La manifestation parisienne Le Tas d’Art, en septembre à Paris, a permis de voir côtoyer dans le même espace des propositions artistiques surtout dominées par l’ombre tutélaire de Dada, à l’exception manifeste du lettrisme. La présence en un même espace du lettrisme et de Fluxus, autour d’une problématique sur laquelle les uns et les autres ont eu à se prononcer en diverses circonstances en actes et en œuvres, a sans doute permis de prendre acte de la singularité du mouvement lettriste face aux héritiers d’un Dada subversif, partisan pataphysique d’un idiotisme absolu et résolument en guerre avec la " culture sérieuse ".Tout se passe en effet comme si, sous couvert d’une " crise de l’art contemporain ", la modernité critique, un peu trop rapidement congédiée, revenait sous différents masques (Dada, Fluxus, situationnisme, lettrisme) par le tranchant de sa radicalité, pour perturber et confondre les vrais-faux/débats qui prétendent faire date et actualité. Fluxus partage avec les situationnistes un même rejet de l’art, catégorie bourgeoise qui a vocation à disparaître avec cette classe dans une société post-révolutionnaire, mais sa critique ne vient pas directement de Marx, contrairement aux situs ; Les raisons de la destruction de l’art, Fluxus les a trouvées dans l’avant-garde artistique, dans le moment et les gestes Dada. A plus d’un titre Dada représente ainsi, et le Tas d’art a eu au moins ce mérite que de le rappeler, la matrice autour de laquelle le meilleur de l’art contemporain joue son aventure : ses formes, son langage, ses codes, jusqu’à Pinoncelli qui récemment encore voulait rendre, farce sans effet, sans envergure tant le geste a été répété jusqu’à saturation, honneur à Duchamp en détruisant son Urinoir, au grand dam des responsables du Centre Pompidou, " révoltés " par cette hérésie iconoclaste. On méditera sur ce sort curieux de Dada, qui canonisé, " iconisé " par la grande et merveilleuse (n’en déplaise aux grincheux et autre puristes…) rétrospective que le Centre Pompidou lui a consacré, s’est surtout manifesté à l’origine par son irrévérence systématique à l’endroit de l’art et de la culture…Il n’en reste pas moins que Dada a perduré bien au delà des quelques années qui du Cabaret Voltaire à l’épisode Berlinois et à ses prolongements politiques, sous des formes multiples qui continuent à nourrir les prétentions, les gestes et le langage de l’art contemporain. Ces fortunes diverses de l’héritage Dada peuvent être envisagées selon deux perspectives bien distinctes, qui consomment le divorce de ce que Dada dans la fièvre de son apparition avait tenu de manière indissociable : l’esprit de subversion et les formes de la subversion. Pierre Restany inscrit ainsi lui même les propositions des artistes plasticiens des années soixante (notamment les Nouveaux Réalistes) dans la continuité de Dada, dont ils soulignent surtout la subjectivité libérée (" le jeu existentiel ") et l’expérimentation formelle désormais sans borne, de " la fonction déviante ", remarquablement incarnée à ses yeux par le " mal-aimé " de Dada Kurt Schwitters, et qui se trouvera totalement occultée par le surréalisme et ses images :" 1913-1920 : six ou sept ans séparent les collages cubistes des collages Merz. Plus que d’une expressivité supérieure, il s’agit ‘un changement structural, d’une inversion des rapports. L’objet trouvé, ticket d’autobus ou paquet de tabac, ne joue plus le rôle d’ajout, mais celui d’élément de base. C’est la peinture quand peinture il y a qui devient l’élément supplémentaire. (…) Si Schwitters dans ses Merzbilder et dans son merzbau, un plasticien de la fonction déviante, il s’est intéressé avec beaucoup de bonheur à la fission sémantique des mots, au bruitisme et au simultanéisme de la poésie phonétique. Ce détail a son importance : la poésie phonétique de Schwitters est à Merz ce que le calembour de Duchamp est au ready-made. Jeux d mots – jeux d’objets : il s’agit du dualisme fondamental de la fonction déviante ". (L'autre face de l'art, p.34/35, Editions Galilée)
Les artistes Pop, les Nouveaux Réalistes posent les bases d’un post-dadaïsme (qui deviendra très vite un néodada perpétuel) clairement assumé, qui sous des justifications diverses (expérience de la société et de ses codes comme nature nouvelle qu’il faut éprouver ou avec lesquels il faut rompre), revendiquent une filiation avec Duchamp et plus largement un dadaïsme esthétisé. Ils transfigurent les images et les objets de la société de consommation en véritables mythes fondateurs d’une nouvelle subjectivité, grâce auxquels le récit de soi et du monde peut, selon les modalités de la dénonciation, de la distance critique, de l’adhésion cynique, désabusée ou passionnée, reprendre indéfiniment. Les artistes récusant la théorie, l’avant-gardisme et ses impératifs, ses dogmes, se réapproprient désormais l’ensemble de l’histoire de l’art pour construire leurs œuvres qui sont de plain pieds dans la société, dans un environnement dont elles se nourrissent voracement, entre " déviance " par rapport aux codes de la société et du champ artistique où elles évoluent et jeu " existentiel " de soi dans le " monde social " : comics, pop et rock , design, installations, events divers et polymorphes... la leçon du Pop-art a porté, prolongeant sous forme esthétique la subversion dadaïste.
La deuxième postérité de Dada est à chercher moins dans la production d'oeuvres que dans un certain état d’esprit, " l’esprit Fluxus " justement ; car les Fluxus ont moins cherché à ajouter des œuvres à un patrimoine déjà conséquent, produit à leurs yeux de la division sociale, en y distinguant leur ligne singulière - ce qui revenait en définitive à accepter la société et ses normes - qu’à détruire l’idée même d’art et d’œuvres, pratiques devant être dépassées devant l’impératif de pousser jusqu’à son terme absolu le " jeu existentiel " usant de telle ou telle forme pour aussitôt l’abandonner et la disqualifier dans l’urgence de l’instant et de la vie, en deça et au delà du jeu formel limité et insuffisant : Destroy Serious Culture ! Ou autrement dit : " bien fait = pas fait = mal fait ". La filiation avec Dada s’est historiquement jouée autour de John Cage, qui a servi de passeur à une nouvelle génération sans doute plus informée des expériences dadaïstes dans le contexte américain (cf. l’exposition Art of assemblage en 1961 à New-York). Récusant à la manière de Dada toute organisation, les Fluxus restent avant tout des individus poussant toujours plus loin l’expérimentation d’une subjectivité libérée de toute référence à un impératif de " faire œuvre " ou " date " afin de détruire la société hiérarchisée et son organisation symbolique. Le geste gratuit, le gag pataphysique, le happening, le calembour, le relativisme érigé en méthode, la tabula rasa permanente… sont autant de " méthodes " adoptées pour dérégler le sens de l’histoire, l’art et son sérieux autant académique qu’avant-gardiste. Pourtant une personnalité de premier plan comme Maciunias, à la suite de Flint, affiche très vite d’autres ambitions pour la nébuleuse Fluxus, véritable " chaos en expansion " : " Purger le monde de la maladie bourgeoise, de la culture " intellectuelle ", professionnelle et commercialisée, purger le monde de l’art mort, de l’imitation, de l’art artificiel, de l’art abstrait, de l’art illusionniste, de l’art mathématique, purger le monde de " l’européanisme ". Promouvoir un déluge et un courant révolutionnaire dans l’art. Promouvoir l’art vivant, l’anti-art, promouvoir la réalité du non-art afin qu’il soit saisi par tout le monde, et pas seulement par les critiques, les dilettantes et les professionnels. Fondre les cadres culturels, sociaux et politiques de la révolution en un front unique et une action uniques " (Manifesto, 1963 in Fluxus Dixit p.94, Les Presses du Réel). On reconnaît là des formules qui auraient pu tout à fait trouver leur place dans le Manifeste pour un art prolétarien des Dada berlinois ou encore les Considérations objectives sur le dadaïsme de Raoul Hausmann : rejet de l’ordre culturel, et de la société de classe qui la justifie, refus de l’ethnocentrisme et de son corollaire politique l’impérialisme, survalorisation des marges de la culture officielles et des genres mineurs à la mesure du discrédit qui doit frapper et anéantir son centre rayonnant… Dans un autre texte Maciunias décrit brièvement le rôle des artistes Fluxus, véritables fossoyeurs de la culture officielle, spécialisée, technicienne au profit d’un art/distraction ouvert à tous, qui doit échapper à la fois à la récupération par les institutions bourgeoises et à celle du marché : "l’art distraction doit être simple, amusant, sans prétention, traitant de choses insignifiantes, ne requérant aucune habileté ou entraînements sans fin, n’ayant aucune valeur commerciale ou insitutionnel(…) C’est la fusion de Spike Jones, du music-hall, du gag, des jeux d’enfants et de Duchamp ". (Art/Art Distraction Fluxus, 1965, ibid. p. 109). Pourtant ni Maciunias, ni Henry Flint ne purent, ni se surent fédérer les Fluxus en un programme politique et anti-artistique et au gré des manifestations l’individualisme systématique qui restait le plus petit dénominateur commun de ceux qui se trouvaient aléatoirement là affirmait davantage l’irréductible singularité de chacun d’eux que la constitution progressive d'un mouvement ; L’attitude Fluxus poussant à son paroxysme paradoxal l’idiotisme revendiqué par le Manifeste Dada de 1917 de Tzara conteste tout autant le monde qu’elle récuse par avance toute idéologie du changement, de la transformation organisée de la société, programmée au non d’un idéal différé (utopie d’une société sans classes qui est une violence faite à la pureté de l'instant) et se tient en définitive dans un retrait quasi-mystique du réel. Pour autant ni l’inspiration marxiste de Maciunias, ni la tentation du vide ne peuvent réduire l’étonnante diversité des artistes fluxus : qu’il s’agisse de Kapprow, Georges Brecht, Nam June Paik, de Ben…, la recherche de processus créatifs hors des standards culturels institués, accessibles au plus grand nombre, a conduit nombre d’entre eux à concevoir, comme leurs prédécesseurs dada, des objets et des expériences révolutionnaires par certains aspects. Dans un texte de 1958, Kapprow, Brecht et Watts s’interrogent ainsi sur les rapports entre innovation scientifique, technologique et innovation en art : " La science et la technologie modernes ont déjà produit, et toujours produisent toujours du matériel et du matériel qui n’ont pas trouvé le chemin d’une exploitation artistique. Les grands progrès accomplis dans le matériel électronique rendent possible la création et la structuration du son, de la lumière, de la couleur, de l’espace et du mouvement, d’une manière que l’on n’aurait imaginer auparavant. Une gamme fantastique de matériaux en particulier des matière synthétiques de toutes sortes, peuvent être utilisées pour élaborer et compléter ces possibilités. Les œuvres expérimentales de ces quarante dernières années ont en grande partie ignoré ces nouveaux répertoires pour l’expression créative " (ibid., p.115) Ces réflexions pour la recherche innovante en art, et pour un art pluriel, multimédia (laissons de côté la notion d’Art total et ses connotations fâcheuses) rejoignent les préoccupations et discussions de Wolman, Isou, Brau, Matricon, Lemaître publiées dans les deux premiers numéro de la revue Ur (1950 et 1952). Car c’est sans doute par cette exigence de création que Fluxus rejoint malgré tout le lettrisme même si ce dernier affirme posséder et mettre en œuvre un discours de la méthode créatrice (la Créatique d’Isou) aux antipodes des farces et attrapes Fluxus et de leur passion pour le seul hasard. Si nombre de postures, d’attitudes (puisque l’attitude s’est trouvée élevée au rang d’œuvre notamment par Ben), d’objets et de situations s’inscrivent même inconsciemment dans une réactualisation permanente de Dada, le lettrisme défend une vision complétiste de la culture, où l’art ne se réduit pas à l’expression de la lutte des classes, pas plus que la science et les mathématiques, où la dialectique hégeliano-marxiste se trouve congédiée pour laisser à l’art la liberté de se prouver et de s’éprouver par des œuvres innovantes. Au contraire des Fluxus, les lettristes pensent un temps historique, non réductible à l’instant, un horizon transcendantal et non exclusivement immanent (l’art comme catégorie et praxis dans un champ historiquement constitué), l'affirmation et la reconnaissance d'un sujet créateur et la transformation de la société (représentations, idées, sensibilité) qu'il opère via ses oeuvres et propositions, une dialectique du dépassement plus que de la table rase, une conception escathologique de l'histoire guidée par l'exigence d'une utopie paradisiaque placée sous le signe de la création permanente dans l'ensemble des activités humaines. Roland Sabatier reprenant les termes de la problématique de la manifestation peut affirmer en conséquence que "du point de vue de la créativité, qui seule, ici, nous occupe, et compte tenu de la difficulté de concevoir des représentations originales — ce qu'atteste l'existence des écoles destructrices modernes —, l'art actuel dans lequel des « savants » s'acharnent à « voir » quatre-vingt-dix groupes ou écoles, est devenu le dépotoir vulgaire, bête et dégénéré d'à peine la douzaine de formes découvertes et imposées depuis deux mille ans par l'histoire des arts qui se perpétuent, chacune, à travers seulement une dizaine de représentants fondamentaux. L'accumulation du passé supérieur, riche de ruptures et surgie de la chronologie organique, se retrouve, aujourd'hui, dans la plus grande ignorance de ce passé, offerte indifférenciée, sur un même plan et sous des formes imitées, étalée et louée sans hiérarchie ni discernement au nom de la démagogique liberté de l'art et des artistes. Loin d'être libre, l'art reste prisonnier et dépendant de son histoire qui ne peut être refaite.C'est dans ce contexte, toujours débordant et devenu écrasant du fait de son soutien par les institutions gouvernementales, que les artistes du groupe lettriste tentent de faire valoir une voie nouvelle, capable, au-delà de Dada et du Surréalisme, d'assurer la continuité de l'authentique processus créatif." (in Position du lettrisme, http://www.lelettrisme.com/, archives). Le verdict peut sembler sévère aux esprits qui noient toutes les propositions sous le label général d'avant-garde en méconnaissant les logiques profondes de chacune d'entre elles, mais il a le mérite de suivre le devenir d'un (dés)ordre créatif et ses impératifs, d'offrir une intelligibilité nouvelle à ce questionnement, à l'aune d'une valeur (la création) dont tout le monde dans la plus grande confusion se réclame sans en comprendre le sens. Le rôle premier de la création dans l'édifice lettriste, sa systématisation par Isou dans le cadre de sa somme La Créatique donne plus que jamais aux lettristes une légitimité et une autorité dans le cadre de ce débat que nos contemporains commencent à peine à leur reconnaître.Depuis 1924 l'ensemble des codes Dada s'est propagé et vulgarisé progressivement, non sans résistance d'ailleurs (ready-made et collage, attitudes et gestes), au point de devenir une matrice esssentielle de la culture contemporaine, régulièrement revue, revisitée, source de vocations, de pratiques, d'oeuvres sous des habits plus ou moins neufs. Certains de ses prolongements sont d'ailleurs passionnants et méritent attention à plus d'un titre (situationnisme, Fluxus) mais Dada et ses épigones toujours plus nombreux constituent-t-ils pour autant un horizon indépassable qui signerait le fin mot de l'histoire des formes, de l'art et de l'esthétique ?Le développement du lettrisme dans le pluralisme de ses acteurs, des oeuvres, des recherches et des théories qu'il a formulées, et ce depuis 1946, et notamment l'apport d'un nouvel objet aux arts visuels et sonores, la lettre et le signe, permet une lecture alternative à l'éternel retour de Dada ; il implique aussi que l'on commence par poser ces problématiques dans une perspective débarassée de l'héritage Dada et de son imaginaire, voire de son langage et de ses poncifs, sous peine d'être condamné à n'apprécier les aventures à venir qu'en raison de leur fidélité plus ou moins affichée à cet initiateur envahissant. Dans une perspective dadaïste, il n'y a plus lieu de parler de création artistique après Dada sauf à accommoder continuellement les restes mais Tant que nous n'aurons pas tout détruit il restera des ruines (Internationale Situationniste, Fluxus). Du point de vue lettriste, la destruction de l'art exige un art de la négation dont l'exploration constitue un nouvel espace esthétique, la polythanasie, qui décliné sous de multiples formes sont autant de chances de mobiliser les processus créatifs afin de FAIRE OEUVRE.
Ps : je ne peux que recommander la fréquentation assidue de la collection dirigée par Michel Giroud L'Ecart Absolu, aux Presses du Réel (http://www.lespressesdureel.com/), qui réédite les textes historiques de Fluxus (Brecht, Higgins, Filliou...), de Dada, de Proudhon, de Fourrier....
Les artistes Pop, les Nouveaux Réalistes posent les bases d’un post-dadaïsme (qui deviendra très vite un néodada perpétuel) clairement assumé, qui sous des justifications diverses (expérience de la société et de ses codes comme nature nouvelle qu’il faut éprouver ou avec lesquels il faut rompre), revendiquent une filiation avec Duchamp et plus largement un dadaïsme esthétisé. Ils transfigurent les images et les objets de la société de consommation en véritables mythes fondateurs d’une nouvelle subjectivité, grâce auxquels le récit de soi et du monde peut, selon les modalités de la dénonciation, de la distance critique, de l’adhésion cynique, désabusée ou passionnée, reprendre indéfiniment. Les artistes récusant la théorie, l’avant-gardisme et ses impératifs, ses dogmes, se réapproprient désormais l’ensemble de l’histoire de l’art pour construire leurs œuvres qui sont de plain pieds dans la société, dans un environnement dont elles se nourrissent voracement, entre " déviance " par rapport aux codes de la société et du champ artistique où elles évoluent et jeu " existentiel " de soi dans le " monde social " : comics, pop et rock , design, installations, events divers et polymorphes... la leçon du Pop-art a porté, prolongeant sous forme esthétique la subversion dadaïste.
La deuxième postérité de Dada est à chercher moins dans la production d'oeuvres que dans un certain état d’esprit, " l’esprit Fluxus " justement ; car les Fluxus ont moins cherché à ajouter des œuvres à un patrimoine déjà conséquent, produit à leurs yeux de la division sociale, en y distinguant leur ligne singulière - ce qui revenait en définitive à accepter la société et ses normes - qu’à détruire l’idée même d’art et d’œuvres, pratiques devant être dépassées devant l’impératif de pousser jusqu’à son terme absolu le " jeu existentiel " usant de telle ou telle forme pour aussitôt l’abandonner et la disqualifier dans l’urgence de l’instant et de la vie, en deça et au delà du jeu formel limité et insuffisant : Destroy Serious Culture ! Ou autrement dit : " bien fait = pas fait = mal fait ". La filiation avec Dada s’est historiquement jouée autour de John Cage, qui a servi de passeur à une nouvelle génération sans doute plus informée des expériences dadaïstes dans le contexte américain (cf. l’exposition Art of assemblage en 1961 à New-York). Récusant à la manière de Dada toute organisation, les Fluxus restent avant tout des individus poussant toujours plus loin l’expérimentation d’une subjectivité libérée de toute référence à un impératif de " faire œuvre " ou " date " afin de détruire la société hiérarchisée et son organisation symbolique. Le geste gratuit, le gag pataphysique, le happening, le calembour, le relativisme érigé en méthode, la tabula rasa permanente… sont autant de " méthodes " adoptées pour dérégler le sens de l’histoire, l’art et son sérieux autant académique qu’avant-gardiste. Pourtant une personnalité de premier plan comme Maciunias, à la suite de Flint, affiche très vite d’autres ambitions pour la nébuleuse Fluxus, véritable " chaos en expansion " : " Purger le monde de la maladie bourgeoise, de la culture " intellectuelle ", professionnelle et commercialisée, purger le monde de l’art mort, de l’imitation, de l’art artificiel, de l’art abstrait, de l’art illusionniste, de l’art mathématique, purger le monde de " l’européanisme ". Promouvoir un déluge et un courant révolutionnaire dans l’art. Promouvoir l’art vivant, l’anti-art, promouvoir la réalité du non-art afin qu’il soit saisi par tout le monde, et pas seulement par les critiques, les dilettantes et les professionnels. Fondre les cadres culturels, sociaux et politiques de la révolution en un front unique et une action uniques " (Manifesto, 1963 in Fluxus Dixit p.94, Les Presses du Réel). On reconnaît là des formules qui auraient pu tout à fait trouver leur place dans le Manifeste pour un art prolétarien des Dada berlinois ou encore les Considérations objectives sur le dadaïsme de Raoul Hausmann : rejet de l’ordre culturel, et de la société de classe qui la justifie, refus de l’ethnocentrisme et de son corollaire politique l’impérialisme, survalorisation des marges de la culture officielles et des genres mineurs à la mesure du discrédit qui doit frapper et anéantir son centre rayonnant… Dans un autre texte Maciunias décrit brièvement le rôle des artistes Fluxus, véritables fossoyeurs de la culture officielle, spécialisée, technicienne au profit d’un art/distraction ouvert à tous, qui doit échapper à la fois à la récupération par les institutions bourgeoises et à celle du marché : "l’art distraction doit être simple, amusant, sans prétention, traitant de choses insignifiantes, ne requérant aucune habileté ou entraînements sans fin, n’ayant aucune valeur commerciale ou insitutionnel(…) C’est la fusion de Spike Jones, du music-hall, du gag, des jeux d’enfants et de Duchamp ". (Art/Art Distraction Fluxus, 1965, ibid. p. 109). Pourtant ni Maciunias, ni Henry Flint ne purent, ni se surent fédérer les Fluxus en un programme politique et anti-artistique et au gré des manifestations l’individualisme systématique qui restait le plus petit dénominateur commun de ceux qui se trouvaient aléatoirement là affirmait davantage l’irréductible singularité de chacun d’eux que la constitution progressive d'un mouvement ; L’attitude Fluxus poussant à son paroxysme paradoxal l’idiotisme revendiqué par le Manifeste Dada de 1917 de Tzara conteste tout autant le monde qu’elle récuse par avance toute idéologie du changement, de la transformation organisée de la société, programmée au non d’un idéal différé (utopie d’une société sans classes qui est une violence faite à la pureté de l'instant) et se tient en définitive dans un retrait quasi-mystique du réel. Pour autant ni l’inspiration marxiste de Maciunias, ni la tentation du vide ne peuvent réduire l’étonnante diversité des artistes fluxus : qu’il s’agisse de Kapprow, Georges Brecht, Nam June Paik, de Ben…, la recherche de processus créatifs hors des standards culturels institués, accessibles au plus grand nombre, a conduit nombre d’entre eux à concevoir, comme leurs prédécesseurs dada, des objets et des expériences révolutionnaires par certains aspects. Dans un texte de 1958, Kapprow, Brecht et Watts s’interrogent ainsi sur les rapports entre innovation scientifique, technologique et innovation en art : " La science et la technologie modernes ont déjà produit, et toujours produisent toujours du matériel et du matériel qui n’ont pas trouvé le chemin d’une exploitation artistique. Les grands progrès accomplis dans le matériel électronique rendent possible la création et la structuration du son, de la lumière, de la couleur, de l’espace et du mouvement, d’une manière que l’on n’aurait imaginer auparavant. Une gamme fantastique de matériaux en particulier des matière synthétiques de toutes sortes, peuvent être utilisées pour élaborer et compléter ces possibilités. Les œuvres expérimentales de ces quarante dernières années ont en grande partie ignoré ces nouveaux répertoires pour l’expression créative " (ibid., p.115) Ces réflexions pour la recherche innovante en art, et pour un art pluriel, multimédia (laissons de côté la notion d’Art total et ses connotations fâcheuses) rejoignent les préoccupations et discussions de Wolman, Isou, Brau, Matricon, Lemaître publiées dans les deux premiers numéro de la revue Ur (1950 et 1952). Car c’est sans doute par cette exigence de création que Fluxus rejoint malgré tout le lettrisme même si ce dernier affirme posséder et mettre en œuvre un discours de la méthode créatrice (la Créatique d’Isou) aux antipodes des farces et attrapes Fluxus et de leur passion pour le seul hasard. Si nombre de postures, d’attitudes (puisque l’attitude s’est trouvée élevée au rang d’œuvre notamment par Ben), d’objets et de situations s’inscrivent même inconsciemment dans une réactualisation permanente de Dada, le lettrisme défend une vision complétiste de la culture, où l’art ne se réduit pas à l’expression de la lutte des classes, pas plus que la science et les mathématiques, où la dialectique hégeliano-marxiste se trouve congédiée pour laisser à l’art la liberté de se prouver et de s’éprouver par des œuvres innovantes. Au contraire des Fluxus, les lettristes pensent un temps historique, non réductible à l’instant, un horizon transcendantal et non exclusivement immanent (l’art comme catégorie et praxis dans un champ historiquement constitué), l'affirmation et la reconnaissance d'un sujet créateur et la transformation de la société (représentations, idées, sensibilité) qu'il opère via ses oeuvres et propositions, une dialectique du dépassement plus que de la table rase, une conception escathologique de l'histoire guidée par l'exigence d'une utopie paradisiaque placée sous le signe de la création permanente dans l'ensemble des activités humaines. Roland Sabatier reprenant les termes de la problématique de la manifestation peut affirmer en conséquence que "du point de vue de la créativité, qui seule, ici, nous occupe, et compte tenu de la difficulté de concevoir des représentations originales — ce qu'atteste l'existence des écoles destructrices modernes —, l'art actuel dans lequel des « savants » s'acharnent à « voir » quatre-vingt-dix groupes ou écoles, est devenu le dépotoir vulgaire, bête et dégénéré d'à peine la douzaine de formes découvertes et imposées depuis deux mille ans par l'histoire des arts qui se perpétuent, chacune, à travers seulement une dizaine de représentants fondamentaux. L'accumulation du passé supérieur, riche de ruptures et surgie de la chronologie organique, se retrouve, aujourd'hui, dans la plus grande ignorance de ce passé, offerte indifférenciée, sur un même plan et sous des formes imitées, étalée et louée sans hiérarchie ni discernement au nom de la démagogique liberté de l'art et des artistes. Loin d'être libre, l'art reste prisonnier et dépendant de son histoire qui ne peut être refaite.C'est dans ce contexte, toujours débordant et devenu écrasant du fait de son soutien par les institutions gouvernementales, que les artistes du groupe lettriste tentent de faire valoir une voie nouvelle, capable, au-delà de Dada et du Surréalisme, d'assurer la continuité de l'authentique processus créatif." (in Position du lettrisme, http://www.lelettrisme.com/, archives). Le verdict peut sembler sévère aux esprits qui noient toutes les propositions sous le label général d'avant-garde en méconnaissant les logiques profondes de chacune d'entre elles, mais il a le mérite de suivre le devenir d'un (dés)ordre créatif et ses impératifs, d'offrir une intelligibilité nouvelle à ce questionnement, à l'aune d'une valeur (la création) dont tout le monde dans la plus grande confusion se réclame sans en comprendre le sens. Le rôle premier de la création dans l'édifice lettriste, sa systématisation par Isou dans le cadre de sa somme La Créatique donne plus que jamais aux lettristes une légitimité et une autorité dans le cadre de ce débat que nos contemporains commencent à peine à leur reconnaître.Depuis 1924 l'ensemble des codes Dada s'est propagé et vulgarisé progressivement, non sans résistance d'ailleurs (ready-made et collage, attitudes et gestes), au point de devenir une matrice esssentielle de la culture contemporaine, régulièrement revue, revisitée, source de vocations, de pratiques, d'oeuvres sous des habits plus ou moins neufs. Certains de ses prolongements sont d'ailleurs passionnants et méritent attention à plus d'un titre (situationnisme, Fluxus) mais Dada et ses épigones toujours plus nombreux constituent-t-ils pour autant un horizon indépassable qui signerait le fin mot de l'histoire des formes, de l'art et de l'esthétique ?Le développement du lettrisme dans le pluralisme de ses acteurs, des oeuvres, des recherches et des théories qu'il a formulées, et ce depuis 1946, et notamment l'apport d'un nouvel objet aux arts visuels et sonores, la lettre et le signe, permet une lecture alternative à l'éternel retour de Dada ; il implique aussi que l'on commence par poser ces problématiques dans une perspective débarassée de l'héritage Dada et de son imaginaire, voire de son langage et de ses poncifs, sous peine d'être condamné à n'apprécier les aventures à venir qu'en raison de leur fidélité plus ou moins affichée à cet initiateur envahissant. Dans une perspective dadaïste, il n'y a plus lieu de parler de création artistique après Dada sauf à accommoder continuellement les restes mais Tant que nous n'aurons pas tout détruit il restera des ruines (Internationale Situationniste, Fluxus). Du point de vue lettriste, la destruction de l'art exige un art de la négation dont l'exploration constitue un nouvel espace esthétique, la polythanasie, qui décliné sous de multiples formes sont autant de chances de mobiliser les processus créatifs afin de FAIRE OEUVRE.
Ps : je ne peux que recommander la fréquentation assidue de la collection dirigée par Michel Giroud L'Ecart Absolu, aux Presses du Réel (http://www.lespressesdureel.com/), qui réédite les textes historiques de Fluxus (Brecht, Higgins, Filliou...), de Dada, de Proudhon, de Fourrier....
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