"N’est-il pas nécessaire de donner au citoyen la liberté de se consacrer aux choses de la cité, comme les jurés aujourd’hui ou les citoyens athéniens hier ? N’est-il pas utile de profiter du libre épanouissement des dons de chacun ? C’est vrai, hier ce n’était ni possible ni forcément souhaitable. En France, c’est devenu possible et souhaitable - à cause du chômage de masse, de l’éducation démocratisée, de l’émancipation des femmes - et tout au long du XXIe siècle, les pays développés se tourneront vers ces solutions simples, modernes, justes. Je propose la création d’un revenu citoyen. Il s’agirait d’un revenu garanti à tous, de l’ordre de 850 euros. Autant dire le strict nécessaire. Aucun luxe, tous ceux qui en vivent vous le diront. Mais un socle pour construire une vie digne et libre : ce revenu serait dégressif jusqu’à un niveau de revenus médian, autour de 1 500 euros. Enfin, ce revenu créerait l’engagement moral de poursuivre une activité - travail, formation, bénévolat associatif, engagement politique ou syndical, création artistique. Couplé à une réforme profonde de l’impôt sur le revenu, fusionné avec la CSG, rendu plus progressif et prélevé à la source, ce revenu pourra être versé en temps réel en cas de baisse de revenus, sans les retards désastreux qui sont la règle de nos allocations sociales. Il sera financé largement par un redéploiement d’aides existantes, par des économies de frais d’administration des aides et par des hausses ciblées d’impôts, TVA et tranches supérieures de l’impôt sur le revenu."
Dominique de Vilepin
http://www.liberation.fr/politiques/01012322806-pour-la-dignite-je-propose-la-creation-d-un-revenu-citoyen
La proposition a de quoi surprendre venant d'un ancien ministre qui en son temps avait tenté d'imposer sans succès son contrat premier embauche (CPE) qui promettait aux jeunes une intégration au rabais. Sa proposition est pourtant séduisante (rationalisation et simplification de la redistribution, prise en compte des activités au delà du seul salariat productif) mais à bien y regarder plusieurs points méritent réflexion :
sur le plan de la justice sociale : l'approche de l'ancien ministre s'appuie sur la richesse globalement créée pour envisager sa redistribution collective dans la perspective d'un dépassement du salariat ; chaque citoyen « sécurisé » par ce matelas social lui assurant l'essentiel (un toit, des vêtements, l'alimentation) pourrait selon ses inclinations compléter ce revenu de base par une activité salariée, se consacrer à d'autres activités d'utilité sociale ou s'adonner pleinement à ses passions. Ce discours vise à donner place et reconnaissance à des activités jusque là tenues à la marge d'une société fondée sur la raison économique. Elle entend répondre aussi au défi d'un chômage structurel jamais enrayé : le plein emploi de type « industriel » est révolu, il faut changer de paradigme et trouver des modèles alternatifs à un salariat déclinant. En période de pénurie, pourquoi « perdre sa vie et son temps » dans des jobs précaires, à temps partiel pour un salaire de misère ? N'est-il pas plus bénéfique pour l'individu et la société (renforcement de la cohésion sociale, adhésion de l'individu à son activité qui permet d'éviter les effets délétères anomiques du chômage et de la précarité quand le travail constitue la norme) qu'il se consacre à des secteurs où il pourra en effet trouver un épanouissement personnel ? L'idée est en effet séduisante et n'est pas dénuée de pertinence. Cependant, cette égalité minimale garantie fait disparaître la réalité des inégalités spécifiques qui fragmentent la société : les gagnants du système scolaire pourront toujours accéder à un revenu optimal en trouvant les meilleures places sur le marché de l'emploi, les « perdants » qui souhaiteraient accéder à l'espace du salariat sans en avoir les titres devront toujours se contenter des marges « culturelles » ou « sociales » (animateur de quartier ?). Pire encore, on risque de voir ainsi des déterminismes sociaux trouver une justification et une légitimité ; quand le système scolaire interdit par sa sélection l'acquisition des titres nécessaires, quand le marché de l'emploi ne reconnait que ces titres, c'est presque une mystification de parler d'une « liberté », d'une situation sociale choisie alors qu'il s'agit d'une disqualification subie, produit d'une méritocratie scolaire qui gagnerait à être elle-aussi réformée. Par ailleurs, cette égalité de principe doit être interrogée à la lumière de l'équité et de la justice: est-il juste de donner à tous le même revenu quand certains ont sans doute besoin de bien plus en raison des difficultés qu'ils doivent affronter et que d'autres par les revenus qu'ils obtiennent de leur activité économique n'en auront sans doute jamais besoin. Enfin, méfions des effets délétères d'une telle approche : l'accès au salariat a permis aux femmes de gagner leur émancipation, ne risque-t-on pas de les renvoyer à la sphère domestique (les fameux débats actuels sur l'importance de la maternité font froid dans le dos...) en postulant une impossibilité structurelle de leur faire toute leur place sur le marché de l'emploi et en valorisant ainsi des activités "non salariées" ? Les jeunes sans autonomie économique vivent de plus en plus sous la dépendance familiale avec tout l'arbitraire que cela implique (ceux qui sont "bien nés", ceux qui sont "mal nés"...),comment penser sa citoyenneté , pleine, réelle, effective, sans cette autonomie ?
- sur le plan économique : l'ancien ministre partage avec la gauche une même logique malthusienne : le volume d'emplois disponibles ne cesse de se réduire comme un peau de chagrin, c'est un processus historique irréversible ; il faut partager la richesse produite et trouver des alternatives à cette raréfaction, réorganiser l'économie et la société. Mais pour créer de la richesse, encore faut-il que des biens et des services puissent être valorisés sur un marché, pour redistribuer encore faut-il produire et vouloir produire (politique économique de croissance) et collecter (politique fiscale). L'état de misère de nombreux citoyens au regard de la richesse globalement créées fait légitimement scandale : sans réponse à cette raréfaction des places valorisées économiquement, les citoyens risquent fort d'être condamnés à ne se contenter que du « salaire minimum » et la France de ressembler à la défunte union soviétique (égalité dans la misère). C'est ce processus historique et les réponses malthusiennes qu'il faut refuser : la seule redistribution n'est en rien garante d'une réelle justice sociale. Le plus étonnant dans cette tribune, c'est que l'ancien ministre semble opposer les activités entre elles : environnement, social, culture et art sont à ses yeux des activités désintéressées, préservées dans leur "pureté" de la raison économique et de ses lois d'airain. Et si a contrario toutes ses initiatives venues de la "gratuité" pouvaient trouver un débouché, être valorisées sur un marché, voire créer de nouveaux marchés (nouvelle offre et nouvelle demande) ? De ce point de vue, il ne saurait y avoir de justice distributive satisfaisante pour tous sans une dynamique de croissance, de multiplication des biens et des services ; il serait donc plus pertinent de mettre en place un Crédit de lancement en direction des jeunes insatisfaits des places et des rentes proposées, qui sont autant de talents qui ne demandent qu'à s'exercer autrement: un Pôle public (puisque le privé ne s'attache qu'aux rentes de la spéculation) avancerait les fonds nécessaires pour démarrer une nouvelle activité économique, en discuterait la pertinence (marché encombré, porteur, novateur ?) en accompagnant le bénéficiaire dans sa mise en oeuvre, sa consolidation ... La réalisation de soi, le succès économique et la création de richesse, dans l'intérêt de tous (emplois, salaires, redistribution) ne sont pas antinomiques, bien au contraire ! NON A LA MISERE ET A LA PENURIE OUI A L ABONDANCE
A lire l'analyse de Denis Clerc : L'idée d'un revenu d'existence, une idée séduisante...et dangereuse http://www.inegalites.fr/IMG/pdf/Clerc.pdf
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