L'histoire est bien connue... Le tract lancé, en 1952, par les jeunes lettristes lors de la venue de Chaplin à Paris (l'a-t-il d'ailleurs même lu ?), les réserves exprimées par Isou, Lemaître et Pomerand publiées dans Combat, la réponse/rupture des lettristes autoproclamés de "Gauche" qui liquident la "vieille garde" et entendent reprendre le flambeau... une nouvelle avant-garde s'affiche désormais, l'Internationale Lettriste ! Si le caractère international peut à la limite se défendre (Mohamed Dahou, les pérégrinations algériennes de Wolman et Brau...), autant dire (et cela a été peu souligné jusqu'à présent) que l'utilisation de l'adjectif lettriste est pour le moins abusive. Debord d'ailleurs ne cacha pas que la confusion et les cartes brouillées n'étaient pas sans lui déplaire ; dans cette perspective, le qualificatif lettriste n'aura été qu'un leurre, un laisser-passer provisoire, un pis-aller et un premier exemple de détournement consacrant un putsch réussi. Mais tout n'est pas si simple... A ne s'en tenir qu'aux 4 numéros de la revue éponyme les sources et références culturelles sont diverses et contradictoires, pour ne pas dire confuses ; domine avant tout un nihilisme dada, un "dégoût de tout" que résume parfaitement la formule de Mension "la beauté de l'homme est dans sa destruction", un rejet d'un réenchantement du monde par l'activité artistique, option laissée aux "lettristes de droite" dénoncés comme des "esthètes", et un primat existentiel du vécu, de l'émotionnel qui rappellerait davantage un certain nietzschéisme exacerbé, doublé d'un penchant affiché dans le plus grand désordre pour la révolte libertaire, qu'effectivement le programme "réformiste" développé par Isou dans ses quelques ouvrages publiés alors. Sans doute faut-il reconnaître dans cette prose négative au pessimisme radioactif et dans les conduites transgressives des lettristes internationaux, souvent plus proches de la petite délinquance que du militantisme politique ou de l'activité artistique, un exemple de cette "créativité détournée" qu'Isou avait identifiée comme un élément clef des bouleversements sociaux. Il n'est qu'à comparer le Front de la Jeunesse de 1950 (où publient Isou, Lemaître, Pomerand, Wolman et Brau) et les opuscules de l'Internationale Lettriste pour prendre la mesure de ce qui les sépare... C'est donc davantage chez Dada qu'il convient de chercher un précédent, sans pour autant négliger la plume de Debord qui déjà, laisse entendre un son de voix davantage marxiste (la critique de la division sociale au profit de la "vraie vie" qui reste à inventer, la nécessité d'émanciper les forces "créatives" des cadres culturels hérités de la "bourgeoisie", une formulation qui emprunte un semblant de dialectique).
Le paradoxe reste que tout en étant honnies, méprisées comme des activités "inférieures" les activités artistiques et la littérature sont encore sollicitées pour rompre avec l'ennui, l'absence de perspective, le désœuvrement de cette jeune internationale (les métagraphies du groupe sont exposées à plusieurs reprises, l'affaire "Rimbaud" et la manipulation des surréalistes est relatée comme un véritable fait d’arme), les théories d'Isou, et ses concepts, sont repris et dans un certaine mesure développés (le Roman tridimensionnel, Histoire des gestes, de Debord et les Nouvelles spatiales de Brau, évoqués dans le numéro 3 de l'IL), sans parler de la fortune que la théorie de "l'amplique/ciselant" qui constituera le fond doctrinaire de la "décomposition" artistique théorisée par les internationaux lettristes et qui assurent la jonction entre l'IL et l'IS.
On doit cependant y voir avant-tout l'œuvre d'un homme seul, mais aussi le résultat d'une collaboration féconde, autant que tactique, avec Gil Wolman, les autres n'étant visiblement là que pour faire nombre ou à titre simplement "décoratif". Difficile en effet de considérer les textes substantiels (Mode d'emploi du détournement, Théorie de la dérive) comme l'œuvre d'un collectif, c'est avant tout les lignes esquissées dès Hurlements en Faveur de Sade ("Au delà du jeu limité des formes, la beauté nouvelle sera de situation") que l'on retrouve amplifiées, convoquant les spectres de Dada et du surréalisme dans sa phase la plus inventive : toute forme artistique même d'avant-garde est refusée au nom d'un primat existentiel de la vie, la séparation entre soi et ses désirs et aspirations doit être dépassée dans un refus de toute les médiations (vécues comme porteuses d'aliénations) artistiques mais aussi politiques (d'où la solution tardive des situationnistes de reconnaître dans les conseils ouvriers et l'anarcho-syndicalisme la seule forme politique instituée acceptable pour porter leur projet de "libération de la vie quotidienne"). Comment ne pas penser aux Considérations objectives sur le rôle du dadaïsme de Raoul Hausmann dont sans doute ils n'avaient pas connaissance mais dont ils prolongeaient l'esprit subversif et libertaire ? "Dans la division du travail de la science bourgeoise, de l'esprit bourgeois et de l'art bourgeois, le dadaïste ne voit qu'une prétention impudente et idiote visant à expliquer le monde qui dépasse de loin le champ des possibilités des conceptions bourgeoises, et le dadaïste estime que la vie ou l'expérience de ce qui se passe aujourd'hui, dépouillées de toute conception historique ou raisonnable du monde, sont suffisamment importantes pour que - envisageant les choses de manière très directe - il ne veuille probablement ou même sûrement, pas être un artiste au sens actuel du terme - et ce qu'il sera lorsqu'une culture prolétarienne se mettra à exister, sa courageuse sincérité le lui indiquera ! Qu'on accuse les dadaïstes d'être des nihilistes bourgeois : le dadaïsme n'en constitue pas moins l'attaque centrale contre la culture des bourgeois !" (L'Echoppe, 1994)
Avec l'Internationale lettriste, c'est un sujet moins aliéné que dépossédé de toute justification, hors du prolétariat et du salariat, qui conscient de sa vacuité essentielle, puisque « libéré » des contraintes sociales habituelles (études, famille, emploi) cherche la voix d'une émancipation, à la fois individuelle et collective, et refuse les sorcelleries et les enchantements de l'art. "Le vin rouge et la négation dans les cafés, les vérités premières du désespoir ne seront pas l'aboutissement de ces vies si difficiles à défendre contre les pièges du silence, les cents manières de se ranger. (...) Nous avons à promouvoir une insurrection qui nous concerne, à la mesure de nos revendications. Nous avons à témoigner d'une certaine idée du bonheur même si nous l'avons reconnue perdante, idée sur laquelle tout programme révolutionnaire devra d'abord s'aligner" (Guy Debord, IL 3). Le désœuvrement et ses "dérives" traduisent l'expérience d'individus placés aux marges de la société et l'étonnante disponibilité qui s'offre désormais à eux et qui doit permettre très romantiquement de "réenchanter" une existence toute faite de vacuité et d'errance. La dérive et le détournement, la recherche d'un style de vie lié à un espace/temps unifié expérimentalement, la notion d'abord éprouvée puis théorisée de psychogéographie s'inscrivent dans une tentative de donner substance et consistance à cette disponibilité, d'en faire la matrice d'une utopie comportementale qui veut réunir dans un même dispositif ludique la critique sociale héritée du marxisme et les promesses de l'avant-garde hors du cadre trop étroit de l'art." A ce qui précède, on a dû comprendre que notre affaire n'était pas une école littéraire, un renouveau de l'expression, un modernisme. Il s'agit d'une manière de vivre qui passera par des explorations et des formulations provisoires, qui ne tend elle-même à ne s'exercer que dans le provisoire " (Pourquoi le lettrisme, Potlatch, n°22). Et de préciser dans le numéro 28: " Bien que certaines activités artistiques soient plus notoirement frappées à mort que d'autres. Nous pensons que l'accrochage de tableaux dans une galerie est une survivance aussi forcément inintéressante qu'un livre de poèmes ".
Pourtant la continuation d'un certain nombre d'activités artistiques a pour intérêt de garantir socialement l'existence d'un groupe d'avant-garde, de le signaler comme tel officiellement, de l’inscrire dans une histoire durable (d'où contrairement à ce que lui même a assuré, le projet de faire "oeuvre" chez Debord même négativement a toujours été là, dès le commencement) tandis que le bulletin Potlatch dont l'activité principale est de prendre acte des exclusions, de la "nullité" contemporaine (dans les arts et les lettres en pleine décomposition) et de tenter d'y voir clair au milieu de prémisses contradictoires (dépassement de l'art bourgeois décomposé et critique sociale marxisante, individualisme exacerbé et recherche d'une communauté nouvelle...) ressemble tactiquement davantage à une bouteille lancée à la mer. En attendant que les mauvais jours finissent... On doit reconnaître à Debord un certain sens tactique, ne s'est-il pas toujours servi des rencontres et des alliances nouées comme autant d'échelons pour mener à bien son "oeuvre" : d'abord Isou, soutenu puis congédié rituellement (Mort d'un commis voyageur, IL 1), puis la polémique totalement anecdotique, à propos d'une énième affaire Rimbaud dont sérieusement le "prolétariat" international n'avait que faire, avec les surréalistes mais qui avait pour fonction de liquider symboliquement un surréalisme encombrant (puisque après tout il était avec Isou la seule référence qu'il fallait "ringardiser" et dépasser) afin de se présenter comme la seule relève possible et crédible ; puis Wolman congédié quand de nouveaux alliés sont apparus, puis Constant et Jorn, sans parler d'Henri Lefebvre. A chaque fois, une proximité s'établit (généralement traduite par un texte) et une collaboration féconde, puis l'écartement ou l'exclusion.
Quels que soient les arguments avancés par Debord, le qualificatif de "lettriste" permettait aux lettristes dissidents de continuer à bénéficier de l'aura capitalisée par cette avant-garde depuis 1946 (à travers la stratégie offensive déployée par Isou lui-même, mais aussi les Conférences de Gabriel Pomerand, et le travail éditorial de Maurice Lemaître directeur de Rédaction du remarquable UR et du Front de la Jeunesse) tout en déniant à la "droite" de s'en revendiquer, disqualifiée qu'elle était désormais. Il y a bien un machiavélisme de Debord, un sens de la lutte et une intelligence stratégique, puisque la scission arrive au moment où Wolman et Debord se rendent en Belgique pour présenter le Traité de bave et d'Eternité D'Isou et rencontrent les animateurs de la revue para-surréaliste Les Lèvres nues qui va leur donner une ouverture internationale et un support inattendu d'expression pour promouvoir leurs idées. Pourquoi mettre ces moyens au service du lettrisme quand on peut les utiliser pour assurer la promotion de sa propre avant-garde ? Ces éléments tactiques ne sont pas à négliger, ni l'opportunisme d'ailleurs (sans jugement moral de notre part) ; ils ne font qu'illustrer encore l'ambition légitime d'une jeunesse qui part à la conquête du monde très romantiquement sans égard pour les moyens employés. Le Lettrisme d'Isou, qu'ils partageaient partiellement sans pour autant adopter l'ensemble de son utopie (à l'exception sans doute de Lemaître) leur avait fourni leurs premières armes (un au delà théorique du surréalisme, une critique de ce dernier par sa gauche, une philosophie historique de l'art, des pistes politiques nouvelles inaudibles en pleine guerre froide mais pleines de promesses, le soulèvement de la jeunesse...), mais aussi l'opportunité de publier leurs premiers textes (dans UR et ION) et surtout l'émulation qui entourait tout cet activisme incitait chacun à la surenchère féconde en matière de propositions (voir au niveau cinématographique comment la logique dépassant/dépassé joue à partir d'Isou et sert de justification à Dufrène, Debord et Wolman dans la revue Ion). Mais les spectres de Marx attirent davantage les jeunes lettristes, sans doute séduits par les mythologies révolutionnaires qui n'ont cessé de nourrir une gauche radicale, durablement marquée par un « surmoi » marxiste qui en est la référence et le fondement, toujours en quête d’une « révolution introuvable », et ce jusqu'à aujourd'hui. L'IL est donc davantage proche du marxisme des surréalistes (qui n'est pas celui du PCF ni de l'URSS, bien sûr) que de l'économie nucléaire, non sans paradoxe d'ailleurs ; car la lecture de Potlatch et les textes ultérieures de l'IS ne laissent aucun doute sur ce dernier point : la reprise économique annonciatrice des trente glorieuses, l'automation grandissante, l'élévation du niveau de vie, la place grandissante dévolue aux loisirs dans une société de plus en plus tournée vers une consommation de masse orientent très vite l'IL moins dans une émancipation du prolétariat que dans une politisation de la gestion libre et libertaire du temps vécu de plus en plus disponible (d'où l'intérêt accordée à la Critique de la vie quotidienne d'Henri Lefebvre, précurseur oublié des thèse situationnistes). Là où l'économie nucléaire d'Isou s'inscrit dans une pensée de "l'appareil de production", de ses limites et insuffisances (insérer les externes et leurs projets et propositions au circuit économique élargi, définir un nouveau contrat social sur la base de cette économie nucléaire), les internationaux lettristes s'occupent davantage de libérer les classes laborieuses des nouvelles formes "d'aliénation" qui pèsent sur elles dans leur vie quotidienne (la culture "marchandise" et ses gadgets), afin de donner un sens à ce qui risquait très vite de devenir fuite sans issue hors du réel, "négativité sans emploi", nihilisme.
"Le vrai problème révolutionnaire est celui des loisirs. Les interdits économiques et leurs corollaires moraux seront de toute façon détruits et dépassés bientôt. L'organisation des loisirs, l'organisation de la liberté d'une foule, un peu moins astreinte au travail continu, est déjà une nécessité pour l'Etat capitaliste comme pour ses successeurs marxistes. Partout on s'est borné à l'abrutissement obligatoire des stades ou des programmes télévisés" (Potlatch 7, 1954) D'où la lecture toute "personnelle" que fera Debord de son passage dans le lettrisme et des quelques alliances avec des groupes d'artistes (anciens de Cobra, ARTE nucleare, Spur) tactiques qu'il fera afin de donner force et substance à une avant-garde qu'il souhaitait davantage continuatrice de Marx et Lénine que des impressionnistes (et on voit mal où l'IL aurait pu recruter ses troupes hors des cercles artistiques, certainement pas chez les ouvriers de chez Renault pour qui prétendait oeuvrer cette Internationale qui méconnaissait tellement leurs aspirations et revendications) : Isou a fourni le meilleur diagnostique sur les impasses culturelles de l'époque (fin de l'art, insuffisance du marxisme dans sa version léniniste, obsolescence des propositions surréalistes...) mais il n'a pas su en tirer les conclusions nécessaires et les tâches qui s'imposaient à toute nouvelle avant-garde, il représente en conséquence, à partir de ses prémisses révolutionnaires, une excroissance "droitière". Dans Pourquoi le Lettrisme ? qui est en quelque sorte un bon pour inhumation de celui-ci, il présente toutes les propositions artistiques d'Isou, et les oeuvres produites alors par le groupe, comme s'inscrivant dans un travail essentiellement négatif de destruction des normes bourgeoises de l'art, mais dont la limite était justement de valoriser esthétiquement les résultats obtenus, dadaïsme au positif donc qui déméritait des exigences de l'avant-garde émergente... Jamais la poésie lettriste, le cinéma discrepant ou la métagraphie n'ont été pour l’auteur de La société du spectacle des options recevables en soi tant elles s'inscrivaient en faux contre ses présupposés (qui sont aussi des préjugés) marxistes. Debord n'est finalement pas si éloigné que cela d'un Lucas quasi-stalinien qui voyait dans les formes artistiques d'avant-garde comme dans la pensée fin de siècle l'image exacte de la bourgeoisie en décomposition et l'urgence d'une "relève prolétarienne". On ne peut faire plus regrettable contre-sens...
Aussi accréditer la thèse séduisante d'un dépassement du lettrisme par son aile gauche revient à adopter une grille de lecture qu'Isou dès ses premiers textes a violemment combattue (le marxisme comme modèle d'intelligibilité définitif du fait artistique et de son histoire) et que Debord, retournement ultime, a fini lui-aussi par congédier : quand les "masses" laborieuses ont été à ce point en deçà de la mission héroïque qu'on avait pour elle envisagée sans leur demander leur avis d'ailleurs (la fin du capitalisme, l'abolition de la société de classe), quand l'histoire vous a démenti à ce point (le libéralisme fut le bénéficiaire durable de Mai 68), il ne reste à leur égard que l'insulte et le mépris (revoir sur ce point les dix première minutes d'In Girum... , consternantes...) et pour se sauver les arrières cours de l'art, de la culture et de ses Musées ; d'où le retour de Debord par le détour de l'art, domaine où il a bien sûr fort peu apporté en définitive... mais ceci est un autre débat...Car tandis que L'IL achève en 1958 le rêve d'un seul homme, après avoir éliminé les éléments inutiles " simplement décoratifs " et trouvé de nouveaux alliés à l'échelle internationale puis assis une base programmatique commune qui en définitive était déjà là en puissance dès le début, une deuxième Internationale Lettriste va se constituer, très éphémère et sans doute aujourd’hui oubliée, mais qui reste bien davantage significative pour comprendre le devenir polymorphe du lettrisme, et les trajectoires complexes de ses premiers artistes (Brau, Wolman, Dufrène). La DIL (Deuxième Internationale Lettriste) hors des enjeux politiques et d'une fin de l'art réaffirme l'urgence d'une "poésie nouvelle" là où Debord ne voyait que "décomposition", petits jeux "sans envergure"... (à suivre)
Le paradoxe reste que tout en étant honnies, méprisées comme des activités "inférieures" les activités artistiques et la littérature sont encore sollicitées pour rompre avec l'ennui, l'absence de perspective, le désœuvrement de cette jeune internationale (les métagraphies du groupe sont exposées à plusieurs reprises, l'affaire "Rimbaud" et la manipulation des surréalistes est relatée comme un véritable fait d’arme), les théories d'Isou, et ses concepts, sont repris et dans un certaine mesure développés (le Roman tridimensionnel, Histoire des gestes, de Debord et les Nouvelles spatiales de Brau, évoqués dans le numéro 3 de l'IL), sans parler de la fortune que la théorie de "l'amplique/ciselant" qui constituera le fond doctrinaire de la "décomposition" artistique théorisée par les internationaux lettristes et qui assurent la jonction entre l'IL et l'IS.
On doit cependant y voir avant-tout l'œuvre d'un homme seul, mais aussi le résultat d'une collaboration féconde, autant que tactique, avec Gil Wolman, les autres n'étant visiblement là que pour faire nombre ou à titre simplement "décoratif". Difficile en effet de considérer les textes substantiels (Mode d'emploi du détournement, Théorie de la dérive) comme l'œuvre d'un collectif, c'est avant tout les lignes esquissées dès Hurlements en Faveur de Sade ("Au delà du jeu limité des formes, la beauté nouvelle sera de situation") que l'on retrouve amplifiées, convoquant les spectres de Dada et du surréalisme dans sa phase la plus inventive : toute forme artistique même d'avant-garde est refusée au nom d'un primat existentiel de la vie, la séparation entre soi et ses désirs et aspirations doit être dépassée dans un refus de toute les médiations (vécues comme porteuses d'aliénations) artistiques mais aussi politiques (d'où la solution tardive des situationnistes de reconnaître dans les conseils ouvriers et l'anarcho-syndicalisme la seule forme politique instituée acceptable pour porter leur projet de "libération de la vie quotidienne"). Comment ne pas penser aux Considérations objectives sur le rôle du dadaïsme de Raoul Hausmann dont sans doute ils n'avaient pas connaissance mais dont ils prolongeaient l'esprit subversif et libertaire ? "Dans la division du travail de la science bourgeoise, de l'esprit bourgeois et de l'art bourgeois, le dadaïste ne voit qu'une prétention impudente et idiote visant à expliquer le monde qui dépasse de loin le champ des possibilités des conceptions bourgeoises, et le dadaïste estime que la vie ou l'expérience de ce qui se passe aujourd'hui, dépouillées de toute conception historique ou raisonnable du monde, sont suffisamment importantes pour que - envisageant les choses de manière très directe - il ne veuille probablement ou même sûrement, pas être un artiste au sens actuel du terme - et ce qu'il sera lorsqu'une culture prolétarienne se mettra à exister, sa courageuse sincérité le lui indiquera ! Qu'on accuse les dadaïstes d'être des nihilistes bourgeois : le dadaïsme n'en constitue pas moins l'attaque centrale contre la culture des bourgeois !" (L'Echoppe, 1994)
Avec l'Internationale lettriste, c'est un sujet moins aliéné que dépossédé de toute justification, hors du prolétariat et du salariat, qui conscient de sa vacuité essentielle, puisque « libéré » des contraintes sociales habituelles (études, famille, emploi) cherche la voix d'une émancipation, à la fois individuelle et collective, et refuse les sorcelleries et les enchantements de l'art. "Le vin rouge et la négation dans les cafés, les vérités premières du désespoir ne seront pas l'aboutissement de ces vies si difficiles à défendre contre les pièges du silence, les cents manières de se ranger. (...) Nous avons à promouvoir une insurrection qui nous concerne, à la mesure de nos revendications. Nous avons à témoigner d'une certaine idée du bonheur même si nous l'avons reconnue perdante, idée sur laquelle tout programme révolutionnaire devra d'abord s'aligner" (Guy Debord, IL 3). Le désœuvrement et ses "dérives" traduisent l'expérience d'individus placés aux marges de la société et l'étonnante disponibilité qui s'offre désormais à eux et qui doit permettre très romantiquement de "réenchanter" une existence toute faite de vacuité et d'errance. La dérive et le détournement, la recherche d'un style de vie lié à un espace/temps unifié expérimentalement, la notion d'abord éprouvée puis théorisée de psychogéographie s'inscrivent dans une tentative de donner substance et consistance à cette disponibilité, d'en faire la matrice d'une utopie comportementale qui veut réunir dans un même dispositif ludique la critique sociale héritée du marxisme et les promesses de l'avant-garde hors du cadre trop étroit de l'art." A ce qui précède, on a dû comprendre que notre affaire n'était pas une école littéraire, un renouveau de l'expression, un modernisme. Il s'agit d'une manière de vivre qui passera par des explorations et des formulations provisoires, qui ne tend elle-même à ne s'exercer que dans le provisoire " (Pourquoi le lettrisme, Potlatch, n°22). Et de préciser dans le numéro 28: " Bien que certaines activités artistiques soient plus notoirement frappées à mort que d'autres. Nous pensons que l'accrochage de tableaux dans une galerie est une survivance aussi forcément inintéressante qu'un livre de poèmes ".
Pourtant la continuation d'un certain nombre d'activités artistiques a pour intérêt de garantir socialement l'existence d'un groupe d'avant-garde, de le signaler comme tel officiellement, de l’inscrire dans une histoire durable (d'où contrairement à ce que lui même a assuré, le projet de faire "oeuvre" chez Debord même négativement a toujours été là, dès le commencement) tandis que le bulletin Potlatch dont l'activité principale est de prendre acte des exclusions, de la "nullité" contemporaine (dans les arts et les lettres en pleine décomposition) et de tenter d'y voir clair au milieu de prémisses contradictoires (dépassement de l'art bourgeois décomposé et critique sociale marxisante, individualisme exacerbé et recherche d'une communauté nouvelle...) ressemble tactiquement davantage à une bouteille lancée à la mer. En attendant que les mauvais jours finissent... On doit reconnaître à Debord un certain sens tactique, ne s'est-il pas toujours servi des rencontres et des alliances nouées comme autant d'échelons pour mener à bien son "oeuvre" : d'abord Isou, soutenu puis congédié rituellement (Mort d'un commis voyageur, IL 1), puis la polémique totalement anecdotique, à propos d'une énième affaire Rimbaud dont sérieusement le "prolétariat" international n'avait que faire, avec les surréalistes mais qui avait pour fonction de liquider symboliquement un surréalisme encombrant (puisque après tout il était avec Isou la seule référence qu'il fallait "ringardiser" et dépasser) afin de se présenter comme la seule relève possible et crédible ; puis Wolman congédié quand de nouveaux alliés sont apparus, puis Constant et Jorn, sans parler d'Henri Lefebvre. A chaque fois, une proximité s'établit (généralement traduite par un texte) et une collaboration féconde, puis l'écartement ou l'exclusion.
Quels que soient les arguments avancés par Debord, le qualificatif de "lettriste" permettait aux lettristes dissidents de continuer à bénéficier de l'aura capitalisée par cette avant-garde depuis 1946 (à travers la stratégie offensive déployée par Isou lui-même, mais aussi les Conférences de Gabriel Pomerand, et le travail éditorial de Maurice Lemaître directeur de Rédaction du remarquable UR et du Front de la Jeunesse) tout en déniant à la "droite" de s'en revendiquer, disqualifiée qu'elle était désormais. Il y a bien un machiavélisme de Debord, un sens de la lutte et une intelligence stratégique, puisque la scission arrive au moment où Wolman et Debord se rendent en Belgique pour présenter le Traité de bave et d'Eternité D'Isou et rencontrent les animateurs de la revue para-surréaliste Les Lèvres nues qui va leur donner une ouverture internationale et un support inattendu d'expression pour promouvoir leurs idées. Pourquoi mettre ces moyens au service du lettrisme quand on peut les utiliser pour assurer la promotion de sa propre avant-garde ? Ces éléments tactiques ne sont pas à négliger, ni l'opportunisme d'ailleurs (sans jugement moral de notre part) ; ils ne font qu'illustrer encore l'ambition légitime d'une jeunesse qui part à la conquête du monde très romantiquement sans égard pour les moyens employés. Le Lettrisme d'Isou, qu'ils partageaient partiellement sans pour autant adopter l'ensemble de son utopie (à l'exception sans doute de Lemaître) leur avait fourni leurs premières armes (un au delà théorique du surréalisme, une critique de ce dernier par sa gauche, une philosophie historique de l'art, des pistes politiques nouvelles inaudibles en pleine guerre froide mais pleines de promesses, le soulèvement de la jeunesse...), mais aussi l'opportunité de publier leurs premiers textes (dans UR et ION) et surtout l'émulation qui entourait tout cet activisme incitait chacun à la surenchère féconde en matière de propositions (voir au niveau cinématographique comment la logique dépassant/dépassé joue à partir d'Isou et sert de justification à Dufrène, Debord et Wolman dans la revue Ion). Mais les spectres de Marx attirent davantage les jeunes lettristes, sans doute séduits par les mythologies révolutionnaires qui n'ont cessé de nourrir une gauche radicale, durablement marquée par un « surmoi » marxiste qui en est la référence et le fondement, toujours en quête d’une « révolution introuvable », et ce jusqu'à aujourd'hui. L'IL est donc davantage proche du marxisme des surréalistes (qui n'est pas celui du PCF ni de l'URSS, bien sûr) que de l'économie nucléaire, non sans paradoxe d'ailleurs ; car la lecture de Potlatch et les textes ultérieures de l'IS ne laissent aucun doute sur ce dernier point : la reprise économique annonciatrice des trente glorieuses, l'automation grandissante, l'élévation du niveau de vie, la place grandissante dévolue aux loisirs dans une société de plus en plus tournée vers une consommation de masse orientent très vite l'IL moins dans une émancipation du prolétariat que dans une politisation de la gestion libre et libertaire du temps vécu de plus en plus disponible (d'où l'intérêt accordée à la Critique de la vie quotidienne d'Henri Lefebvre, précurseur oublié des thèse situationnistes). Là où l'économie nucléaire d'Isou s'inscrit dans une pensée de "l'appareil de production", de ses limites et insuffisances (insérer les externes et leurs projets et propositions au circuit économique élargi, définir un nouveau contrat social sur la base de cette économie nucléaire), les internationaux lettristes s'occupent davantage de libérer les classes laborieuses des nouvelles formes "d'aliénation" qui pèsent sur elles dans leur vie quotidienne (la culture "marchandise" et ses gadgets), afin de donner un sens à ce qui risquait très vite de devenir fuite sans issue hors du réel, "négativité sans emploi", nihilisme.
"Le vrai problème révolutionnaire est celui des loisirs. Les interdits économiques et leurs corollaires moraux seront de toute façon détruits et dépassés bientôt. L'organisation des loisirs, l'organisation de la liberté d'une foule, un peu moins astreinte au travail continu, est déjà une nécessité pour l'Etat capitaliste comme pour ses successeurs marxistes. Partout on s'est borné à l'abrutissement obligatoire des stades ou des programmes télévisés" (Potlatch 7, 1954) D'où la lecture toute "personnelle" que fera Debord de son passage dans le lettrisme et des quelques alliances avec des groupes d'artistes (anciens de Cobra, ARTE nucleare, Spur) tactiques qu'il fera afin de donner force et substance à une avant-garde qu'il souhaitait davantage continuatrice de Marx et Lénine que des impressionnistes (et on voit mal où l'IL aurait pu recruter ses troupes hors des cercles artistiques, certainement pas chez les ouvriers de chez Renault pour qui prétendait oeuvrer cette Internationale qui méconnaissait tellement leurs aspirations et revendications) : Isou a fourni le meilleur diagnostique sur les impasses culturelles de l'époque (fin de l'art, insuffisance du marxisme dans sa version léniniste, obsolescence des propositions surréalistes...) mais il n'a pas su en tirer les conclusions nécessaires et les tâches qui s'imposaient à toute nouvelle avant-garde, il représente en conséquence, à partir de ses prémisses révolutionnaires, une excroissance "droitière". Dans Pourquoi le Lettrisme ? qui est en quelque sorte un bon pour inhumation de celui-ci, il présente toutes les propositions artistiques d'Isou, et les oeuvres produites alors par le groupe, comme s'inscrivant dans un travail essentiellement négatif de destruction des normes bourgeoises de l'art, mais dont la limite était justement de valoriser esthétiquement les résultats obtenus, dadaïsme au positif donc qui déméritait des exigences de l'avant-garde émergente... Jamais la poésie lettriste, le cinéma discrepant ou la métagraphie n'ont été pour l’auteur de La société du spectacle des options recevables en soi tant elles s'inscrivaient en faux contre ses présupposés (qui sont aussi des préjugés) marxistes. Debord n'est finalement pas si éloigné que cela d'un Lucas quasi-stalinien qui voyait dans les formes artistiques d'avant-garde comme dans la pensée fin de siècle l'image exacte de la bourgeoisie en décomposition et l'urgence d'une "relève prolétarienne". On ne peut faire plus regrettable contre-sens...
Aussi accréditer la thèse séduisante d'un dépassement du lettrisme par son aile gauche revient à adopter une grille de lecture qu'Isou dès ses premiers textes a violemment combattue (le marxisme comme modèle d'intelligibilité définitif du fait artistique et de son histoire) et que Debord, retournement ultime, a fini lui-aussi par congédier : quand les "masses" laborieuses ont été à ce point en deçà de la mission héroïque qu'on avait pour elle envisagée sans leur demander leur avis d'ailleurs (la fin du capitalisme, l'abolition de la société de classe), quand l'histoire vous a démenti à ce point (le libéralisme fut le bénéficiaire durable de Mai 68), il ne reste à leur égard que l'insulte et le mépris (revoir sur ce point les dix première minutes d'In Girum... , consternantes...) et pour se sauver les arrières cours de l'art, de la culture et de ses Musées ; d'où le retour de Debord par le détour de l'art, domaine où il a bien sûr fort peu apporté en définitive... mais ceci est un autre débat...Car tandis que L'IL achève en 1958 le rêve d'un seul homme, après avoir éliminé les éléments inutiles " simplement décoratifs " et trouvé de nouveaux alliés à l'échelle internationale puis assis une base programmatique commune qui en définitive était déjà là en puissance dès le début, une deuxième Internationale Lettriste va se constituer, très éphémère et sans doute aujourd’hui oubliée, mais qui reste bien davantage significative pour comprendre le devenir polymorphe du lettrisme, et les trajectoires complexes de ses premiers artistes (Brau, Wolman, Dufrène). La DIL (Deuxième Internationale Lettriste) hors des enjeux politiques et d'une fin de l'art réaffirme l'urgence d'une "poésie nouvelle" là où Debord ne voyait que "décomposition", petits jeux "sans envergure"... (à suivre)
BIBLIOGRAPHIE :
Figures de la Négation, collectif, catalogue de l’exposition du Musée d’Art moderne de la ville de St Etienne.
Documents Relatifs à la fondation de L’IS, collectif, Allia
Guy Debord, Œuvres, Quarto, gallimard
Isidore Isou, Contre l’Internationale situationniste, Hc d’Art
Défense de Mourir, Gil Wolman, Allia
Greil Marcus, Lipstick traces, Allia
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