jeudi 29 novembre 2007

INSURRECTIONS, VIOLENCES URBAINES, EMEUTES

La multiplicité des appellations utilisées pour nommer les évènements survenus à Villiers-Le-Bel ces derniers jours masquent bien le désarroi, l'impuissance, les illusions des commentateurs qui ressassent à chaque poussée de fièvre urbaine les mêmes lieux-communs à gauche comme à droite : chez les uns la violence résulterait d'une misère économique prolongée sans espoir de sortie et doit être déchiffrée comme une contestation sociale, la révolte d'un sous-prolétariat urbain dont les actions, hors de tout mot d'ordre précis, n'en relèvent pas moins du politique ; pour les autres, la violence serait le fait d'une minorité radicale profitant de toutes les occasions pour marquer son territoire et continuer à faire prospérer ses affaires et à assurer sa main-mise sur les quartiers... Les uns comme les autres touchent un aspect de la vérité (l'opposition gauche/droite au regard de la complexité du phénomène est là encore sans pertinence) : le recul du plein emploi, l'échec scolaire grandissant dans les catégories les plus exposées aux effets d'une économie en totale restructuration qui laisse loin derrière nous les espoirs qu'avaient nourri pour tous les Trente glorieuses, la concentration des populations aux prises aux plus grandes difficultés dans les mêmes quartiers participent sans nul doute à la destruction du lien social et à ses conséquences violentes redoutées.
Le chômage de masse maintient désormais une population de plus en plus nombreuse sous la perfusion de l'assistanat : aussi, là où l'économie réelle fait défaut, une économie souterraine, fondée sur l'illégalité, s'installe et participe à l'emploi des désœuvrés qui veulent à tout prix sortir de la survie assistée. Le lumpenprolétarait joue en ce sens un rôle en tant qu'acteur économique, et possède les modalités brutales d'action indispensable pour garantir la viabilité de ses affaires. S'il est légitime que l'état assure l'ordre et la sécurité des biens et des personnes, il ne peut s'arrêter au seul traitement judiciaire de ces phénomènes devenus récurrents. Mais encore faut-il les comprendre...
A l'autre bout du "descenseur social" se tiennent les étudiants, gagnants de la méritocratie scolaire et de ses nombreuses sélections, mais eux aussi s'agitent et s'inquiètent de constater combien des diplômes parfois difficilement arrachés (redoublement) n'offrent aucune garantie quant à leur placement dans une société de plus en plus inégalitaire. Les spécialistes des questions sociales ne sont pourtant pas avares d'explications et au final si ces explications ne permettent pas de comprendre la société dans ses fractures et ses tensions et surtout d'agir, quelle peut-être leur légitimité si ce n'est de brouiller toujours plus une urgence économique que l'on dissimule sous les vrais-faux débats relatifs au racisme, aux discriminations, à l'intégration républicaine face au multiculturalisme et au profit de qui... Entre les thèses sécuritaires et le lobby culturaliste défendu par les amis de la gauche de la gauche, il faut affirmer et défendre un espace intellectuel où puisse encore se penser la racine matricielle de la société dans sa modernité : l'économie politique comme projet de transformation de la société et voie d'émancipation individuelle.
Les pouvoirs publics semblent dépassés et pourtant les plans d'urgence n'ont cessé de se succéder sans aboutir aux résultats espérés. Tous les intervenants et décideurs s'accordent pour noter le taux anormalement élevé de chomâge dans ces quartiers en difficultés, très peu de solutions sont proposées si ce ne sont les éternels moyens financiers supplémentaires dont les effets se font toujours attendre. On préfère disserter à perpétuité sur "l'intégration", le "vivre ensemble", les questions ethniques et culturelles (Aux test ADN des uns répondent les statiques ethniques des autres), mais d'intelligence économique, il n'est guère question comme si cette dimension représentait un simple appendice négligeable alors qu'elle est le coeur sismique d'un contrat social proche de la banqueroute et de tous les effondrements sociaux qui ne manqueront pas de se produire.
La territorialisation est maintenant revendiquée par les habitants de ces quartiers dans une posture d'appartenance alors qu'elle était dénoncée il y a encore peu (le terme ghetto est tantôt positif tantôt négatif selon le contexte comme le souligne Loïc Wacquant dans son précieux ouvrage Parias urbains, ghetto, banlieue, état, La Différence, 2007), c'est bien parce que cette reconnaissance économique de l'individu est devenue presque impossible pour une partie importante d'entre eux qu'ils cherchent dans la communauté restreinte (le quartier) et ses codes le lien social et la reconnaissance qu'ils ne trouvent plus ailleurs (comme salarié et citoyen). L'accès de tous a une activité économique où chacun voit ses mérites, talents et compétences reconnus pour le plus grand bénéfice de l'ensemble de la collectivité, reste le plus grand défi que tout gouvernement se doit de relever avec des obligations de résultat ! Les jeunes en difficultés en se contenteront pas toujours des pis-allers culturalistes et exotiques qu'on leur accorde (être reconnu comme "minorité") même s'ils peuvent permettre de manière ponctuelle de franchir quelques barrières, ils aspirent surtout à être reconnus comme individus et sujets, à participer à la société contractuellement sur la base de ce qu'ils sont singulièrement et non du groupe qu'ils sont supposés représenter. Le problème de cette jeunesse reste un problème économique.
Toutes les solutions préconisées s'appuient sur des postulats inspirés des doctrines libérales ("libérer" l'initiative économique en allégeant les charges, en diminuant la TVA, en proposant des contrats simplifiés à l'avantage des employeurs de type CNE, CPE) ou sur des postulats étatistes (intervention massive de l'état dans la création d'emplois aidés du type emplois-jeune), toutes ont trouvé leurs limites et condamnent le pays à une logique de guerre civile en raison même de leur faillite désespérante. Faute de solutions durables, le pays se condamne à osciller entre le tout-répressif, la perfusion des ressources allouées par l'État pour maintenir tout le monde à minimum de niveau de survie, et le repli grégaire toujours plus marqué des individus sur des communautés restreintes d'appartenance. Exit la société d'abondance, bonjour la société de pénurie et d'indigence !
Tout a été essayé ? Non, à commencer par l'école qui jusqu'à présent n'a bénéficié que de moyens financiers supplémentaires sans s'interroger sur les réformes qui sont à mener sur l'organisation même de l'école (ses missions, ses méthodes, ses contenus). Qu'il s'agisse du Collège unique ou de l'Université les mouvements actuels témoignent d'une crise profonde d'un système qui mènent une partie des jeunes vers des voies sans issue ni perspectives ; il ne s'agit pas de faire table rase d'une organisation là où elle fonctionne mais de partir de ses dysfonctionnements pour en comprendre les failles et les limites et ainsi le réformer au bénéfice de tous. N'en déplaise à ceux qui considèrent ce système éducatif comme l'un des meilleurs, il se paie d'un gâchis énorme que constituent tous les jeunes qui en sortent sans diplôme ni qualification ; les enfants des classes populaires ne peuvent se payer le luxe de l'échec et du redoublement dans le supérieur tout simplement parce que leurs familles n'ont pas les moyens de prolonger indéfiniment les études... surtout quand elles ne mènent pas à la place espérée. La première des responsabilités de l'Education Nationale devrait donc être d'accompagner les élèves dans la réussite et non dans l'échec, de comprendre là où son propre fonctionnement opératoire peut créer des conditions favorables au succès et là où il installe les malchanceux dans des logiques d'échec. Par ailleurs, la qualification par le diplôme doit être pensée dans son prolongement professionnel : quelles études pour quel emploi ? En refusant d'articuler économie et études supérieures, on se condamne à de douloureux lendemains qui déchantent : savoirs obsolètes, filières sans débouchés....
En définitive, les solutions libérales et étatistes tendent soit à réformer au profit des employeurs et actionnaires qui voient là autant d'occasion de relancer l'initiative économique (sans souci du coût social), soit à bloquer la dynamique économique indispensable pour garantir un plein emploi approximatif par des contraintes législatives, des emplois statutaires : tandis que les uns défilent pour leurs "acquis sociaux" les autres n'ont d'autre horizon que le marché et des contraintes. Il faut ici saluer Bernard Thibault de la CGT qui lors des grèves de novembre a choisi la voie d'un réformisme assumé sans renoncer au rapport de force et a privilégié moins des revendications catégorielles (la situation des salariés installés) que l'urgence de renouer avec un salariat du privé complètement livré à l'arbitraire du marché. De son côté Nicolas Sarkozy fait le chemin inverse en proposant de "travailler plus" pour améliorer le pouvoir d'achat à ceux qui sont déjà salariés (internes) quand c'est le non-emploi d'une partie de la population (les externes) qui est devenu insupportable et quand c'est la création/production de richesse, l'émergence de nouveaux secteurs porteurs d'emplois qu'il faut avant tout encourager. Sur ce chemin, l'université enfin réformée aurait sans doute un rôle clef à jouer.
L'alternative est donc simple : ou continuer à ne penser la politique économique qu'à travers le marché et ses acteurs institutionnels existants (l'Etat, le patronat, les actionnaires, les syndicats), avec les débats habituels et leurs fausses solutions (plus ou moins de marché/plus ou moins d'état) ou prendre comme élément central du jeu les externes, et au premier plan parmi eux les jeunes, en ouvrant davantage le marché institué à ces nouveaux acteurs, pour mener de concert réforme économique (des crédits de lancement plutôt que les minima sociaux !), sociale (la sécurisation des parcours professionnels proposée par la CGT s'avère ici une piste prometteuse) et réforme du système éducatif.

jeudi 22 novembre 2007

LA JEUNESSE TRAHIE PAR SES CHEFS !

Le mouvement de contestation étudiante actuelle contrairement à ce qu'une approche superficielle pourrait suggérer ne s'inscrit pas dans le prolongement attendu et naturel des grandes manifestations anti-CPE même si l'un et l'autre obéissent aux mêmes ressorts : la frustration des étudiants, l'absence de perspectives futures, l'absurdité d'études et de diplômes qui ne mènent pas aux places espérées mais à la précarité et à des emplois sans rapport aucun avec la qualification obtenue. Les déclarations belliqueuses de l'UNEF, la surenchères des étudiants les plus radicaux, le folklore gauchiste, la récupération politique dans des mots d'ordre confus (contre la droite, Sarkozy, un "libéralisme" rampant et menaçant), les méthodes autoritaires d'un autre temps justifiées pour l'occasion (non à la démocratie quand elle donne raison aux étudiants opposés au blocage des campus) ne doivent pas empêcher de saisir la dynamique d'un mouvement qui par une ruse paradoxale de la raison en vient à défendre le statu quo, le maintien et le renforcement de l'université actuelle alors que c'est bien la situation actuelle qui condamne à la survie et au déclassement les étudiants légitimement inquiets. Mouvement conservateur donc... qui se nourrit de l'insatisfaction des étudiants pour demander le maintien à tout prix de la situation existante aux détriments des étudiants eux-mêmes !
Aussi était-il surprenant de lire, dans une rhétorique inspirée de la lutte des classes dans sa version année 30 , des appels à la solidarité entre les cheminots et les étudiants afin de "lutter ensemble" et de mettre en échec les "réformes" du gouvernement. Les cheminots (internes) restent mobilisés pour la défense d'acquis relatifs à leur sortie du monde du travail (la retraite) tandis que les étudiants (externes) restent au seuil d'un salariat qui les inquiète mais auquel ils souhaitent pleinement participer (exit les vieilleries gauchistes et sous-situationnistes "d'abolition du travail salarié aliénant et de la société spectaculaire et marchande"). Ce qui se lit derrière cette vague d'opposition parfois irrationnelle que les mots d'ordre de ses leaders peinent à restituer, voire déforment ou récupèrent pour faire avancer leurs propres combats, c'est le désespoir d'une jeunesse dépossédée d'avenir qui anticipe une arrivée sur le monde du travail dans des conditions dégradées alors que leurs études devraient représenter une voie d'excellence pour la réussite de chacun et la richesse même d'un dynamisme économique retrouvé. D'où ce paradoxe : pour résoudre les problèmes de l'université actuelle (filières qui ne mènent nulle part, échecs nombreux sans parler du contenu des enseignements et des méthodes), on ne se propose que de la renforcer et la maintenir à tout prix en l'état, tout en demandant une Réforme improbable dont tous (étudiants, syndicats, enseignants) soulignent l'urgence.
Plutôt que de luttes des classes faudrait-il ici parler de lutte des déclassés : entre les déclassés du système universitaire et les "réussites" des classes préparatoires, des grandes écoles et des filières pourvues de débouchés dont les étudiants généralement ne manifestent pas, entre les déclassés présents qui fourniront le gros des déclassés sociaux futurs et les "gagnants" qui pourront négocier leurs savoirs, leurs compétences et leur intelligence dans les meilleures conditions et obtenir la place espérée quand d'autres devront se contenter d'un placement au rabais. Luc Cédelle dans un article du Monde du 22/10 saisit remarquablement ce mouvement contradictoire des étudiants ; commentant les accusations à charge formulées contre la Loi Précresse (pourtant négociée avec les organisations syndicales étudiantes), il rappelle que "même l'affirmation de la mission d'insertion professionnelle de l'université et l'encouragement à développer des formations dites "professionnalisantes" sont présentés comme des abominations. "La professionnalisation est au contraire le plus court chemin vers la déqualification et la précarité", assène le texte adopté par la "coordination nationale" qui s'est tenue les 17 et 18 novembre à Tours".
Externes par rapport au salariat organisé et à ses nécessités, les étudiants n'ont pour interpeler la société sur l'avenir qu'elle leur prépare (ou que justement elle ne leur prépare pas !) qu'une contestation de leurs conditions qui va grandissante, et ce dans la plus totale confusion. Le gouvernement autant que l'opposition seraient bien avisés de prêter attention à cette rumeur qui gronde dans la mesure où elle anticipe l'état dégradé dans lequel les nouvelles générations arriveront au salariat... et pour quelle place ! Cela permettrait ainsi que les questions de fond relatives aux problèmes qui minent l'université française soient posées, hors de toute récupération politique ; malgré les éructations des organisations étudiantes, ni Sarkozy, ni le "capitalisme mondialisé", ni la droite pas plus que la gauche, ne sont la source première de leurs problèmes, ce sont là autant d'os à ronger livrés à l'inquiétude et au ressentiment des étudiants (et à sa créativité détournée) sur lesquels les plus politisés espèrent construire leur légitimité et faire avancer leurs combats (qui ne sont pas nécessairement les combats et les urgences des étudiants !) ; plus grave ce sont autant de contre-feux allumés pour éviter de poser un diagnostic éclairé sur l'état du système universitaire, ses faillites et ses réussites, et poser les questions essentielles : quelles études ? Pour faire Quoi ? Comment mieux articuler les relations entre le savoir universitaire et l'économie de la connaissance dans laquelle nous sommes désormais ? Quelles sont les raisons du fort taux d'échec en premier cycle universitaire ? Comment faire pour que l'université devienne une voix d'excellence, jouant pleinement le rôle d'ascenseur social ouvert à tous, n'ayant rien à envier aux grandes écoles ?... A y réfléchir sérieusement l'autonomie des universités représenterait moins un problème qu'un début de solution.

jeudi 15 novembre 2007

Voies et détours de la reconnaissance : Isidore Isou et Amanda Sthers !

Voici contre toute attente une peinture d'Isou et sa propriétaire (romancière et femme de Patrick Bruel, ce dernier étant peu au fait de la poésie lettriste !). Ceux qui ont vu l'exposition organisée au Centre Culturel de Roumanie auront reconnu la série d'où est extrait ce tableau. Cette rencontre d'un dé à coudre et d'un parapluie dans les chroniques mondaines du Figaro me laisse perplexe et me ravit : Madame Sthers explique a minima ("une manière de peindre en trois couleurs avec des alphabets de cultures différentes") ce tableau hypergraphique bien mieux que tous nos critiques officiels qui n'y entendent rien à la peinture lettriste noyée dans le "signe" et "l'informel" quand ils daignent bien en parler. Les dès pipés de l'art officiel jamais n'aboliront quelques heureux hasards !

jeudi 8 novembre 2007

RETOUR SUR L'ACTION AU CIPM


Symphonie n°4 : Juvenal, 2001 - (page 54 de la partition)

La manifestation organisée au Centre International de Poésie de Marseille Introduction à un nouveau poéte et à un nouveau musicien constitue la première grande rétrospective consacrée à une oeuvre poético-musicale violemment exemplaire dans ses prétentions et ses sommets mais encore dispersée dans de nombreuses revues et publications. Cette dispersion même contribuait sans doute à masquer la cohérence et la continuité dans le temps d'une production qui du premier poème Rituel somptueux pour la sélection des espèces publié sous pseudonyme dans le revue Fontaine (1947) à Juvénal (enregistrée et mise en voix par Frédéric Acquaviva) ou à la pénultième Symphonie n°5 en marque l'importance qualitative au sein même du travail pluridisciplinaire d'Isou. Voilà qui surprendra ceux qui encore trop nombreux ne voient dans le lettrisme qu'un primitivisme phonétique et en Isou un théoricien impénitent... sans oeuvre réelle ! Comme Breton et Tzara qu'il a en son temps défendus comme poètes dans son Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique alors qu'ils étaient reconnus essentiellement comme des théoriciens et des chefs de groupe, Isou tend lui aussi a disparaitre comme artiste et poète sous la masse des écrits théoriques et polémiques qu'il a publiés et qui lui valent une reconnaissance encore bien modeste. Les oeuvres vives sont là pourtant...
Je recommande la visite de leur site Internet (http://www.cipmarseille.com/) et bien sûr la lecture du numéro 163 des Cahiers du refuge réalisé sous la direction de Frédéric Acquaviva qui fourmille de prolongements susceptibles de faire chavirer bien des certitudes. On se reportera à titre d'exemple à la bibliographie établie à cette occasion et qui à elle seule s'inscrit moins dans l'hommage légitime et attendu que dans le souci de faire oeuvre de connaissance en présentant une documentation rigoureuse. Pour l'occasion, les lettristes Gérard Broutin, Jean-Pierre Gillard et François Poyet étaient présents, le blog du lettrisme donne la teneur de l'évènement :
http://www.leblogdejimpalette.typepad.com/

M. Lemaître, I. Isou et J. Spacagna