui a participé de près à la vie du quartier et qui, le retrouvant après un long voyage de plusieurs années, fait un bilan lucide de son expérience ", ce même héros " décide de réintégrer Saint germain des Près et d’y devenir " prophète ", c’est-à-dire de réussir l’aventure ratée du quartier ".
Ce projet littéraire, bilan et portrait d’une génération qui doit s’immortaliser dans ses œuvres, vise à débarrasser Saint-Germain des Près du folklore qui l’entoure pour lui rendre sa véritable dimension historique et romanesque (lieu mythique où tous les " ambitieux " du monde entier convergeaient pour y jouer un destin) dans une forme inédite mais ce travail sera pourtant sans suite, faute d’un éditeur courageux prêt à suivre le roman dans ses ambitions autant formelles que conceptuelles. Et c’est là sans doute l’aspect le plus novateur de ce livre… Dans les nombreuses lettres aux différents éditeurs auxquels il fut proposé (et non des moindres comme Gallimard ou Grasset), du dialogue qui se noua en ces diverses circonstances, il ressort un peu à la manière d’un Balzac narrant les turpitudes de Lucien De Rubempré dans la jungle des Belles lettres une image saisissante et exacte du monde de l’édition, des officines culturelles et de leurs impératifs. De renoncement en compromis, le roman de Lemaître risquait bien vite de perdre sa plus-value créative (la prose hypergraphique, la plasticisation de la typographie selon les " personnages, les lieux, les évènements… ") au profit d’une langue ordinaire, celle de l’ordinaire romanesque attendu, qui n’en renonce pas pour autant à proposer quelques valeurs littéraires nouvelles (le héros romanesque comme personnage " agrégé " à la manière d’Isou dans l’Agrégation d’un Nom et d’un Messie, un cycle d’initiation qui rompt avec la dilemme moderne, s’intégrer à la société ou se renier…). Cette documentation constitue une dimension du roman, véritable work in progress, qui charrie dans son inachèvement la masse des problèmes créatifs mais aussi économiques, sociaux qu’il doit résoudre :
"Tous les " conseils " de Maurice Chapelan (aux Editions Grasset), au fil de nos rencontres successives, et, jusqu’à la rupture, n’étaient en somme que des tentatives de plus en plus déclarées de réduire mes propositions audacieuses à un schéma de narration très conformiste, c’est à dire au bon-roman-en-prose-courante-original-et-de-qualité, qui aurait été susceptible de recevoir un Prix littéraire ". Si l’œuvre renaît (jusqu’à se voir couronner du Prix des créateurs en 1972, Prix anti-Goncourt initié par les lettristes et quelques alliés de circonstances pour contester le dictat du célèbre Prix et les médiocrités commerciales qu’il récompense annuellement), augmentée, enrichie d’une deuxième partie constituée de tracts, avis divers des membres du groupe lettriste ou de Lemaître lui-même sur cette œuvre inachevée, c’est que de l’échec même de la publication sous sa forme hypergraphique donne à l’auteur l’occasion de réinscrire ce travail dans la perspective d’une narration supertemporelle, ouverte aux apports des lecteurs présents et futurs : les remarques des éditeurs sollicités comme celles des membres du groupe lettriste, ou encore les tracts lancés contre Gallimard ou le Prix Goncourt constituent autant de modalités pour permette à l’œuvre d’exister dans sa singularité. En ce sens ce roman, s’il a renoncé à l’exercice hypergraphique (il faut se reporter à la somme Canailles commencées en 1950 pour prendre la mesure d’un tel travail), n’en offre pas moins dans ces inachèvements, ces blancs et ses lacunes narratives, une subversion des codes littéraires, en intégrant le point de vue de la profession, il en révèle les hésitations, les refus, les aveuglements et illustre cette vocation de la littérature à mener une connaissance critique du réel, de ses instances et de ses institutions :
" L’édition et la presse détestent autant l’idée de se rencontrer elle-même dans une fiction qu’un photographe de presse d’être soudain photographié par celui que justement il traquait. Le spectacle en train de nier ceux qu’il a l’air de promouvoir ne saurait être mis en question par l’un ou l’autre de ces " élus " à qui il accorde, du bout des doigts, des certificats d’existence d’ailleurs précaires et renouvelables. (…) Le vrai scandale en littérature réside dans la révélation de la vie ailleurs, rarement ailleurs. " (Philippe Muray, Book Emissaire in Exorcismes spirituels II, Les Belles Lettres)
Enfin, puisque cet ouvrage reste le portrait en devenir, en mouvement, d’une génération, on pourra avec profit le mettre en relation avec l’injustement oublié Singe Appliqué de Jean-Louis Brau et les nombreux panégyriques, à leur romantisme et à ses mélancolies, produits par Guy Debord (sur papier ou pellicule), auxquels continuent de s’opposer, venue pourtant des mêmes révoltes, l’orthodoxie lettriste et son classicisme assumé : quelles étaient donc les passions de cette génération et où l’ont-elles menée ?

dimanche 4 février 2007

LE GAI SAVOIR DE PHILIPPE MURAY

L’année dernière disparaissait un moraliste impénitent et sans doute la plume la plus incorrecte des lettres françaises. Philippe Muray, au contraire de bien des littérateurs qui jouent aujourd’hui la comédie d’une libre pensée à laquelle ils ont définitivement renoncé, n’a jamais fait acte d’allégeance aux idées dominantes de ce temps, aussi sympathiques qu’elles aient pu apparaître sous leurs habits progressistes et libérateurs. Il s’est immédiatement et naturellement trouvé en contradiction avec tout ce qui aujourd’hui rayonne comme évidences au ciel des mots d’ordre prescrits, suffisants et satisfaits, en désaccord avec toutes les doxa instituées et de leurs gardiens zélés :
" Je pars du principe qu’il n’y a qu’un crime inexpiable et un seul : approuver les conditions d’existence contemporaines, le contemporain en soi, se réconcilier avec lui, se le concilier ". Son œuvre ne trouve en conséquence de meilleure place pour se ranger que dans l’Enfer de l’immense bibliothèque des idées reçues d’une époque qui voit l’imbécillité triompher dans une unanimité consensuelle, pour le moins inquiétante, et sous les masques les plus pittoresques du modernisme perpétuel.
Il y a dans cette plume nourrie de Céline, de Bloy et de Flaubert, une volonté rare de saisir exactement le mouvement réel des choses et des êtres et non les multiples représentations, leurs spectres incessants autant qu’inconsistants, qui occupent désormais la scène de l’histoire. Moraliste et témoin d’une époque tant attachée au règne des apparences, il n’a cessé d’en interroger la substance fondamentale, sa généalogie et ses sources, son devenir tentaculaire, ses passions singulières, sa banalité et sa platitude hégémonique. Cette époque " formidable " dont il dresse l’anatomie hasardeuse se caractérise selon lui par une révolution anthropologique sans précédent qui procède moins par un événement fondateur que par des micro-évènements (d’où l’attachement de Muray non pas au Fait divers mais aux faits secondaires) qui marquent significativement cette mutation : l’apparition d’Homo festivus sur la scène de la fin de l’histoire dément toutes les utopies modernes ; ni abolition de la société de classe, ni envol de la chouette hégélienne, ni réalisation de quelque Aufklarung promis en des temps plus anciens… l’époque présente se place davantage sous le signe du festif perpétuel et des conditions sécuritaires nécessaires à son plein épanouissement.
Homo Festivus à mesure qu’il congédie les grands récits de la modernité (émancipation, reconnaissance, libération) qui lui paraissent souffrir de la tare essentielle de venir du passé et d’une culture qu’il ne comprend plus, en réactive les enjeux sous la forme moderniste d’un clonage pathétique, voire de la farce : c’est le temps de l’ersatz et du simulacre, des " communautés " et de leur " dignité " bien ou mal placée, des hystéries identitaires et du passage obligé par la LOI pour garantir l’harmonie universelle et le " respect " du à chaque solipsisme qui demande au législateur de reconnaître sa vacuité ; c’est aussi le temps de l’avant-garde gadget qui confond stratégie marketing et création, du " tous artistes ", de la plage à Paris et des Nuits Blanches, d’un égalitarisme qui ne s’interroge plus de manière critique sur les conditions économiques et sociales indispensables à toute égalité réelle, et moins encore sur le dépassement nécessaire d’une égalité réalisée dans la misère…. Dans ce monde post-historique, les individus ne sont plus ce qu’ils font (entrepreneurs, patrons, salariés, artistes, ouvriers, aventuriers, militants, créateurs de mondes et de formes…) ils sont sous le signe de l’universelle tautologie ce qu’ils sont, réifiés à un particularisme qui participe de la grande " diversité " et du " vivre-ensemble ", parodie post-moderne de ce qu’autrefois certains nommaient le lien social.
Dans ce monde orwellien, qui évoque les figures de Debord et Baudrillard, la bipolarisation devient la règle : ce qui est " cool ", " sympa ", " tendance ", " progressiste ", " avant-garde ", s’oppose aux derniers tenants " réactionnaires " de l’ancien monde qui conspirent toujours pour nuire à cette société parfaite qui affirme avoir trouvé la formule de la paix perpétuelle. Les écrits de Muray fourmillent de trouvailles conceptuelles, d’expressions heureuses pour décrire les traits les plus marquants de ce désopilant remake de la Comédie Humaine : " L’empire du bien ", " les parcs d’abstractions ", " l’avancisme "… ; en vrai sociologue de ce temps, il porte un regard balzacien sur la société et ses intrigues mortuaires et en tire par le détour de la littérature, " à condition qu’elle se montre à la hauteur du délire ambiant, en lui opposant un délire supérieur ", matière à une prose sans équivalent. Bien sûr, c’est en vain qu’aujourd’hui on chercherait dans les modèles autorisées par le politiquement correct et ses avatars un Vautrin, un Rastignac (et pourtant il n’en manque pas !), voire pire encore quelques " possédés " échappés des romans de Doïstoievski (et pourtant que penser des Djihadistes !), bref, un concentré de négativité (ce qui dans la langue dominante est qualifié de " mal "), une volonté de subvertir l’ordre social, d’abolir la moiteur étouffante de cette énorme positivité ambiante et de ses enchanteurs qui ne cessent d’ânonner " tout ce qui est bon paraît, tout ce qui paraît est bon "… Tout contradicteur à l’ordre existant se voit affublé de divers qualificatifs infamants qui désignent aux yeux de l’élite canine (on relira le réjouissant entretien intitulé La transgression mise à la portée des caniches) et des prescripteurs d’idées reçues le renégat à leur paradis artificiels. Muray fut donc logiquement qualifié de " néo-réactionnaire " pour ne pas aimer suffisamment cette époque, sa confusion libérale-libertaire qui sait aussi se faire autoritaire et répressive (là encore la bipolarisation soft puis hard), mais les mots n’ayant plus aucun sens et ne servant qu’à surveiller et à normer les idées et les langues, il vaut décidément mieux être " réactionnaire " en compagnie de Philippe Muray que " progressiste " en compagnie des lecteurs de Télérama ou des Inrocks, places faibles s’il en est où sévit usuellement Homo festivus et ses plus notables indigences.
Ce que soulignent et dénoncent, non sans humour, les Exorcismes spirituelles de Philippe Muray c’est le nihilisme, le ressentiment frustre et inavouable, la haine viscérale de tout ce qui vit réellement, puissamment, et sur lesquels, sous couvert de modernité bien comprise, l’homme festif et récréatif fonde ses causes et sa justification en véritable apologue d’une morale de looser, en perdant définitif qui ne sait/veut (car c’est affaire de volonté et de gai savoir) plus être à la hauteur de la démesure et de l’excès que représente la vie dont il a décidément bien peur. Principe de précaution généralisé, sécurisation totale et préventive de toute pensée et action, omniprésence de la LOI pour régler/réguler les rapports entre individus, campagne d’agitation morale devant tous les " torts " que chacun peut rencontrer (la maladie, la mort, les accidents de la route et les déroutes personnelles, l’alimentation, la canicule….) qui derrière son vernis d’empathie dissimule bien mal sa volonté de discipliner correctement le chaotique matériel humain (ce qu’il faut penser, ne pas penser, faire ou ne pas faire) :
" La parade culturelle et vacancière substituée à l’action, le tourisme comme stade suprême et indépassable de l’économie marchande, la fête sur les écrans et dans les rues, la passion de la sécurité comme corollaire du divertissement assuré, telles sont les principales caractéristiques de la fête en tant qu’organisation drastique des nouvelles conditions d’existence, en tant que toutes les scissions, tentative d’effacement de toutes les fractures et de toutes les contradictions, extermination de toutes les différences vitales. Voilà l’œuvre d’homo festivus. Mais le portrait de ce dernier serait incomplet si j’oubliais son plaisir de nuire, au moins aussi intense que son désir de s’éclater, et qui est la dernière preuve qu’il peut encore donner qu’il existe, et qui est le dernier signe qu’il peut envoyer qu’il est nécessaire. J’ai appelé cette passion envie du pénal, pour signifier la primauté du pénal au sein de la festivisation généralisé. Homo festivus est légalomane. (…) Car dans la fête, on ne peut pas toujours faire la fête. Il faut aussi partir à la recherche des coupables et des salauds, et quand on ne les débusque pas dans le présent on les trouve dans le passé où ils foisonnent, puisque comme de bien entendu,, ainsi que le dit le dernier homme de Nietzsche, " jadis tout le monde était fou ". (EX IV, p.280/281)
Il y a dans cette prose altière, un mordant nietzschéen, un héroïsme aristocratique de l’écriture qui le place dans la continuité du grand philosophe qui a si brillamment fustigé à grands renforts de coups de marteau le nihilisme de ses contemporains. Cette hauteur effarouchera les pisses-froids de l’égalitarisme qui verront dans cette posture iconoclaste le rejet plein de dérision et d’ironie assassine de leurs fêtes tristes. Pourtant rien de grand ne s’est jamais vraiment construit sans prendre de la hauteur sur une époque aux passions fatalement si tristes. On ne trouvera rien pourtant qui évoque la mélancolie pesante d’un Guy Debord, offrant le chant du cygne d’une modernité sur le point de s’évanouir, mais bien au contraire le rire libérateur de celui qui retournant les illusions et les mythologies du modernisme obligatoire cherche dans cette nuit singulière et les failles qu’il sait ouvrir le battement héroïque de la modernité enfin retrouvée.
" La société de toutes les transgressions , de tous les excès officialisés, est un univers de l’Impossible qui ne peut être saisi que par un excès supérieur. Le rire en général, l’expérience du comique contemporain et la désignation du risible actuel ou de l’actuel comme risible, sont cet excès efficace ".

mardi 30 janvier 2007

LA DEUXIEME INTERNATIONALE LETTRISTE ET SES SPECTRES

En 1964, se tient à la Galerie Stadler l’exposition Lettrisme et hypergraphie, qui confirme la lame de fond irrésistible qui voit depuis 1961 les propositions plastiques du lettrisme adoptées par une nouvelle génération d’artistes (Roland Sabatier, Micheline Hachette, Roberto Altman Jacques Spacagna…) dont certains deviendront ses grands classiques. Cette manifestation est aussi l’occasion d’une polémique entre Isou et Lemaître d’une part et les membres d’une Deuxième Internationale Lettriste, composée " d’anciens " du groupe, à savoir Brau, Dufrène et Wolman. Cette DIL à l’existence éphémère témoigne cependant des rapports complexes et prolongés de ces " lettristes " de la première avec Isou et la poésie phonétique qui fut au contraire de Debord, un territoire durable de jeu, de création et de passion.
Pour comprendre cette histoire et les retours récurrents autant qu’inattendus de ces trois figures qui appartiennent malgré leur départ et leurs dénégations à l’histoire du lettrisme qu’ils ont à des degrés divers, qu’il conviendra d’apprécier, contribuée à écrire, dans l’hérésie et le conflit, il faut revenir à L’Affaire Chaplin en 1952. Celle-ci n’aura été en définitive que le révélateur de contradictions lourdes qui devaient inévitablement aboutir à l’éclatement du premier groupe lettriste. La revue Ion, qui témoigne avec Ur d’une nouvelle avant-garde en pleine possession de ses moyens théoriques et bien décidée à en abuser, avait posé, en préambule, les bases de la rupture à venir : "L’unique valeur avec laquelle les membres de cette revue sont d’accord reste le système total d’Isou dont nous avons eu la révélation écrite ou orale. Il est le point autour duquel nos opinions traditionnelles ou originales s’accordent pour l’instant. Dans un univers d’actions sans théorie, de théories sans actions ou de théories et d’actions fragmentaires, Isou est pour nous le modus vivendi intégral ou la plate-forme de nos plus hautes exigences ". L’alliance n’est que provisoire et chacun stimulé par la rhétorique messianique d’Isou cherche vite à proposer une nouveauté insolente, signe et preuve de l’excellence d’un système dont on emprunte quelques intuitions pour construire ailleurs et autrement sa singularité. En témoignent l’inflation de néologismes qui entendent signer et signaler un nouveau concept ou une pratique inédite : mégapneumie chez Wolman, cinéma nucléaire chez Marc. O, Syncinéma chez Lemaître, cinéma imaginaire chez Dufrène, psychologie tridimensionnelle pour Debord… autant que la rupture prévisible entre des lettristes portés par une dialectique dépassant/dépassé et un magister qui lui-même a initié ce mouvement irréversible désormais à l’œuvre contre lui.
Revenant sur cette période Jean-Louis Brau écrit : "Culture. Lorsqu’il y a vingt ans j’avais rallié le mouvement lettriste, ce n’était pas, après Dada, pour me livrer à des occupations d’art, mais comme je disais alors, faute de mieux et en attendant.(…). Qu’est-ce que cela veut donc dire, l’aventure formelle ? L’engagement dans telle ou telle école, tel ou tel groupe d’avant-garde ? Un choix d’outillage, baste, " c’est le mauvais ouvrier, disait ma grand-mère, qui se plaint de son outil " lorsque j’étais gosse et que je plaignais de mon porte –plume pour justifier ma mauvaise écriture. Lettriste, qu’est-ce que cela veut dire ? La manière dont Isou concevait l’évolution des arts, le rythme binaire d’expansion et de repliement corrosif, la schéma amplique/ciselant comme nous le nommions ne visait somme toute qu’à créer de nouvelles formes dont l’aboutissement aurait été, sous des habits nouveaux un retour aux errements du passé. Nous avons été quelques-uns à nous jeter sur les routes. L’usure du mot acquise, l’usure prévisible de ce qui aurait pu prendre sa place, en postulant la nécessité de l’action mettait en évidence , avons nous cru, le temps, c’est-à-dire la succession de instants et le créateur. (…) Il n’y avait plus d’art, plus aucun mobile, pas la moindre goutte dans ce que nous faisions, plus rien, sinon la volonté de faire ". (in Le Singe appliqué, p.56) Prenant acte des prémices lettristes, chacun se trouvait aspiré par une logique de dépassement qui subvertissait la méthode d’Isou. Pour Brau et Wolman (signataires de l’acte de constitution de la première Internationale Lettriste avec Debord et Berna), au delà de la question éthique (le tract contre Chaplin désavoué par Isou), la sortie de l’orthodoxie lettriste participait d’un refus de voir l’horizon limité par un dogme qui promettait de transformer chacun en un sujet créateur tout en l'obligeant à suivre ses lois. Si comme l’écrivait Brau, " l’intérêt passe de l’objet crée au sujet créateur ", cela implique une attention exclusive au contexte de création, à l’environnement matériel, émotionnel, culturel et politique au détriment des objets esthétiques crées ; l’hypothèse d’un art sans preuves, d’artistes sans œuvres, envisagé par Isou dès ses Mémoires sur les forces futures…se trouve dès lors validée, mais certainement pas dans le sens conceptuel où lui même l’entendait. Yves Klein retiendra la leçon, Debord aussi même s'il cherche sans doute davantage un passage du nord-ouest entre la critique de la culture opérée par Dada et les efforts du surréalisme à ses débuts pour réenchanter les monde, mais hors de tout lyrisme poético-métaphyisque ("hasard objectif" et autres rêveries éveillées).
Du côté de Wolman l’expérimentation artistique le conduit à forger, à partir du lettrisme, une poétique particulière, la mégapneumie, le " grand souffle ", qui désintègre les lettres et refuse leur articulation au profit de la libre circulation de l’air et de ses résonances complexes :" La mégapneumie qui est alinguistique se refuse aussi aux sonorités du langage humain usité actuellement, elle recherche le maximum des possibilités non conceptuelles et s’oppose aux correspondances son-langage, pour ne viser que l’ouïe, qui ne frappe pas l’intelligence, mais le système nerveux ". Et de noter en marge que " l’écriture est approximative/Le mot couché meurt/l’écriture codifie des symboles/la mégapneumie réalise l’impossible : transmutation de la première matière du son en matières première sonores ". Le dépassement du lettrisme poétique tient à sa limite : la lettre qui n’est qu’un morceau de souffle provisoirement coagulé et arrêté dans son délitement. Le lettrisme en articulant des lettres risquait de renouer, aux oreilles et aux yeux de Wolman, avec le concept, le langage, même si les " mots " obtenus étaient dépourvus de sens ; Wolman réaffirme la force structurante d’un souffle primal, en amont et en deça des lettres, qui devient la matrice des œuvres mégapneumes :" Une lettre est un souffle , chaque souffle possède une infrastructure qui le représente par un signe alphabétique et qui enfle, en puissance ou en durée, ou en puissance et en durée " (Wolman, Défense de mourir, p.29). Il convient de noter la cohérence de la démarche de Wolman qui dans le domaine cinématographique entreprend une " raréfaction du matériel " identique, jusqu’à retrouver en deça des images " le mouvement ", qui alterne le noir et le blanc, dans sa dimension la plus physique, comme en poésie en deça des lettres articulées il avait renoué avec le souffle :" dans cette extraordinaire " ambiance " se meut le son/ L’anticoncpt est l’utilisation maximum de chacun des éléments internes, qui constitués, formaient le concept/ L’histoire se libére de la voix par une narration atonique/La voix parle sans la contrainte des actions et apparaît importante (comme l’opéra/les actions se brisent avant l’accomplissment et se comblent par un texte " anachronique " où e ton achève/Comme les unités magapneumes ont crée des sonorités inédites, cette désagrégation pour la découverte de l’unité est la pérode transitionnelle et le départ d’une nouvelle amplitude des arts. L’Anticoncept rend le concept subjectif et muable par la réaction des spectateurs, commence une phase physique ".(ibid. p31). La " critique de la séparation ", théorisée chez les situationnistes et surtout par Debord, est sensible dès les premières œuvres de Wolman : le refus du concept comme médiation/aliénation entre les sens et le matériau poétique ou visuel, la mise en forme de cette critique et la recherche d’une résolution de cette contradiction guident la démarche de Wolman, sans doute le seul artiste véritablement situationniste, bien plus que le primitivisme des artistes venus de Cobra, le néo-expressionnisme de Spur ou la peinture industrielle de Pinot-Gallizio… Il n’est d’ailleurs pas anodin que dans sa version originelle la mégapneumie de Wolman ressemble fort à cet art en " situation " que chercheront à formuler les situationnistes avant de rejeter l'art pour un marxisme ouvriériste :" De chaque lettre émise une masse de vibrations restent inaudibles. Pour pallier aux faillites de l’ouïe, Wolman introduit le simultanéisme visuel (introduction des lignes et de la couleur). Devant l’impossiblité d’assimilation totale de la vue, Wolman s’adjoint le relief. Ainsi amorce-t-il l’art intégral qu’il est en train de réaliser avec Jean-Louis Brau et CP-Matricon ". Le plus intéressant sans doute reste que Debord envisageait la situation sur un mode passionnel et psychologique là où Wolman, Brau et Matricon défendent dès le premier numéro de UR un art en situation physique, c'est à dire débarassé de tout arrière plan métaphysique, prenant acte du corps émeteur et récepteur dans sa matérialité exclusive. Le mégapneumie, en ne dissociant plus le support de l'objet poétique, en solidarisant l'un et l'autre, (Comment ne pas penser ici à Pomerand qui dans le Cri et son Archange affirme que le "cri est un formidable effort pour se resolidariser avec le corps" ?). Cette démarche anticonceptuelle explique en partie la proximité féconde avec Guy Debord au sein de l'IL. Le Mode d'emploi du détournement est cosigné par Debord et Wolman et ce dernier en offre une première application conséquente dans J'ecris propre (1956, Les lèvres nues). Il ne s'agit pas comme chez Dada et les surréalistes d'attendre du "hasard objectif" quelques associations libres insolites mais bien, à la manière de ce que feront les affichistes, de laisser émerger une autre cohérence du langage, sa rumeur primitive, en déça des clichés, des stéréotypes, dans les interstices de l'écrit et de ces poncifs, bref de donner "aux mots de la tribu un sens plus pur" en les arrachant aux sédiments de la sémantique et de ses histoires. Le divorce entre Debord et Wolman tient justement au mode d'emploi de ce "détournement" du langage, arme d'une propagande subversive qui défait la doxa de l'idéologie dominante dans son propre langage chez Debord, source d'une poétique et d'une aventure à travers et malgré les mots chez Wolman. Peinture dépeinte et écriture désécrite sont les deux formes de cette tentative d'abolir l'ordre de la séparation inhérent à l'activité artistique. "C'est fini le temps des poètes aujourd'hui je dors", fini en effet le temps des poèmes séparés du poète, la respiration durant le sommeil témoigne d'un nouveau lieu de la poésie...Pour Dufrène la séparation avec Isou se jouera sur le terrain poétique aussi, mais pas seulement... La poésie lettriste à laquelle adhère dufrène dès 1947 (son premier poème est publié dans la revue Fontaine) rejette le mot, désormais incapable de rayonner sur le plan créatif, pour fonder sa justification sur un nouveau matériau, la lettre. Hors de la lettre, point de poésie lettriste qui n'a donc que peu à voir avec les onomatopées auxquelles on la réduit souvent ! Mais aux lettres existantes, insuffisantes au regard de l'immensité des mots qu'il abandonne, Isou adjoint très vite les lettres nouvelles qui réunissent l'ensemble des manifestations sonores du corps (souffle, claquement de la langue, sifflement...) en un véritable body language avant l'heure ! Comme la musique qu'elle prétend réinventée, la poésie lettriste est une poésie/musique écrite, qui combinent les lettres entre elles, selon des critères de composition musicale, et la poésie qui en résulte sur papier est à déchiffrer comme une partition. La notation, en amont de l'interprétation, garde là toute son importance, comme le dépassement symétrique des lettres réellement audibles dans l'infinitésimal et l'immatériel (les lettres virtuelles de l'esthétique imaginaire). Dufrène, prenant acte des supports technologiques nouveaux (bande-magnétique, enregistrement en studio, disque vinyl) conteste l'intérêt même de la notation au profit de l'interprétation/improvisation et de l'enregistrement sur bande :"c'est en 1953 qu'après m'être exercé sept ans aux armes de la poésie lettriste au sein du groupe d'Isidore Isou, j'ai pris conscience de la nécessité d'opérer UN DEMI TOUR GAUCHE POUR UN CRI AUTOMATIQUE et publié, dans un court manifeste du crirythme, ma volonté de créer le poème phonétique, AU-DELA DE TOUTE ECRITURE, DIRECTEMENT AU MAGNETOPHONE. Seul en effet celui-ci peut êtte fidèle à la complexité des sons émis et fidèle par excès puisqu'il offre à la voix de supplémentaires dimensions. Aucune partition n'est par contre suffisante, nulle n'est nécessaire et la faveur tenance dont jouit encore en ce domaine la chose écrite ne témoigne que d'une attitude mentale archaïque et d'un réactionnaire manque de confiance dans les moyens nouveaux de transmission que la technique met à la disposition de l'art" (Pragmatique du crirythme, 1965)Dans son manifeste Demi-tour gauche pour un cri automatique il annonçait :"Je ne vois pas en quoi un cri noté est susceptible d'intéresser supérieurement la femme, l'enfant ou l'homme. Je ne pense pas qu'enrichir l'alphabet au service de la poésie lettriste de quelques douzaines de lettres nouvelles, de quelques milliers, soit d'une importance et d'un rapport véritables pour une criation de tran-ses intranscriptibles/ Montrer qu'A ni Z ne sont par écrit ce qu'ils sont par le cri - et de moins en moins si l'on écoute la complication progressive des derniers "poèmes" lettristes ; montrer que chaque syllabe exigerait une notation particulière et valable une fois seulement (ce qui est absurde), étayer une théorie de l'exception verbale en pataugeant dans les ornières de la quantité et de la qualité serait perdre mon temps et celui d'un nombre certain de lecteurs à l'affût du scolaire, du primaire et du pédantesque. Devant l'excédante-excédente terre en friche du crirythme, on ne songe qu'à tout ce qu'elle va DONNER A ENTENDRE, par, enfin, des bouches de chaleur. A TOI, CIRE, MATIERE DIALECTIQUE/POUR UN CRI AUTOMATIQUE DEMI-TOUR GAUCHE !" (in, Le Soulèvement de la jeunesse, n°5, 1953). La position que Dufrène occupe avec Wolman et Brau, à partir de l'orthoxie lettriste et contre elle, n'est pas sans évoquer la poésie sonore défendue par Chopin. Dufrène lui-même ne définissait-il pas ses crirythmes comme "une sorte de musique concrète vocale enregistrée directement et sans partition possible " ? Mais Chopin s'oriente clairement vers les recherches de la musique électoacoustique tandis qu'aux oreilles de Brau, Wolman et Dufrène toute poésie post-lettriste n'a pour horizon indépassable que l'éxécution et la performance où elle exemplifie sa vérité organique, hors des pages imprimées et du travail en studio de l'électroacoutique. De cette amitié, et de cette liaison orageuse avec le lettrisme, il reste nombre de témoignages épars dont la DIL constitue un moment privilégié, et auxquels il faudrait ajouter l'Onomatopeck (1973), l'hommage appuyé d'Isou à Brau, Wolman et Dufrène dans la revue Bizarre (Les grands poètes du lettrisme à l'aphonisme, 1964), le récital collectif à l'Odéon en 1964, au TNP en 1963, la confidentielle revue A, le disque Achèle (1965) qui constitue sans doute le Manifeste sonore de la DIL... et la présence toujours spectrale de ces trois noms dans les interstices de l'histoire officielle du lettrisme et de celle des poétiques visuelles et sonores.Cri, souffle, vide, actions... le début des années cinquante est à la mise en question et au dépassement, le centre organisateur de ses séismes tient dans les pages de quelques livres signés Isidore Isou ; c'est à partir de ses propositions et contre elles que les nouvelles avant-gardes vont s'affirmer non sans polémique (poésie sonore, ultralettrisme, Internationale lettriste, schématisme, signisme) ; c'est aussi à partir d'elles qu'Isou lui même, Lemaître et une nouvelle génération d'artistes, plus orthodoxes (Roland Sabatier, Alain Satié, Micheline Hachette) vont chercher à construire cette nouvelle amplitude des arts qu'il promettait dès 1950.
Liens :
http://www.secondemodernite.com/wolman_biographie.html
http://www.dufrene.net/francois/
Bibliographies :
Documents relatifs à la fondation de l'IS, Allia
Figures de la négation, catalogue, Paris-Musée, Musée d'art moderne de Saint-Etienne
Archi-Made, François Dufrène, Ecole-nationale supérieure des beaux-ARts
Défense de Mourir, Gil wolman, Allia
L'anti-concept, Gil Wolman, Allia (livre et vidéocassette)
Le singe appliqué, Jean-Louis Brau, Grasset
Revue/disques OU (Henry Chopin, Gil Wolman, François Dufrène, W. Burroughs, Bernard Heidsieck...), réédition ALga-Marghen
Opus, la poésie en question, 1973
Jean-Louis Brau, catalogue, François Letaillieur, Galerie 1900-2000
Poésie sonore internationale, Henri Chopin, JM Place
Surpris par la nuit, Gil wolman, France Culture, émission réalisée par F. Acquaviva, avec de nombreuses et précieuses archives sonores, diffusée le 26/12/03

A PROPOS DES INTERNATIONALES LETTRISTES

L'histoire est bien connue... Le tract lancé, en 1952, par les jeunes lettristes lors de la venue de Chaplin à Paris (l'a-t-il d'ailleurs même lu ?), les réserves exprimées par Isou, Lemaître et Pomerand publiées dans Combat, la réponse/rupture des lettristes autoproclamés de "Gauche" qui liquident la "vieille garde" et entendent reprendre le flambeau... une nouvelle avant-garde s'affiche désormais, l'Internationale Lettriste ! Si le caractère international peut à la limite se défendre (Mohamed Dahou, les pérégrinations algériennes de Wolman et Brau...), autant dire (et cela a été peu souligné jusqu'à présent) que l'utilisation de l'adjectif lettriste est pour le moins abusive. Debord d'ailleurs ne cacha pas que la confusion et les cartes brouillées n'étaient pas sans lui déplaire ; dans cette perspective, le qualificatif lettriste n'aura été qu'un leurre, un laisser-passer provisoire, un pis-aller et un premier exemple de détournement consacrant un putsch réussi. Mais tout n'est pas si simple... A ne s'en tenir qu'aux 4 numéros de la revue éponyme les sources et références culturelles sont diverses et contradictoires, pour ne pas dire confuses ; domine avant tout un nihilisme dada, un "dégoût de tout" que résume parfaitement la formule de Mension "la beauté de l'homme est dans sa destruction", un rejet d'un réenchantement du monde par l'activité artistique, option laissée aux "lettristes de droite" dénoncés comme des "esthètes", et un primat existentiel du vécu, de l'émotionnel qui rappellerait davantage un certain nietzschéisme exacerbé, doublé d'un penchant affiché dans le plus grand désordre pour la révolte libertaire, qu'effectivement le programme "réformiste" développé par Isou dans ses quelques ouvrages publiés alors. Sans doute faut-il reconnaître dans cette prose négative au pessimisme radioactif et dans les conduites transgressives des lettristes internationaux, souvent plus proches de la petite délinquance que du militantisme politique ou de l'activité artistique, un exemple de cette "créativité détournée" qu'Isou avait identifiée comme un élément clef des bouleversements sociaux. Il n'est qu'à comparer le Front de la Jeunesse de 1950 (où publient Isou, Lemaître, Pomerand, Wolman et Brau) et les opuscules de l'Internationale Lettriste pour prendre la mesure de ce qui les sépare... C'est donc davantage chez Dada qu'il convient de chercher un précédent, sans pour autant négliger la plume de Debord qui déjà, laisse entendre un son de voix davantage marxiste (la critique de la division sociale au profit de la "vraie vie" qui reste à inventer, la nécessité d'émanciper les forces "créatives" des cadres culturels hérités de la "bourgeoisie", une formulation qui emprunte un semblant de dialectique).
Le paradoxe reste que tout en étant honnies, méprisées comme des activités "inférieures" les activités artistiques et la littérature sont encore sollicitées pour rompre avec l'ennui, l'absence de perspective, le désœuvrement de cette jeune internationale (les métagraphies du groupe sont exposées à plusieurs reprises, l'affaire "Rimbaud" et la manipulation des surréalistes est relatée comme un véritable fait d’arme), les théories d'Isou, et ses concepts, sont repris et dans un certaine mesure développés (le Roman tridimensionnel, Histoire des gestes, de Debord et les Nouvelles spatiales de Brau, évoqués dans le numéro 3 de l'IL), sans parler de la fortune que la théorie de "l'amplique/ciselant" qui constituera le fond doctrinaire de la "décomposition" artistique théorisée par les internationaux lettristes et qui assurent la jonction entre l'IL et l'IS.
On doit cependant y voir avant-tout l'œuvre d'un homme seul, mais aussi le résultat d'une collaboration féconde, autant que tactique, avec Gil Wolman, les autres n'étant visiblement là que pour faire nombre ou à titre simplement "décoratif". Difficile en effet de considérer les textes substantiels (Mode d'emploi du détournement, Théorie de la dérive) comme l'œuvre d'un collectif, c'est avant tout les lignes esquissées dès Hurlements en Faveur de Sade ("Au delà du jeu limité des formes, la beauté nouvelle sera de situation") que l'on retrouve amplifiées, convoquant les spectres de Dada et du surréalisme dans sa phase la plus inventive : toute forme artistique même d'avant-garde est refusée au nom d'un primat existentiel de la vie, la séparation entre soi et ses désirs et aspirations doit être dépassée dans un refus de toute les médiations (vécues comme porteuses d'aliénations) artistiques mais aussi politiques (d'où la solution tardive des situationnistes de reconnaître dans les conseils ouvriers et l'anarcho-syndicalisme la seule forme politique instituée acceptable pour porter leur projet de "libération de la vie quotidienne"). Comment ne pas penser aux Considérations objectives sur le rôle du dadaïsme de Raoul Hausmann dont sans doute ils n'avaient pas connaissance mais dont ils prolongeaient l'esprit subversif et libertaire ? "Dans la division du travail de la science bourgeoise, de l'esprit bourgeois et de l'art bourgeois, le dadaïste ne voit qu'une prétention impudente et idiote visant à expliquer le monde qui dépasse de loin le champ des possibilités des conceptions bourgeoises, et le dadaïste estime que la vie ou l'expérience de ce qui se passe aujourd'hui, dépouillées de toute conception historique ou raisonnable du monde, sont suffisamment importantes pour que - envisageant les choses de manière très directe - il ne veuille probablement ou même sûrement, pas être un artiste au sens actuel du terme - et ce qu'il sera lorsqu'une culture prolétarienne se mettra à exister, sa courageuse sincérité le lui indiquera ! Qu'on accuse les dadaïstes d'être des nihilistes bourgeois : le dadaïsme n'en constitue pas moins l'attaque centrale contre la culture des bourgeois !" (L'Echoppe, 1994)
Avec l'Internationale lettriste, c'est un sujet moins aliéné que dépossédé de toute justification, hors du prolétariat et du salariat, qui conscient de sa vacuité essentielle, puisque « libéré » des contraintes sociales habituelles (études, famille, emploi) cherche la voix d'une émancipation, à la fois individuelle et collective, et refuse les sorcelleries et les enchantements de l'art. "Le vin rouge et la négation dans les cafés, les vérités premières du désespoir ne seront pas l'aboutissement de ces vies si difficiles à défendre contre les pièges du silence, les cents manières de se ranger. (...) Nous avons à promouvoir une insurrection qui nous concerne, à la mesure de nos revendications. Nous avons à témoigner d'une certaine idée du bonheur même si nous l'avons reconnue perdante, idée sur laquelle tout programme révolutionnaire devra d'abord s'aligner" (Guy Debord, IL 3). Le désœuvrement et ses "dérives" traduisent l'expérience d'individus placés aux marges de la société et l'étonnante disponibilité qui s'offre désormais à eux et qui doit permettre très romantiquement de "réenchanter" une existence toute faite de vacuité et d'errance. La dérive et le détournement, la recherche d'un style de vie lié à un espace/temps unifié expérimentalement, la notion d'abord éprouvée puis théorisée de psychogéographie s'inscrivent dans une tentative de donner substance et consistance à cette disponibilité, d'en faire la matrice d'une utopie comportementale qui veut réunir dans un même dispositif ludique la critique sociale héritée du marxisme et les promesses de l'avant-garde hors du cadre trop étroit de l'art." A ce qui précède, on a dû comprendre que notre affaire n'était pas une école littéraire, un renouveau de l'expression, un modernisme. Il s'agit d'une manière de vivre qui passera par des explorations et des formulations provisoires, qui ne tend elle-même à ne s'exercer que dans le provisoire " (Pourquoi le lettrisme, Potlatch, n°22). Et de préciser dans le numéro 28: " Bien que certaines activités artistiques soient plus notoirement frappées à mort que d'autres. Nous pensons que l'accrochage de tableaux dans une galerie est une survivance aussi forcément inintéressante qu'un livre de poèmes ".
Pourtant la continuation d'un certain nombre d'activités artistiques a pour intérêt de garantir socialement l'existence d'un groupe d'avant-garde, de le signaler comme tel officiellement, de l’inscrire dans une histoire durable (d'où contrairement à ce que lui même a assuré, le projet de faire "oeuvre" chez Debord même négativement a toujours été là, dès le commencement) tandis que le bulletin Potlatch dont l'activité principale est de prendre acte des exclusions, de la "nullité" contemporaine (dans les arts et les lettres en pleine décomposition) et de tenter d'y voir clair au milieu de prémisses contradictoires (dépassement de l'art bourgeois décomposé et critique sociale marxisante, individualisme exacerbé et recherche d'une communauté nouvelle...) ressemble tactiquement davantage à une bouteille lancée à la mer. En attendant que les mauvais jours finissent... On doit reconnaître à Debord un certain sens tactique, ne s'est-il pas toujours servi des rencontres et des alliances nouées comme autant d'échelons pour mener à bien son "oeuvre" : d'abord Isou, soutenu puis congédié rituellement (Mort d'un commis voyageur, IL 1), puis la polémique totalement anecdotique, à propos d'une énième affaire Rimbaud dont sérieusement le "prolétariat" international n'avait que faire, avec les surréalistes mais qui avait pour fonction de liquider symboliquement un surréalisme encombrant (puisque après tout il était avec Isou la seule référence qu'il fallait "ringardiser" et dépasser) afin de se présenter comme la seule relève possible et crédible ; puis Wolman congédié quand de nouveaux alliés sont apparus, puis Constant et Jorn, sans parler d'Henri Lefebvre. A chaque fois, une proximité s'établit (généralement traduite par un texte) et une collaboration féconde, puis l'écartement ou l'exclusion.
Quels que soient les arguments avancés par Debord, le qualificatif de "lettriste" permettait aux lettristes dissidents de continuer à bénéficier de l'aura capitalisée par cette avant-garde depuis 1946 (à travers la stratégie offensive déployée par Isou lui-même, mais aussi les Conférences de Gabriel Pomerand, et le travail éditorial de Maurice Lemaître directeur de Rédaction du remarquable UR et du Front de la Jeunesse) tout en déniant à la "droite" de s'en revendiquer, disqualifiée qu'elle était désormais. Il y a bien un machiavélisme de Debord, un sens de la lutte et une intelligence stratégique, puisque la scission arrive au moment où Wolman et Debord se rendent en Belgique pour présenter le Traité de bave et d'Eternité D'Isou et rencontrent les animateurs de la revue para-surréaliste Les Lèvres nues qui va leur donner une ouverture internationale et un support inattendu d'expression pour promouvoir leurs idées. Pourquoi mettre ces moyens au service du lettrisme quand on peut les utiliser pour assurer la promotion de sa propre avant-garde ? Ces éléments tactiques ne sont pas à négliger, ni l'opportunisme d'ailleurs (sans jugement moral de notre part) ; ils ne font qu'illustrer encore l'ambition légitime d'une jeunesse qui part à la conquête du monde très romantiquement sans égard pour les moyens employés. Le Lettrisme d'Isou, qu'ils partageaient partiellement sans pour autant adopter l'ensemble de son utopie (à l'exception sans doute de Lemaître) leur avait fourni leurs premières armes (un au delà théorique du surréalisme, une critique de ce dernier par sa gauche, une philosophie historique de l'art, des pistes politiques nouvelles inaudibles en pleine guerre froide mais pleines de promesses, le soulèvement de la jeunesse...), mais aussi l'opportunité de publier leurs premiers textes (dans UR et ION) et surtout l'émulation qui entourait tout cet activisme incitait chacun à la surenchère féconde en matière de propositions (voir au niveau cinématographique comment la logique dépassant/dépassé joue à partir d'Isou et sert de justification à Dufrène, Debord et Wolman dans la revue Ion). Mais les spectres de Marx attirent davantage les jeunes lettristes, sans doute séduits par les mythologies révolutionnaires qui n'ont cessé de nourrir une gauche radicale, durablement marquée par un « surmoi » marxiste qui en est la référence et le fondement, toujours en quête d’une « révolution introuvable », et ce jusqu'à aujourd'hui. L'IL est donc davantage proche du marxisme des surréalistes (qui n'est pas celui du PCF ni de l'URSS, bien sûr) que de l'économie nucléaire, non sans paradoxe d'ailleurs ; car la lecture de Potlatch et les textes ultérieures de l'IS ne laissent aucun doute sur ce dernier point : la reprise économique annonciatrice des trente glorieuses, l'automation grandissante, l'élévation du niveau de vie, la place grandissante dévolue aux loisirs dans une société de plus en plus tournée vers une consommation de masse orientent très vite l'IL moins dans une émancipation du prolétariat que dans une politisation de la gestion libre et libertaire du temps vécu de plus en plus disponible (d'où l'intérêt accordée à la Critique de la vie quotidienne d'Henri Lefebvre, précurseur oublié des thèse situationnistes). Là où l'économie nucléaire d'Isou s'inscrit dans une pensée de "l'appareil de production", de ses limites et insuffisances (insérer les externes et leurs projets et propositions au circuit économique élargi, définir un nouveau contrat social sur la base de cette économie nucléaire), les internationaux lettristes s'occupent davantage de libérer les classes laborieuses des nouvelles formes "d'aliénation" qui pèsent sur elles dans leur vie quotidienne (la culture "marchandise" et ses gadgets), afin de donner un sens à ce qui risquait très vite de devenir fuite sans issue hors du réel, "négativité sans emploi", nihilisme.
"Le vrai problème révolutionnaire est celui des loisirs. Les interdits économiques et leurs corollaires moraux seront de toute façon détruits et dépassés bientôt. L'organisation des loisirs, l'organisation de la liberté d'une foule, un peu moins astreinte au travail continu, est déjà une nécessité pour l'Etat capitaliste comme pour ses successeurs marxistes. Partout on s'est borné à l'abrutissement obligatoire des stades ou des programmes télévisés" (Potlatch 7, 1954) D'où la lecture toute "personnelle" que fera Debord de son passage dans le lettrisme et des quelques alliances avec des groupes d'artistes (anciens de Cobra, ARTE nucleare, Spur) tactiques qu'il fera afin de donner force et substance à une avant-garde qu'il souhaitait davantage continuatrice de Marx et Lénine que des impressionnistes (et on voit mal où l'IL aurait pu recruter ses troupes hors des cercles artistiques, certainement pas chez les ouvriers de chez Renault pour qui prétendait oeuvrer cette Internationale qui méconnaissait tellement leurs aspirations et revendications) : Isou a fourni le meilleur diagnostique sur les impasses culturelles de l'époque (fin de l'art, insuffisance du marxisme dans sa version léniniste, obsolescence des propositions surréalistes...) mais il n'a pas su en tirer les conclusions nécessaires et les tâches qui s'imposaient à toute nouvelle avant-garde, il représente en conséquence, à partir de ses prémisses révolutionnaires, une excroissance "droitière". Dans Pourquoi le Lettrisme ? qui est en quelque sorte un bon pour inhumation de celui-ci, il présente toutes les propositions artistiques d'Isou, et les oeuvres produites alors par le groupe, comme s'inscrivant dans un travail essentiellement négatif de destruction des normes bourgeoises de l'art, mais dont la limite était justement de valoriser esthétiquement les résultats obtenus, dadaïsme au positif donc qui déméritait des exigences de l'avant-garde émergente... Jamais la poésie lettriste, le cinéma discrepant ou la métagraphie n'ont été pour l’auteur de La société du spectacle des options recevables en soi tant elles s'inscrivaient en faux contre ses présupposés (qui sont aussi des préjugés) marxistes. Debord n'est finalement pas si éloigné que cela d'un Lucas quasi-stalinien qui voyait dans les formes artistiques d'avant-garde comme dans la pensée fin de siècle l'image exacte de la bourgeoisie en décomposition et l'urgence d'une "relève prolétarienne". On ne peut faire plus regrettable contre-sens...
Aussi accréditer la thèse séduisante d'un dépassement du lettrisme par son aile gauche revient à adopter une grille de lecture qu'Isou dès ses premiers textes a violemment combattue (le marxisme comme modèle d'intelligibilité définitif du fait artistique et de son histoire) et que Debord, retournement ultime, a fini lui-aussi par congédier : quand les "masses" laborieuses ont été à ce point en deçà de la mission héroïque qu'on avait pour elle envisagée sans leur demander leur avis d'ailleurs (la fin du capitalisme, l'abolition de la société de classe), quand l'histoire vous a démenti à ce point (le libéralisme fut le bénéficiaire durable de Mai 68), il ne reste à leur égard que l'insulte et le mépris (revoir sur ce point les dix première minutes d'In Girum... , consternantes...) et pour se sauver les arrières cours de l'art, de la culture et de ses Musées ; d'où le retour de Debord par le détour de l'art, domaine où il a bien sûr fort peu apporté en définitive... mais ceci est un autre débat...Car tandis que L'IL achève en 1958 le rêve d'un seul homme, après avoir éliminé les éléments inutiles " simplement décoratifs " et trouvé de nouveaux alliés à l'échelle internationale puis assis une base programmatique commune qui en définitive était déjà là en puissance dès le début, une deuxième Internationale Lettriste va se constituer, très éphémère et sans doute aujourd’hui oubliée, mais qui reste bien davantage significative pour comprendre le devenir polymorphe du lettrisme, et les trajectoires complexes de ses premiers artistes (Brau, Wolman, Dufrène). La DIL (Deuxième Internationale Lettriste) hors des enjeux politiques et d'une fin de l'art réaffirme l'urgence d'une "poésie nouvelle" là où Debord ne voyait que "décomposition", petits jeux "sans envergure"... (à suivre)

BIBLIOGRAPHIE :
Figures de la Négation, collectif, catalogue de l’exposition du Musée d’Art moderne de la ville de St Etienne.
Documents Relatifs à la fondation de L’IS, collectif, Allia
Guy Debord, Œuvres, Quarto, gallimard
Isidore Isou, Contre l’Internationale situationniste, Hc d’Art
Défense de Mourir, Gil Wolman, Allia
Greil Marcus, Lipstick traces, Allia

LETTRISME, FLUXUS ET NEODADA

La manifestation parisienne Le Tas d’Art, en septembre à Paris, a permis de voir côtoyer dans le même espace des propositions artistiques surtout dominées par l’ombre tutélaire de Dada, à l’exception manifeste du lettrisme. La présence en un même espace du lettrisme et de Fluxus, autour d’une problématique sur laquelle les uns et les autres ont eu à se prononcer en diverses circonstances en actes et en œuvres, a sans doute permis de prendre acte de la singularité du mouvement lettriste face aux héritiers d’un Dada subversif, partisan pataphysique d’un idiotisme absolu et résolument en guerre avec la " culture sérieuse ".Tout se passe en effet comme si, sous couvert d’une " crise de l’art contemporain ", la modernité critique, un peu trop rapidement congédiée, revenait sous différents masques (Dada, Fluxus, situationnisme, lettrisme) par le tranchant de sa radicalité, pour perturber et confondre les vrais-faux/débats qui prétendent faire date et actualité. Fluxus partage avec les situationnistes un même rejet de l’art, catégorie bourgeoise qui a vocation à disparaître avec cette classe dans une société post-révolutionnaire, mais sa critique ne vient pas directement de Marx, contrairement aux situs ; Les raisons de la destruction de l’art, Fluxus les a trouvées dans l’avant-garde artistique, dans le moment et les gestes Dada. A plus d’un titre Dada représente ainsi, et le Tas d’art a eu au moins ce mérite que de le rappeler, la matrice autour de laquelle le meilleur de l’art contemporain joue son aventure : ses formes, son langage, ses codes, jusqu’à Pinoncelli qui récemment encore voulait rendre, farce sans effet, sans envergure tant le geste a été répété jusqu’à saturation, honneur à Duchamp en détruisant son Urinoir, au grand dam des responsables du Centre Pompidou, " révoltés " par cette hérésie iconoclaste. On méditera sur ce sort curieux de Dada, qui canonisé, " iconisé " par la grande et merveilleuse (n’en déplaise aux grincheux et autre puristes…) rétrospective que le Centre Pompidou lui a consacré, s’est surtout manifesté à l’origine par son irrévérence systématique à l’endroit de l’art et de la culture…Il n’en reste pas moins que Dada a perduré bien au delà des quelques années qui du Cabaret Voltaire à l’épisode Berlinois et à ses prolongements politiques, sous des formes multiples qui continuent à nourrir les prétentions, les gestes et le langage de l’art contemporain. Ces fortunes diverses de l’héritage Dada peuvent être envisagées selon deux perspectives bien distinctes, qui consomment le divorce de ce que Dada dans la fièvre de son apparition avait tenu de manière indissociable : l’esprit de subversion et les formes de la subversion. Pierre Restany inscrit ainsi lui même les propositions des artistes plasticiens des années soixante (notamment les Nouveaux Réalistes) dans la continuité de Dada, dont ils soulignent surtout la subjectivité libérée (" le jeu existentiel ") et l’expérimentation formelle désormais sans borne, de " la fonction déviante ", remarquablement incarnée à ses yeux par le " mal-aimé " de Dada Kurt Schwitters, et qui se trouvera totalement occultée par le surréalisme et ses images :" 1913-1920 : six ou sept ans séparent les collages cubistes des collages Merz. Plus que d’une expressivité supérieure, il s’agit ‘un changement structural, d’une inversion des rapports. L’objet trouvé, ticket d’autobus ou paquet de tabac, ne joue plus le rôle d’ajout, mais celui d’élément de base. C’est la peinture quand peinture il y a qui devient l’élément supplémentaire. (…) Si Schwitters dans ses Merzbilder et dans son merzbau, un plasticien de la fonction déviante, il s’est intéressé avec beaucoup de bonheur à la fission sémantique des mots, au bruitisme et au simultanéisme de la poésie phonétique. Ce détail a son importance : la poésie phonétique de Schwitters est à Merz ce que le calembour de Duchamp est au ready-made. Jeux d mots – jeux d’objets : il s’agit du dualisme fondamental de la fonction déviante ". (L'autre face de l'art, p.34/35, Editions Galilée)
Les artistes Pop, les Nouveaux Réalistes posent les bases d’un post-dadaïsme (qui deviendra très vite un néodada perpétuel) clairement assumé, qui sous des justifications diverses (expérience de la société et de ses codes comme nature nouvelle qu’il faut éprouver ou avec lesquels il faut rompre), revendiquent une filiation avec Duchamp et plus largement un dadaïsme esthétisé. Ils transfigurent les images et les objets de la société de consommation en véritables mythes fondateurs d’une nouvelle subjectivité, grâce auxquels le récit de soi et du monde peut, selon les modalités de la dénonciation, de la distance critique, de l’adhésion cynique, désabusée ou passionnée, reprendre indéfiniment. Les artistes récusant la théorie, l’avant-gardisme et ses impératifs, ses dogmes, se réapproprient désormais l’ensemble de l’histoire de l’art pour construire leurs œuvres qui sont de plain pieds dans la société, dans un environnement dont elles se nourrissent voracement, entre " déviance " par rapport aux codes de la société et du champ artistique où elles évoluent et jeu " existentiel " de soi dans le " monde social " : comics, pop et rock , design, installations, events divers et polymorphes... la leçon du Pop-art a porté, prolongeant sous forme esthétique la subversion dadaïste.
La deuxième postérité de Dada est à chercher moins dans la production d'oeuvres que dans un certain état d’esprit, " l’esprit Fluxus " justement ; car les Fluxus ont moins cherché à ajouter des œuvres à un patrimoine déjà conséquent, produit à leurs yeux de la division sociale, en y distinguant leur ligne singulière - ce qui revenait en définitive à accepter la société et ses normes - qu’à détruire l’idée même d’art et d’œuvres, pratiques devant être dépassées devant l’impératif de pousser jusqu’à son terme absolu le " jeu existentiel " usant de telle ou telle forme pour aussitôt l’abandonner et la disqualifier dans l’urgence de l’instant et de la vie, en deça et au delà du jeu formel limité et insuffisant : Destroy Serious Culture ! Ou autrement dit : " bien fait = pas fait = mal fait ". La filiation avec Dada s’est historiquement jouée autour de John Cage, qui a servi de passeur à une nouvelle génération sans doute plus informée des expériences dadaïstes dans le contexte américain (cf. l’exposition Art of assemblage en 1961 à New-York). Récusant à la manière de Dada toute organisation, les Fluxus restent avant tout des individus poussant toujours plus loin l’expérimentation d’une subjectivité libérée de toute référence à un impératif de " faire œuvre " ou " date " afin de détruire la société hiérarchisée et son organisation symbolique. Le geste gratuit, le gag pataphysique, le happening, le calembour, le relativisme érigé en méthode, la tabula rasa permanente… sont autant de " méthodes " adoptées pour dérégler le sens de l’histoire, l’art et son sérieux autant académique qu’avant-gardiste. Pourtant une personnalité de premier plan comme Maciunias, à la suite de Flint, affiche très vite d’autres ambitions pour la nébuleuse Fluxus, véritable " chaos en expansion " : " Purger le monde de la maladie bourgeoise, de la culture " intellectuelle ", professionnelle et commercialisée, purger le monde de l’art mort, de l’imitation, de l’art artificiel, de l’art abstrait, de l’art illusionniste, de l’art mathématique, purger le monde de " l’européanisme ". Promouvoir un déluge et un courant révolutionnaire dans l’art. Promouvoir l’art vivant, l’anti-art, promouvoir la réalité du non-art afin qu’il soit saisi par tout le monde, et pas seulement par les critiques, les dilettantes et les professionnels. Fondre les cadres culturels, sociaux et politiques de la révolution en un front unique et une action uniques " (Manifesto, 1963 in Fluxus Dixit p.94, Les Presses du Réel). On reconnaît là des formules qui auraient pu tout à fait trouver leur place dans le Manifeste pour un art prolétarien des Dada berlinois ou encore les Considérations objectives sur le dadaïsme de Raoul Hausmann : rejet de l’ordre culturel, et de la société de classe qui la justifie, refus de l’ethnocentrisme et de son corollaire politique l’impérialisme, survalorisation des marges de la culture officielles et des genres mineurs à la mesure du discrédit qui doit frapper et anéantir son centre rayonnant… Dans un autre texte Maciunias décrit brièvement le rôle des artistes Fluxus, véritables fossoyeurs de la culture officielle, spécialisée, technicienne au profit d’un art/distraction ouvert à tous, qui doit échapper à la fois à la récupération par les institutions bourgeoises et à celle du marché : "l’art distraction doit être simple, amusant, sans prétention, traitant de choses insignifiantes, ne requérant aucune habileté ou entraînements sans fin, n’ayant aucune valeur commerciale ou insitutionnel(…) C’est la fusion de Spike Jones, du music-hall, du gag, des jeux d’enfants et de Duchamp ". (Art/Art Distraction Fluxus, 1965, ibid. p. 109). Pourtant ni Maciunias, ni Henry Flint ne purent, ni se surent fédérer les Fluxus en un programme politique et anti-artistique et au gré des manifestations l’individualisme systématique qui restait le plus petit dénominateur commun de ceux qui se trouvaient aléatoirement là affirmait davantage l’irréductible singularité de chacun d’eux que la constitution progressive d'un mouvement ; L’attitude Fluxus poussant à son paroxysme paradoxal l’idiotisme revendiqué par le Manifeste Dada de 1917 de Tzara conteste tout autant le monde qu’elle récuse par avance toute idéologie du changement, de la transformation organisée de la société, programmée au non d’un idéal différé (utopie d’une société sans classes qui est une violence faite à la pureté de l'instant) et se tient en définitive dans un retrait quasi-mystique du réel. Pour autant ni l’inspiration marxiste de Maciunias, ni la tentation du vide ne peuvent réduire l’étonnante diversité des artistes fluxus : qu’il s’agisse de Kapprow, Georges Brecht, Nam June Paik, de Ben…, la recherche de processus créatifs hors des standards culturels institués, accessibles au plus grand nombre, a conduit nombre d’entre eux à concevoir, comme leurs prédécesseurs dada, des objets et des expériences révolutionnaires par certains aspects. Dans un texte de 1958, Kapprow, Brecht et Watts s’interrogent ainsi sur les rapports entre innovation scientifique, technologique et innovation en art : " La science et la technologie modernes ont déjà produit, et toujours produisent toujours du matériel et du matériel qui n’ont pas trouvé le chemin d’une exploitation artistique. Les grands progrès accomplis dans le matériel électronique rendent possible la création et la structuration du son, de la lumière, de la couleur, de l’espace et du mouvement, d’une manière que l’on n’aurait imaginer auparavant. Une gamme fantastique de matériaux en particulier des matière synthétiques de toutes sortes, peuvent être utilisées pour élaborer et compléter ces possibilités. Les œuvres expérimentales de ces quarante dernières années ont en grande partie ignoré ces nouveaux répertoires pour l’expression créative " (ibid., p.115) Ces réflexions pour la recherche innovante en art, et pour un art pluriel, multimédia (laissons de côté la notion d’Art total et ses connotations fâcheuses) rejoignent les préoccupations et discussions de Wolman, Isou, Brau, Matricon, Lemaître publiées dans les deux premiers numéro de la revue Ur (1950 et 1952). Car c’est sans doute par cette exigence de création que Fluxus rejoint malgré tout le lettrisme même si ce dernier affirme posséder et mettre en œuvre un discours de la méthode créatrice (la Créatique d’Isou) aux antipodes des farces et attrapes Fluxus et de leur passion pour le seul hasard. Si nombre de postures, d’attitudes (puisque l’attitude s’est trouvée élevée au rang d’œuvre notamment par Ben), d’objets et de situations s’inscrivent même inconsciemment dans une réactualisation permanente de Dada, le lettrisme défend une vision complétiste de la culture, où l’art ne se réduit pas à l’expression de la lutte des classes, pas plus que la science et les mathématiques, où la dialectique hégeliano-marxiste se trouve congédiée pour laisser à l’art la liberté de se prouver et de s’éprouver par des œuvres innovantes. Au contraire des Fluxus, les lettristes pensent un temps historique, non réductible à l’instant, un horizon transcendantal et non exclusivement immanent (l’art comme catégorie et praxis dans un champ historiquement constitué), l'affirmation et la reconnaissance d'un sujet créateur et la transformation de la société (représentations, idées, sensibilité) qu'il opère via ses oeuvres et propositions, une dialectique du dépassement plus que de la table rase, une conception escathologique de l'histoire guidée par l'exigence d'une utopie paradisiaque placée sous le signe de la création permanente dans l'ensemble des activités humaines. Roland Sabatier reprenant les termes de la problématique de la manifestation peut affirmer en conséquence que "du point de vue de la créativité, qui seule, ici, nous occupe, et compte tenu de la difficulté de concevoir des représentations originales — ce qu'atteste l'existence des écoles destructrices modernes —, l'art actuel dans lequel des « savants » s'acharnent à « voir » quatre-vingt-dix groupes ou écoles, est devenu le dépotoir vulgaire, bête et dégénéré d'à peine la douzaine de formes découvertes et imposées depuis deux mille ans par l'histoire des arts qui se perpétuent, chacune, à travers seulement une dizaine de représentants fondamentaux. L'accumulation du passé supérieur, riche de ruptures et surgie de la chronologie organique, se retrouve, aujourd'hui, dans la plus grande ignorance de ce passé, offerte indifférenciée, sur un même plan et sous des formes imitées, étalée et louée sans hiérarchie ni discernement au nom de la démagogique liberté de l'art et des artistes. Loin d'être libre, l'art reste prisonnier et dépendant de son histoire qui ne peut être refaite.C'est dans ce contexte, toujours débordant et devenu écrasant du fait de son soutien par les institutions gouvernementales, que les artistes du groupe lettriste tentent de faire valoir une voie nouvelle, capable, au-delà de Dada et du Surréalisme, d'assurer la continuité de l'authentique processus créatif." (in Position du lettrisme, http://www.lelettrisme.com/, archives). Le verdict peut sembler sévère aux esprits qui noient toutes les propositions sous le label général d'avant-garde en méconnaissant les logiques profondes de chacune d'entre elles, mais il a le mérite de suivre le devenir d'un (dés)ordre créatif et ses impératifs, d'offrir une intelligibilité nouvelle à ce questionnement, à l'aune d'une valeur (la création) dont tout le monde dans la plus grande confusion se réclame sans en comprendre le sens. Le rôle premier de la création dans l'édifice lettriste, sa systématisation par Isou dans le cadre de sa somme La Créatique donne plus que jamais aux lettristes une légitimité et une autorité dans le cadre de ce débat que nos contemporains commencent à peine à leur reconnaître.Depuis 1924 l'ensemble des codes Dada s'est propagé et vulgarisé progressivement, non sans résistance d'ailleurs (ready-made et collage, attitudes et gestes), au point de devenir une matrice esssentielle de la culture contemporaine, régulièrement revue, revisitée, source de vocations, de pratiques, d'oeuvres sous des habits plus ou moins neufs. Certains de ses prolongements sont d'ailleurs passionnants et méritent attention à plus d'un titre (situationnisme, Fluxus) mais Dada et ses épigones toujours plus nombreux constituent-t-ils pour autant un horizon indépassable qui signerait le fin mot de l'histoire des formes, de l'art et de l'esthétique ?Le développement du lettrisme dans le pluralisme de ses acteurs, des oeuvres, des recherches et des théories qu'il a formulées, et ce depuis 1946, et notamment l'apport d'un nouvel objet aux arts visuels et sonores, la lettre et le signe, permet une lecture alternative à l'éternel retour de Dada ; il implique aussi que l'on commence par poser ces problématiques dans une perspective débarassée de l'héritage Dada et de son imaginaire, voire de son langage et de ses poncifs, sous peine d'être condamné à n'apprécier les aventures à venir qu'en raison de leur fidélité plus ou moins affichée à cet initiateur envahissant. Dans une perspective dadaïste, il n'y a plus lieu de parler de création artistique après Dada sauf à accommoder continuellement les restes mais Tant que nous n'aurons pas tout détruit il restera des ruines (Internationale Situationniste, Fluxus). Du point de vue lettriste, la destruction de l'art exige un art de la négation dont l'exploration constitue un nouvel espace esthétique, la polythanasie, qui décliné sous de multiples formes sont autant de chances de mobiliser les processus créatifs afin de FAIRE OEUVRE.
Ps : je ne peux que recommander la fréquentation assidue de la collection dirigée par Michel Giroud L'Ecart Absolu, aux Presses du Réel (http://www.lespressesdureel.com/), qui réédite les textes historiques de Fluxus (Brecht, Higgins, Filliou...), de Dada, de Proudhon, de Fourrier....