En 1964, se tient à la Galerie Stadler l’exposition Lettrisme et hypergraphie, qui confirme la lame de fond irrésistible qui voit depuis 1961 les propositions plastiques du lettrisme adoptées par une nouvelle génération d’artistes (Roland Sabatier, Micheline Hachette, Roberto Altman Jacques Spacagna…) dont certains deviendront ses grands classiques. Cette manifestation est aussi l’occasion d’une polémique entre Isou et Lemaître d’une part et les membres d’une Deuxième Internationale Lettriste, composée " d’anciens " du groupe, à savoir Brau, Dufrène et Wolman. Cette DIL à l’existence éphémère témoigne cependant des rapports complexes et prolongés de ces " lettristes " de la première avec Isou et la poésie phonétique qui fut au contraire de Debord, un territoire durable de jeu, de création et de passion.
Pour comprendre cette histoire et les retours récurrents autant qu’inattendus de ces trois figures qui appartiennent malgré leur départ et leurs dénégations à l’histoire du lettrisme qu’ils ont à des degrés divers, qu’il conviendra d’apprécier, contribuée à écrire, dans l’hérésie et le conflit, il faut revenir à L’Affaire Chaplin en 1952. Celle-ci n’aura été en définitive que le révélateur de contradictions lourdes qui devaient inévitablement aboutir à l’éclatement du premier groupe lettriste. La revue Ion, qui témoigne avec Ur d’une nouvelle avant-garde en pleine possession de ses moyens théoriques et bien décidée à en abuser, avait posé, en préambule, les bases de la rupture à venir : "L’unique valeur avec laquelle les membres de cette revue sont d’accord reste le système total d’Isou dont nous avons eu la révélation écrite ou orale. Il est le point autour duquel nos opinions traditionnelles ou originales s’accordent pour l’instant. Dans un univers d’actions sans théorie, de théories sans actions ou de théories et d’actions fragmentaires, Isou est pour nous le modus vivendi intégral ou la plate-forme de nos plus hautes exigences ". L’alliance n’est que provisoire et chacun stimulé par la rhétorique messianique d’Isou cherche vite à proposer une nouveauté insolente, signe et preuve de l’excellence d’un système dont on emprunte quelques intuitions pour construire ailleurs et autrement sa singularité. En témoignent l’inflation de néologismes qui entendent signer et signaler un nouveau concept ou une pratique inédite : mégapneumie chez Wolman, cinéma nucléaire chez Marc. O, Syncinéma chez Lemaître, cinéma imaginaire chez Dufrène, psychologie tridimensionnelle pour Debord… autant que la rupture prévisible entre des lettristes portés par une dialectique dépassant/dépassé et un magister qui lui-même a initié ce mouvement irréversible désormais à l’œuvre contre lui.
Revenant sur cette période Jean-Louis Brau écrit : "Culture. Lorsqu’il y a vingt ans j’avais rallié le mouvement lettriste, ce n’était pas, après Dada, pour me livrer à des occupations d’art, mais comme je disais alors, faute de mieux et en attendant.(…). Qu’est-ce que cela veut donc dire, l’aventure formelle ? L’engagement dans telle ou telle école, tel ou tel groupe d’avant-garde ? Un choix d’outillage, baste, " c’est le mauvais ouvrier, disait ma grand-mère, qui se plaint de son outil " lorsque j’étais gosse et que je plaignais de mon porte –plume pour justifier ma mauvaise écriture. Lettriste, qu’est-ce que cela veut dire ? La manière dont Isou concevait l’évolution des arts, le rythme binaire d’expansion et de repliement corrosif, la schéma amplique/ciselant comme nous le nommions ne visait somme toute qu’à créer de nouvelles formes dont l’aboutissement aurait été, sous des habits nouveaux un retour aux errements du passé. Nous avons été quelques-uns à nous jeter sur les routes. L’usure du mot acquise, l’usure prévisible de ce qui aurait pu prendre sa place, en postulant la nécessité de l’action mettait en évidence , avons nous cru, le temps, c’est-à-dire la succession de instants et le créateur. (…) Il n’y avait plus d’art, plus aucun mobile, pas la moindre goutte dans ce que nous faisions, plus rien, sinon la volonté de faire ". (in Le Singe appliqué, p.56) Prenant acte des prémices lettristes, chacun se trouvait aspiré par une logique de dépassement qui subvertissait la méthode d’Isou. Pour Brau et Wolman (signataires de l’acte de constitution de la première Internationale Lettriste avec Debord et Berna), au delà de la question éthique (le tract contre Chaplin désavoué par Isou), la sortie de l’orthodoxie lettriste participait d’un refus de voir l’horizon limité par un dogme qui promettait de transformer chacun en un sujet créateur tout en l'obligeant à suivre ses lois. Si comme l’écrivait Brau, " l’intérêt passe de l’objet crée au sujet créateur ", cela implique une attention exclusive au contexte de création, à l’environnement matériel, émotionnel, culturel et politique au détriment des objets esthétiques crées ; l’hypothèse d’un art sans preuves, d’artistes sans œuvres, envisagé par Isou dès ses Mémoires sur les forces futures…se trouve dès lors validée, mais certainement pas dans le sens conceptuel où lui même l’entendait. Yves Klein retiendra la leçon, Debord aussi même s'il cherche sans doute davantage un passage du nord-ouest entre la critique de la culture opérée par Dada et les efforts du surréalisme à ses débuts pour réenchanter les monde, mais hors de tout lyrisme poético-métaphyisque ("hasard objectif" et autres rêveries éveillées).
Du côté de Wolman l’expérimentation artistique le conduit à forger, à partir du lettrisme, une poétique particulière, la mégapneumie, le " grand souffle ", qui désintègre les lettres et refuse leur articulation au profit de la libre circulation de l’air et de ses résonances complexes :" La mégapneumie qui est alinguistique se refuse aussi aux sonorités du langage humain usité actuellement, elle recherche le maximum des possibilités non conceptuelles et s’oppose aux correspondances son-langage, pour ne viser que l’ouïe, qui ne frappe pas l’intelligence, mais le système nerveux ". Et de noter en marge que " l’écriture est approximative/Le mot couché meurt/l’écriture codifie des symboles/la mégapneumie réalise l’impossible : transmutation de la première matière du son en matières première sonores ". Le dépassement du lettrisme poétique tient à sa limite : la lettre qui n’est qu’un morceau de souffle provisoirement coagulé et arrêté dans son délitement. Le lettrisme en articulant des lettres risquait de renouer, aux oreilles et aux yeux de Wolman, avec le concept, le langage, même si les " mots " obtenus étaient dépourvus de sens ; Wolman réaffirme la force structurante d’un souffle primal, en amont et en deça des lettres, qui devient la matrice des œuvres mégapneumes :" Une lettre est un souffle , chaque souffle possède une infrastructure qui le représente par un signe alphabétique et qui enfle, en puissance ou en durée, ou en puissance et en durée " (Wolman, Défense de mourir, p.29). Il convient de noter la cohérence de la démarche de Wolman qui dans le domaine cinématographique entreprend une " raréfaction du matériel " identique, jusqu’à retrouver en deça des images " le mouvement ", qui alterne le noir et le blanc, dans sa dimension la plus physique, comme en poésie en deça des lettres articulées il avait renoué avec le souffle :" dans cette extraordinaire " ambiance " se meut le son/ L’anticoncpt est l’utilisation maximum de chacun des éléments internes, qui constitués, formaient le concept/ L’histoire se libére de la voix par une narration atonique/La voix parle sans la contrainte des actions et apparaît importante (comme l’opéra/les actions se brisent avant l’accomplissment et se comblent par un texte " anachronique " où e ton achève/Comme les unités magapneumes ont crée des sonorités inédites, cette désagrégation pour la découverte de l’unité est la pérode transitionnelle et le départ d’une nouvelle amplitude des arts. L’Anticoncept rend le concept subjectif et muable par la réaction des spectateurs, commence une phase physique ".(ibid. p31). La " critique de la séparation ", théorisée chez les situationnistes et surtout par Debord, est sensible dès les premières œuvres de Wolman : le refus du concept comme médiation/aliénation entre les sens et le matériau poétique ou visuel, la mise en forme de cette critique et la recherche d’une résolution de cette contradiction guident la démarche de Wolman, sans doute le seul artiste véritablement situationniste, bien plus que le primitivisme des artistes venus de Cobra, le néo-expressionnisme de Spur ou la peinture industrielle de Pinot-Gallizio… Il n’est d’ailleurs pas anodin que dans sa version originelle la mégapneumie de Wolman ressemble fort à cet art en " situation " que chercheront à formuler les situationnistes avant de rejeter l'art pour un marxisme ouvriériste :" De chaque lettre émise une masse de vibrations restent inaudibles. Pour pallier aux faillites de l’ouïe, Wolman introduit le simultanéisme visuel (introduction des lignes et de la couleur). Devant l’impossiblité d’assimilation totale de la vue, Wolman s’adjoint le relief. Ainsi amorce-t-il l’art intégral qu’il est en train de réaliser avec Jean-Louis Brau et CP-Matricon ". Le plus intéressant sans doute reste que Debord envisageait la situation sur un mode passionnel et psychologique là où Wolman, Brau et Matricon défendent dès le premier numéro de UR un art en situation physique, c'est à dire débarassé de tout arrière plan métaphysique, prenant acte du corps émeteur et récepteur dans sa matérialité exclusive. Le mégapneumie, en ne dissociant plus le support de l'objet poétique, en solidarisant l'un et l'autre, (Comment ne pas penser ici à Pomerand qui dans le Cri et son Archange affirme que le "cri est un formidable effort pour se resolidariser avec le corps" ?). Cette démarche anticonceptuelle explique en partie la proximité féconde avec Guy Debord au sein de l'IL. Le Mode d'emploi du détournement est cosigné par Debord et Wolman et ce dernier en offre une première application conséquente dans J'ecris propre (1956, Les lèvres nues). Il ne s'agit pas comme chez Dada et les surréalistes d'attendre du "hasard objectif" quelques associations libres insolites mais bien, à la manière de ce que feront les affichistes, de laisser émerger une autre cohérence du langage, sa rumeur primitive, en déça des clichés, des stéréotypes, dans les interstices de l'écrit et de ces poncifs, bref de donner "aux mots de la tribu un sens plus pur" en les arrachant aux sédiments de la sémantique et de ses histoires. Le divorce entre Debord et Wolman tient justement au mode d'emploi de ce "détournement" du langage, arme d'une propagande subversive qui défait la doxa de l'idéologie dominante dans son propre langage chez Debord, source d'une poétique et d'une aventure à travers et malgré les mots chez Wolman. Peinture dépeinte et écriture désécrite sont les deux formes de cette tentative d'abolir l'ordre de la séparation inhérent à l'activité artistique. "C'est fini le temps des poètes aujourd'hui je dors", fini en effet le temps des poèmes séparés du poète, la respiration durant le sommeil témoigne d'un nouveau lieu de la poésie...Pour Dufrène la séparation avec Isou se jouera sur le terrain poétique aussi, mais pas seulement... La poésie lettriste à laquelle adhère dufrène dès 1947 (son premier poème est publié dans la revue Fontaine) rejette le mot, désormais incapable de rayonner sur le plan créatif, pour fonder sa justification sur un nouveau matériau, la lettre. Hors de la lettre, point de poésie lettriste qui n'a donc que peu à voir avec les onomatopées auxquelles on la réduit souvent ! Mais aux lettres existantes, insuffisantes au regard de l'immensité des mots qu'il abandonne, Isou adjoint très vite les lettres nouvelles qui réunissent l'ensemble des manifestations sonores du corps (souffle, claquement de la langue, sifflement...) en un véritable body language avant l'heure ! Comme la musique qu'elle prétend réinventée, la poésie lettriste est une poésie/musique écrite, qui combinent les lettres entre elles, selon des critères de composition musicale, et la poésie qui en résulte sur papier est à déchiffrer comme une partition. La notation, en amont de l'interprétation, garde là toute son importance, comme le dépassement symétrique des lettres réellement audibles dans l'infinitésimal et l'immatériel (les lettres virtuelles de l'esthétique imaginaire). Dufrène, prenant acte des supports technologiques nouveaux (bande-magnétique, enregistrement en studio, disque vinyl) conteste l'intérêt même de la notation au profit de l'interprétation/improvisation et de l'enregistrement sur bande :"c'est en 1953 qu'après m'être exercé sept ans aux armes de la poésie lettriste au sein du groupe d'Isidore Isou, j'ai pris conscience de la nécessité d'opérer UN DEMI TOUR GAUCHE POUR UN CRI AUTOMATIQUE et publié, dans un court manifeste du crirythme, ma volonté de créer le poème phonétique, AU-DELA DE TOUTE ECRITURE, DIRECTEMENT AU MAGNETOPHONE. Seul en effet celui-ci peut êtte fidèle à la complexité des sons émis et fidèle par excès puisqu'il offre à la voix de supplémentaires dimensions. Aucune partition n'est par contre suffisante, nulle n'est nécessaire et la faveur tenance dont jouit encore en ce domaine la chose écrite ne témoigne que d'une attitude mentale archaïque et d'un réactionnaire manque de confiance dans les moyens nouveaux de transmission que la technique met à la disposition de l'art" (Pragmatique du crirythme, 1965)Dans son manifeste Demi-tour gauche pour un cri automatique il annonçait :"Je ne vois pas en quoi un cri noté est susceptible d'intéresser supérieurement la femme, l'enfant ou l'homme. Je ne pense pas qu'enrichir l'alphabet au service de la poésie lettriste de quelques douzaines de lettres nouvelles, de quelques milliers, soit d'une importance et d'un rapport véritables pour une criation de tran-ses intranscriptibles/ Montrer qu'A ni Z ne sont par écrit ce qu'ils sont par le cri - et de moins en moins si l'on écoute la complication progressive des derniers "poèmes" lettristes ; montrer que chaque syllabe exigerait une notation particulière et valable une fois seulement (ce qui est absurde), étayer une théorie de l'exception verbale en pataugeant dans les ornières de la quantité et de la qualité serait perdre mon temps et celui d'un nombre certain de lecteurs à l'affût du scolaire, du primaire et du pédantesque. Devant l'excédante-excédente terre en friche du crirythme, on ne songe qu'à tout ce qu'elle va DONNER A ENTENDRE, par, enfin, des bouches de chaleur. A TOI, CIRE, MATIERE DIALECTIQUE/POUR UN CRI AUTOMATIQUE DEMI-TOUR GAUCHE !" (in, Le Soulèvement de la jeunesse, n°5, 1953). La position que Dufrène occupe avec Wolman et Brau, à partir de l'orthoxie lettriste et contre elle, n'est pas sans évoquer la poésie sonore défendue par Chopin. Dufrène lui-même ne définissait-il pas ses crirythmes comme "une sorte de musique concrète vocale enregistrée directement et sans partition possible " ? Mais Chopin s'oriente clairement vers les recherches de la musique électoacoustique tandis qu'aux oreilles de Brau, Wolman et Dufrène toute poésie post-lettriste n'a pour horizon indépassable que l'éxécution et la performance où elle exemplifie sa vérité organique, hors des pages imprimées et du travail en studio de l'électroacoutique. De cette amitié, et de cette liaison orageuse avec le lettrisme, il reste nombre de témoignages épars dont la DIL constitue un moment privilégié, et auxquels il faudrait ajouter l'Onomatopeck (1973), l'hommage appuyé d'Isou à Brau, Wolman et Dufrène dans la revue Bizarre (Les grands poètes du lettrisme à l'aphonisme, 1964), le récital collectif à l'Odéon en 1964, au TNP en 1963, la confidentielle revue A, le disque Achèle (1965) qui constitue sans doute le Manifeste sonore de la DIL... et la présence toujours spectrale de ces trois noms dans les interstices de l'histoire officielle du lettrisme et de celle des poétiques visuelles et sonores.Cri, souffle, vide, actions... le début des années cinquante est à la mise en question et au dépassement, le centre organisateur de ses séismes tient dans les pages de quelques livres signés Isidore Isou ; c'est à partir de ses propositions et contre elles que les nouvelles avant-gardes vont s'affirmer non sans polémique (poésie sonore, ultralettrisme, Internationale lettriste, schématisme, signisme) ; c'est aussi à partir d'elles qu'Isou lui même, Lemaître et une nouvelle génération d'artistes, plus orthodoxes (Roland Sabatier, Alain Satié, Micheline Hachette) vont chercher à construire cette nouvelle amplitude des arts qu'il promettait dès 1950.
Liens :
http://www.secondemodernite.com/wolman_biographie.html
http://www.dufrene.net/francois/
Bibliographies :
Documents relatifs à la fondation de l'IS, Allia
Figures de la négation, catalogue, Paris-Musée, Musée d'art moderne de Saint-Etienne
Archi-Made, François Dufrène, Ecole-nationale supérieure des beaux-ARts
Défense de Mourir, Gil wolman, Allia
L'anti-concept, Gil Wolman, Allia (livre et vidéocassette)
Le singe appliqué, Jean-Louis Brau, Grasset
Revue/disques OU (Henry Chopin, Gil Wolman, François Dufrène, W. Burroughs, Bernard Heidsieck...), réédition ALga-Marghen
Opus, la poésie en question, 1973
Jean-Louis Brau, catalogue, François Letaillieur, Galerie 1900-2000
Poésie sonore internationale, Henri Chopin, JM Place
Surpris par la nuit, Gil wolman, France Culture, émission réalisée par F. Acquaviva, avec de nombreuses et précieuses archives sonores, diffusée le 26/12/03
Pour comprendre cette histoire et les retours récurrents autant qu’inattendus de ces trois figures qui appartiennent malgré leur départ et leurs dénégations à l’histoire du lettrisme qu’ils ont à des degrés divers, qu’il conviendra d’apprécier, contribuée à écrire, dans l’hérésie et le conflit, il faut revenir à L’Affaire Chaplin en 1952. Celle-ci n’aura été en définitive que le révélateur de contradictions lourdes qui devaient inévitablement aboutir à l’éclatement du premier groupe lettriste. La revue Ion, qui témoigne avec Ur d’une nouvelle avant-garde en pleine possession de ses moyens théoriques et bien décidée à en abuser, avait posé, en préambule, les bases de la rupture à venir : "L’unique valeur avec laquelle les membres de cette revue sont d’accord reste le système total d’Isou dont nous avons eu la révélation écrite ou orale. Il est le point autour duquel nos opinions traditionnelles ou originales s’accordent pour l’instant. Dans un univers d’actions sans théorie, de théories sans actions ou de théories et d’actions fragmentaires, Isou est pour nous le modus vivendi intégral ou la plate-forme de nos plus hautes exigences ". L’alliance n’est que provisoire et chacun stimulé par la rhétorique messianique d’Isou cherche vite à proposer une nouveauté insolente, signe et preuve de l’excellence d’un système dont on emprunte quelques intuitions pour construire ailleurs et autrement sa singularité. En témoignent l’inflation de néologismes qui entendent signer et signaler un nouveau concept ou une pratique inédite : mégapneumie chez Wolman, cinéma nucléaire chez Marc. O, Syncinéma chez Lemaître, cinéma imaginaire chez Dufrène, psychologie tridimensionnelle pour Debord… autant que la rupture prévisible entre des lettristes portés par une dialectique dépassant/dépassé et un magister qui lui-même a initié ce mouvement irréversible désormais à l’œuvre contre lui.
Revenant sur cette période Jean-Louis Brau écrit : "Culture. Lorsqu’il y a vingt ans j’avais rallié le mouvement lettriste, ce n’était pas, après Dada, pour me livrer à des occupations d’art, mais comme je disais alors, faute de mieux et en attendant.(…). Qu’est-ce que cela veut donc dire, l’aventure formelle ? L’engagement dans telle ou telle école, tel ou tel groupe d’avant-garde ? Un choix d’outillage, baste, " c’est le mauvais ouvrier, disait ma grand-mère, qui se plaint de son outil " lorsque j’étais gosse et que je plaignais de mon porte –plume pour justifier ma mauvaise écriture. Lettriste, qu’est-ce que cela veut dire ? La manière dont Isou concevait l’évolution des arts, le rythme binaire d’expansion et de repliement corrosif, la schéma amplique/ciselant comme nous le nommions ne visait somme toute qu’à créer de nouvelles formes dont l’aboutissement aurait été, sous des habits nouveaux un retour aux errements du passé. Nous avons été quelques-uns à nous jeter sur les routes. L’usure du mot acquise, l’usure prévisible de ce qui aurait pu prendre sa place, en postulant la nécessité de l’action mettait en évidence , avons nous cru, le temps, c’est-à-dire la succession de instants et le créateur. (…) Il n’y avait plus d’art, plus aucun mobile, pas la moindre goutte dans ce que nous faisions, plus rien, sinon la volonté de faire ". (in Le Singe appliqué, p.56) Prenant acte des prémices lettristes, chacun se trouvait aspiré par une logique de dépassement qui subvertissait la méthode d’Isou. Pour Brau et Wolman (signataires de l’acte de constitution de la première Internationale Lettriste avec Debord et Berna), au delà de la question éthique (le tract contre Chaplin désavoué par Isou), la sortie de l’orthodoxie lettriste participait d’un refus de voir l’horizon limité par un dogme qui promettait de transformer chacun en un sujet créateur tout en l'obligeant à suivre ses lois. Si comme l’écrivait Brau, " l’intérêt passe de l’objet crée au sujet créateur ", cela implique une attention exclusive au contexte de création, à l’environnement matériel, émotionnel, culturel et politique au détriment des objets esthétiques crées ; l’hypothèse d’un art sans preuves, d’artistes sans œuvres, envisagé par Isou dès ses Mémoires sur les forces futures…se trouve dès lors validée, mais certainement pas dans le sens conceptuel où lui même l’entendait. Yves Klein retiendra la leçon, Debord aussi même s'il cherche sans doute davantage un passage du nord-ouest entre la critique de la culture opérée par Dada et les efforts du surréalisme à ses débuts pour réenchanter les monde, mais hors de tout lyrisme poético-métaphyisque ("hasard objectif" et autres rêveries éveillées).
Du côté de Wolman l’expérimentation artistique le conduit à forger, à partir du lettrisme, une poétique particulière, la mégapneumie, le " grand souffle ", qui désintègre les lettres et refuse leur articulation au profit de la libre circulation de l’air et de ses résonances complexes :" La mégapneumie qui est alinguistique se refuse aussi aux sonorités du langage humain usité actuellement, elle recherche le maximum des possibilités non conceptuelles et s’oppose aux correspondances son-langage, pour ne viser que l’ouïe, qui ne frappe pas l’intelligence, mais le système nerveux ". Et de noter en marge que " l’écriture est approximative/Le mot couché meurt/l’écriture codifie des symboles/la mégapneumie réalise l’impossible : transmutation de la première matière du son en matières première sonores ". Le dépassement du lettrisme poétique tient à sa limite : la lettre qui n’est qu’un morceau de souffle provisoirement coagulé et arrêté dans son délitement. Le lettrisme en articulant des lettres risquait de renouer, aux oreilles et aux yeux de Wolman, avec le concept, le langage, même si les " mots " obtenus étaient dépourvus de sens ; Wolman réaffirme la force structurante d’un souffle primal, en amont et en deça des lettres, qui devient la matrice des œuvres mégapneumes :" Une lettre est un souffle , chaque souffle possède une infrastructure qui le représente par un signe alphabétique et qui enfle, en puissance ou en durée, ou en puissance et en durée " (Wolman, Défense de mourir, p.29). Il convient de noter la cohérence de la démarche de Wolman qui dans le domaine cinématographique entreprend une " raréfaction du matériel " identique, jusqu’à retrouver en deça des images " le mouvement ", qui alterne le noir et le blanc, dans sa dimension la plus physique, comme en poésie en deça des lettres articulées il avait renoué avec le souffle :" dans cette extraordinaire " ambiance " se meut le son/ L’anticoncpt est l’utilisation maximum de chacun des éléments internes, qui constitués, formaient le concept/ L’histoire se libére de la voix par une narration atonique/La voix parle sans la contrainte des actions et apparaît importante (comme l’opéra/les actions se brisent avant l’accomplissment et se comblent par un texte " anachronique " où e ton achève/Comme les unités magapneumes ont crée des sonorités inédites, cette désagrégation pour la découverte de l’unité est la pérode transitionnelle et le départ d’une nouvelle amplitude des arts. L’Anticoncept rend le concept subjectif et muable par la réaction des spectateurs, commence une phase physique ".(ibid. p31). La " critique de la séparation ", théorisée chez les situationnistes et surtout par Debord, est sensible dès les premières œuvres de Wolman : le refus du concept comme médiation/aliénation entre les sens et le matériau poétique ou visuel, la mise en forme de cette critique et la recherche d’une résolution de cette contradiction guident la démarche de Wolman, sans doute le seul artiste véritablement situationniste, bien plus que le primitivisme des artistes venus de Cobra, le néo-expressionnisme de Spur ou la peinture industrielle de Pinot-Gallizio… Il n’est d’ailleurs pas anodin que dans sa version originelle la mégapneumie de Wolman ressemble fort à cet art en " situation " que chercheront à formuler les situationnistes avant de rejeter l'art pour un marxisme ouvriériste :" De chaque lettre émise une masse de vibrations restent inaudibles. Pour pallier aux faillites de l’ouïe, Wolman introduit le simultanéisme visuel (introduction des lignes et de la couleur). Devant l’impossiblité d’assimilation totale de la vue, Wolman s’adjoint le relief. Ainsi amorce-t-il l’art intégral qu’il est en train de réaliser avec Jean-Louis Brau et CP-Matricon ". Le plus intéressant sans doute reste que Debord envisageait la situation sur un mode passionnel et psychologique là où Wolman, Brau et Matricon défendent dès le premier numéro de UR un art en situation physique, c'est à dire débarassé de tout arrière plan métaphysique, prenant acte du corps émeteur et récepteur dans sa matérialité exclusive. Le mégapneumie, en ne dissociant plus le support de l'objet poétique, en solidarisant l'un et l'autre, (Comment ne pas penser ici à Pomerand qui dans le Cri et son Archange affirme que le "cri est un formidable effort pour se resolidariser avec le corps" ?). Cette démarche anticonceptuelle explique en partie la proximité féconde avec Guy Debord au sein de l'IL. Le Mode d'emploi du détournement est cosigné par Debord et Wolman et ce dernier en offre une première application conséquente dans J'ecris propre (1956, Les lèvres nues). Il ne s'agit pas comme chez Dada et les surréalistes d'attendre du "hasard objectif" quelques associations libres insolites mais bien, à la manière de ce que feront les affichistes, de laisser émerger une autre cohérence du langage, sa rumeur primitive, en déça des clichés, des stéréotypes, dans les interstices de l'écrit et de ces poncifs, bref de donner "aux mots de la tribu un sens plus pur" en les arrachant aux sédiments de la sémantique et de ses histoires. Le divorce entre Debord et Wolman tient justement au mode d'emploi de ce "détournement" du langage, arme d'une propagande subversive qui défait la doxa de l'idéologie dominante dans son propre langage chez Debord, source d'une poétique et d'une aventure à travers et malgré les mots chez Wolman. Peinture dépeinte et écriture désécrite sont les deux formes de cette tentative d'abolir l'ordre de la séparation inhérent à l'activité artistique. "C'est fini le temps des poètes aujourd'hui je dors", fini en effet le temps des poèmes séparés du poète, la respiration durant le sommeil témoigne d'un nouveau lieu de la poésie...Pour Dufrène la séparation avec Isou se jouera sur le terrain poétique aussi, mais pas seulement... La poésie lettriste à laquelle adhère dufrène dès 1947 (son premier poème est publié dans la revue Fontaine) rejette le mot, désormais incapable de rayonner sur le plan créatif, pour fonder sa justification sur un nouveau matériau, la lettre. Hors de la lettre, point de poésie lettriste qui n'a donc que peu à voir avec les onomatopées auxquelles on la réduit souvent ! Mais aux lettres existantes, insuffisantes au regard de l'immensité des mots qu'il abandonne, Isou adjoint très vite les lettres nouvelles qui réunissent l'ensemble des manifestations sonores du corps (souffle, claquement de la langue, sifflement...) en un véritable body language avant l'heure ! Comme la musique qu'elle prétend réinventée, la poésie lettriste est une poésie/musique écrite, qui combinent les lettres entre elles, selon des critères de composition musicale, et la poésie qui en résulte sur papier est à déchiffrer comme une partition. La notation, en amont de l'interprétation, garde là toute son importance, comme le dépassement symétrique des lettres réellement audibles dans l'infinitésimal et l'immatériel (les lettres virtuelles de l'esthétique imaginaire). Dufrène, prenant acte des supports technologiques nouveaux (bande-magnétique, enregistrement en studio, disque vinyl) conteste l'intérêt même de la notation au profit de l'interprétation/improvisation et de l'enregistrement sur bande :"c'est en 1953 qu'après m'être exercé sept ans aux armes de la poésie lettriste au sein du groupe d'Isidore Isou, j'ai pris conscience de la nécessité d'opérer UN DEMI TOUR GAUCHE POUR UN CRI AUTOMATIQUE et publié, dans un court manifeste du crirythme, ma volonté de créer le poème phonétique, AU-DELA DE TOUTE ECRITURE, DIRECTEMENT AU MAGNETOPHONE. Seul en effet celui-ci peut êtte fidèle à la complexité des sons émis et fidèle par excès puisqu'il offre à la voix de supplémentaires dimensions. Aucune partition n'est par contre suffisante, nulle n'est nécessaire et la faveur tenance dont jouit encore en ce domaine la chose écrite ne témoigne que d'une attitude mentale archaïque et d'un réactionnaire manque de confiance dans les moyens nouveaux de transmission que la technique met à la disposition de l'art" (Pragmatique du crirythme, 1965)Dans son manifeste Demi-tour gauche pour un cri automatique il annonçait :"Je ne vois pas en quoi un cri noté est susceptible d'intéresser supérieurement la femme, l'enfant ou l'homme. Je ne pense pas qu'enrichir l'alphabet au service de la poésie lettriste de quelques douzaines de lettres nouvelles, de quelques milliers, soit d'une importance et d'un rapport véritables pour une criation de tran-ses intranscriptibles/ Montrer qu'A ni Z ne sont par écrit ce qu'ils sont par le cri - et de moins en moins si l'on écoute la complication progressive des derniers "poèmes" lettristes ; montrer que chaque syllabe exigerait une notation particulière et valable une fois seulement (ce qui est absurde), étayer une théorie de l'exception verbale en pataugeant dans les ornières de la quantité et de la qualité serait perdre mon temps et celui d'un nombre certain de lecteurs à l'affût du scolaire, du primaire et du pédantesque. Devant l'excédante-excédente terre en friche du crirythme, on ne songe qu'à tout ce qu'elle va DONNER A ENTENDRE, par, enfin, des bouches de chaleur. A TOI, CIRE, MATIERE DIALECTIQUE/POUR UN CRI AUTOMATIQUE DEMI-TOUR GAUCHE !" (in, Le Soulèvement de la jeunesse, n°5, 1953). La position que Dufrène occupe avec Wolman et Brau, à partir de l'orthoxie lettriste et contre elle, n'est pas sans évoquer la poésie sonore défendue par Chopin. Dufrène lui-même ne définissait-il pas ses crirythmes comme "une sorte de musique concrète vocale enregistrée directement et sans partition possible " ? Mais Chopin s'oriente clairement vers les recherches de la musique électoacoustique tandis qu'aux oreilles de Brau, Wolman et Dufrène toute poésie post-lettriste n'a pour horizon indépassable que l'éxécution et la performance où elle exemplifie sa vérité organique, hors des pages imprimées et du travail en studio de l'électroacoutique. De cette amitié, et de cette liaison orageuse avec le lettrisme, il reste nombre de témoignages épars dont la DIL constitue un moment privilégié, et auxquels il faudrait ajouter l'Onomatopeck (1973), l'hommage appuyé d'Isou à Brau, Wolman et Dufrène dans la revue Bizarre (Les grands poètes du lettrisme à l'aphonisme, 1964), le récital collectif à l'Odéon en 1964, au TNP en 1963, la confidentielle revue A, le disque Achèle (1965) qui constitue sans doute le Manifeste sonore de la DIL... et la présence toujours spectrale de ces trois noms dans les interstices de l'histoire officielle du lettrisme et de celle des poétiques visuelles et sonores.Cri, souffle, vide, actions... le début des années cinquante est à la mise en question et au dépassement, le centre organisateur de ses séismes tient dans les pages de quelques livres signés Isidore Isou ; c'est à partir de ses propositions et contre elles que les nouvelles avant-gardes vont s'affirmer non sans polémique (poésie sonore, ultralettrisme, Internationale lettriste, schématisme, signisme) ; c'est aussi à partir d'elles qu'Isou lui même, Lemaître et une nouvelle génération d'artistes, plus orthodoxes (Roland Sabatier, Alain Satié, Micheline Hachette) vont chercher à construire cette nouvelle amplitude des arts qu'il promettait dès 1950.
Liens :
http://www.secondemodernite.com/wolman_biographie.html
http://www.dufrene.net/francois/
Bibliographies :
Documents relatifs à la fondation de l'IS, Allia
Figures de la négation, catalogue, Paris-Musée, Musée d'art moderne de Saint-Etienne
Archi-Made, François Dufrène, Ecole-nationale supérieure des beaux-ARts
Défense de Mourir, Gil wolman, Allia
L'anti-concept, Gil Wolman, Allia (livre et vidéocassette)
Le singe appliqué, Jean-Louis Brau, Grasset
Revue/disques OU (Henry Chopin, Gil Wolman, François Dufrène, W. Burroughs, Bernard Heidsieck...), réédition ALga-Marghen
Opus, la poésie en question, 1973
Jean-Louis Brau, catalogue, François Letaillieur, Galerie 1900-2000
Poésie sonore internationale, Henri Chopin, JM Place
Surpris par la nuit, Gil wolman, France Culture, émission réalisée par F. Acquaviva, avec de nombreuses et précieuses archives sonores, diffusée le 26/12/03