Ne boudons pas notre plaisir, presque deux ans après le passage de Retz, le lettrisme revient à nouveau bousculer le petit monde de l'art parisien sous la forme d'une exposition toute entière consacrée à l'une des grandes figures du mouvement Maurice Lemaître. La Galerie Trigano réalise là un coup de maître puisqu'elle offre pour la première fois depuis bien longtemps (je n'ai pas connu l'héroïque période des années 60 et 70 !) un choix d'oeuvres qui donnent à la fois toute la démesure d'un artiste encore largement sous-estimé (si ce n'est pour sa puissance polémique) et d'un mouvement dont sauf erreur de ma part il n'a jamais cessé de se réclamer. Les habitués de la cinémathèque et de l'underground sont depuis longtemps au fait des subversions lemaîtriennes en matière de 7ème art, moins sans doute de son oeuvre plastique qui est ici présentée à destination d'un public plus large que le cercle très restreint des habituels sympathisants lettristes. L'exposition réserve plusieurs heureuses surprises. D'abord Lemaître excelle dans les grands formats ; les reproductions de qualité discutable (choix, taille...) dans les catalogues, les publications "maison" de Lemaître via le Centre de Créativité, ou les versions numériques disponibles sur le web ne donnent qu'une idée sommaire et souvent biaisée de la présence charismatique de certains tableaux. Lors de l'exposition au Passage de Retz j'avais été frappé en découvrant physiquement l'Epitaphe pour un Général inconnu par son architecture "en abyme", les grandes lettres/motifs d'un alphabet tout personnel appréhendent le réel par la polyphonie de ses signes et chacune d'elles devient à son tour un espace où se pressent sur le mode de la transcription, de la reprise (les clichés photographiques sortis de leur obligation figurative), du "détournement" épuré des forfaitures situationnistes les énoncés hypergraphiques pour une féérie qui entend dépasser le visuel et l'intellectuel, pour une forme supérieure qui réconcilie l'enfer (du sens, la puissance narrative et argumentative du langage) et le ciel (la lettre comme nouvel horizon formel) ; Ensuite, parmi les oeuvres exposées il s'en trouve quelques récentes, Lemaître continue donc à travailler, à créer ; je sais que certains voudraient enfermer le lettrisme dans un âge d'or durant lequel il aurait livré ses plus grandes batailles et donné à la postérité ses grands chefs-d'oeuvres avant bien sûr de céder la place à d'autres, peut-être est-ce là un impératif du marché de l'art... Loin de moi l'idée de minimiser cette "période héroïque" riche en théories et en expérimentations ; Mais l'exemple de Lemaître devrait nous inviter à méditer la leçon de Schumpeter ; l'innovation procède toujours par rupture et approfondissement. Isou ne s'est pas contenté de sa série Les nombres pas plus que Lemaître ne s'est arrêté aux planches de Canailles (qui ont bénéficié d'ailleurs d'un nouveau tirage pour l'occasion), l'oeuvre a sa propre temporalité ; la citation, la relecture, le commentaire sans fin, ajoute aux gestes initiaux une épaisseur exégétique et plastique que Lemaître peu soucieux des modes et des humeurs de l'époque ne cesse de nourrir à grands renforts de revues, de lettres, de manifestes, tracts, appendices, suppléments... depuis le début des années cinquante. C'est dire si ici tout se tient et si chaque pièce mérite d'être restituée dans la cohérence d'un work in progress monstrueux, tentaculaire qui poursuit et prolonge par la peinture une grammatologie ultime, dernier territoire connu avant le grand vide des temps postmodernes. Enfin, la monographie établie par Frédéric Acquaviva Lemaître, une vie lettriste (Editions de la Différence) confirme brillamment la formule de Bastiat "ce qu'on voit, ce qu'on ne voit pas" et y ajoute une dimension : "ce que vous n'avez encore jamais vu" ; le choix des reproductions présentées, la documentation réunie, en font l'introduction idéale à une oeuvre minorée, conséquente dans tous les sens du terme, et achèvent de faire de Lemaître ce classique qu'il est déjà.
http://galeriepatricetrigano.com/uploads/Communiqu___Lema__tre.pdf
Maurice Lemaître "être lettriste"
Galerie Patrice Trigano
du 3 avril au 16 mai 2014
75006 Paris
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