dimanche 24 février 2008

LETTRISME ET EROTISME


Depuis le 09 février (et jusqu'au 15 mars) se tient à l'Atelier Lettrista à Verone une exposition de Maurice Lemaître Corps Ecrit dont on trouvera une version PDF du catalogue sur le blog du lettrisme (http://leblogdejimpalette.typepad.com/lettrisme/). Il s'agit du tirage réalisé en 2007, en quantité très limitée, de 10 négatifs de photos réalisées en 1981, revues et enrichies en 1989. L'érotisme comme champ d'expériences et de connaissance a été très tôt abordé par le lettrisme : depuis le scandale de la Mécanique des femmes en 1949 jusqu'aux sérigraphies réalisées sous l'égide de Fransesco Conz en 1988 à partir des planches du cultissime Initiation à la haute volupté (1960) dont sont reproduites en ouverture et fermeture de ce post deux pages, sans compter les ouvrages nombreux d'Isou publiés sous pseudonyme ou non relevant d'une littérature "sexy" et dont la plupart livre toujours leur lot de pépites et de trouvailles, malgré les règles d'un genre hautement stéréotypé, ou encore le très didactique Je vous apprendrai l'Amour (1959)... l'énigme de la chair n'a cessé de se voir interrogée dans une quête incessante de multiplication d'un principe de plaisir enfin libéré de l'ascétisme et de la culpabilité judéo-chrétienne autant que de la métaphysique romantique (manifeste chez les surréalistes par exemple).
Chez Lemaître le Nu comme catégorie héritée du champ artistique et exercice de style occupe une place de choix (c'est le moins que l'on puisse dire !), sans pour autant négliger la part libidinale aventureuse qui en est le pendant théorique, érotologique. Car l'érotisme dans le lettrisme est une thématique artistique autant qu'un discours sur l'amour, voire une science de l'amour qui cherche à procurer sur le plan de la sexualité individuelle ce que l'économie nucléaire entend créer à l'échelle collective : la prodigalité. Qu'il s'agisse d'
Au delà du déclic (film hypergrahique,1965), de sa peinture et surtout de sa production photographique, en intégrant l'élément figuratif (le nu dessiné ou photographié) comme un signe particulier dans une grammaire personnelle, il donne à un genre académique à souhait une dimension nouvelle, hypergraphique, où le corps référentiel se voit disputer l'espace où il trône souverainement par les signes dont il est désormais le support électif, quitte à s'y dissoudre totalement (je pense particulièrement, et sans rapport avec le Nu (!) à un portrait hypergraphique de Michel Tapié de 1964) . Comme le Portrait, le Nu est a priori un exercice qui autorise tous les styles. Force est pourtant de constater qu'en ce domaine comme en tant d'autres on peine à s'émanciper de la pesanteur du réel comme justification ultime du geste : qu'il s'agisse de néoréalisme, de réalisme, de surréalisme ou d'hyper-réalisme comme l'image pornographique contemporaine (chic ou choc), le réel est cet horizon qu'il ne faut jamais dépasser. Les nombreuses photographies de Lemaître (qui ont déjà fait l'objet de plusieurs expositions) comme celles d'Alain Satié (notamment celles qui constituent le superbe recueil Tatouages, 1969), les récits hypergraphiques de François Poyet Poïesis et Champs Panhellesiques (1970) parmi d'autres nous rappellent aussi qu'il y a traitement hypergraphique de la thématique érotique en général et du nu féminin en particulier. A ceux et celles qui pensent que 1929 de Perêt, Eluard et Man Ray représentent un moment inspiré de l'érotisme artistique (certes, certes) et poétique (plus discutable !), je les engage à consulter d'urgence ce livre/objet incu(l)nable et remarquable Cul en tête ou au service de l'hypergraphie de Roland Sabatier et Alain Satié (1969) .

lundi 4 février 2008

DU THEATRE RESTREINT A L'ART TOTAL


Isidore Isou : hypergraphie polylogue, 1964-1988 (cliquez deux fois pour le grand format, elle est sublime !!!!)
On se souvient de la polémique bruyante qui accompagna l'édition 2005 du Festival d'Avignon et de la pseudo querelle des anciens contre
les modernes qui s'en suivit : en introduisant la danse et l'expérimentation, la performance c'est-à-dire les codes de l'art contemporain dans le rituel bien huilé des festivaliers, en travaillant aux limites de la représentation dans son sens institutionnel, Jan Fabre et quelques autres iconoclastes se sont attirés les foudres d'une partie de la critique et surtout du public qui d'habitude respectueux du protocole et des usages n'a pas hésité à siffler et huer les "spectacles " qui lui étaient ainsi offerts. Les prises de position radicales de part et d'autres ont conduit à une surenchère d'invectives où il était difficile de distinguer qui des faux-avant-gardistes ou des tenants d'un théâtre textuel soucieux du respect des normes académiques était le moins infréquentable.



















En 2005 Jan Fabre nous refaisait une bataille d'Hernani, réchauffée au regard du Cabaret Voltaire, de la séance de cinéma lemaîtrienne ou des happenings Fluxus. Dans ce climat particulièrement tendu, qui suivait les attaques pertinentes lancées contre un art contemporain hégémo
nique, officiel et académique (sans parler de sa suffisance), rien n'était plus salutaire que d'inscrire cette problématique théâtrale dans sa propre historicité. Crise de la représentation ? Oui ! Et après ?
C'est une telle interrogation qui est l'origine de la manifestation
A theater without theater organisée sous la houlette de Manuel Borja-Villel et de Bernard Blistène (d'abord au MACBA de Barcelone, puis au Musée Berardo de Lisbonne avant de traverser l'Atlantique pour le Walker Art Center de Minéapolis) en proposant de réfléchir à un théâtre sans théâtre, étendu hors des limites d'une théâtralité héritée, de ses codes, de ses impératifs textuels et scéniques. En reprenant les contributions Dada du cabaret voltaire, des futuristes russes et italiens jusqu'aux performances Fluxus et aux installations développées par les artistes contemporains, on comprend combien la modernité a fait de la transversalité des arts, et de l'élargissement permanent de leur sphère d'action une nécessité, quitte à y perdre justement la théâtralité, la plus-value du spectacle d'un art total jouant sur toutes les ressources des arts particuliers qu'ils convoque en un acte unique et ultime. Les lettristes sont donc naturellement représentés (Isidore Isou, Maurice Lemaître et Roland Sabatier) dans la mesure où il s'agit sans doute après la seconde guerre mondiale du seul mouvement qui se soit attaché à comprendre le fait théâtral comme art (et non comme espace mythique transgressif et/ou régressif à la Artaud ou à la façon des Actionnistes, ni comme éloge du banal et du fortuit, du non-art, avec l'anti-art des Fluxus). Dés le Tome 1 des Fondements pour la transformation intégrale du théâtre (Bordas, 1953) Isou, prenant acte d'une crise de la représentation travaillant l'ensemble de la modernité artistique, entendait dépasser le grand désordre Dada pour offrir de nouvelles propositions dramatiques témoignant d'un souci permanent de prendre en compte tous ses aspects (corps des acteurs, texte, environnement visuel et sonore...). L'introduction de la danse, de la gymnastique, dans le cadre de la représentation ne cherche pas à supprimer un texte devenu obsolète mais à déployer leur plus-value artistique à côté du texte devenu lui aussi autonome (principe de la discrépance déjà appliqué par Isou et Lemaître au cinéma). Le hors-spectacle, la vie quotidienne, à l'instar du ready-made dans l'art sont en effet les limites que l'avant-garde s'est efforcée de dépasser dans un projet politique de lutte contre la division du travail artistique (art/non-art) et du temps social (travail/loisirs). Les lettristes ont élaboré une autre culture faite des ruptures dans la modernité qu'ils provoquent et de la continuité classique qu'ils perpétuent ; dans le schéma amplique/ciselant les arts ne meurent que pour renaitre, réunis sous une forme totale ("la cathédrale des arts" formulée par Isou dès ses Memoires sur les forces futures des arts plastiques et leur mort, Ur, 1950) et non pour céder la place à une "vraie vie" décidément introuvable. Que l'anecdote ne soit pas le fin de l'histoire théâtrale, ni la réplique ou le monologue, permet d'en réinventer la pratique en y inscrivant les lignes de perspective offertes par l'audiovisuel, les corps des acteurs, l'architecture, le mime, la danse... Le catalogue rend compte de ces liaisons clandestines entre art(s) et théâtre et des tentatives réalisées par ce dernier tout au long du XXème siècle, via le lettrisme, Fluxus, les actionnistes, Ben ou Beuys, pour échapper à sa condition littéraire. Le catalogue se clôt sur les années 80 ; cette date doit être considérée comme emblématique car depuis la division sociale du travail a certes été brisée, non au profit de la société sans classe mais de celui de l'entertainment généralisé, de la "télévision réalité" qui dissout les frontières entre public et privé, fiction et réalité ; désormais le happening est permanent, la mise en scène continuelle... et plus que jamais le théâtre doit reconquérir un public et une légitimité, non en se faisant la chambre d'écho pathétique de "la violence du monde" comme Jan Fabre le souhaitait mais en s'assumant pleinement comme fait artistique, espace d'invention et d'expérimentation en quête de nouvelles formes.
Je recommande vivement de consulter sur le site www.lelettrisme.com la rubrique Arts du spectacle pour en savoir plus sur les propositions et les oeuvres des lettristes en ce domaine.





lundi 28 janvier 2008

Jacques Spacagna aller et détours


Archives F. Conz : Vicco Quadrelli 7, 37129, Verona Italy

A l'initiative de Francesco Conz
et sous la plume avertie autant que documentée de frédéric Acquaviva vient d'être publié un ouvrage consacré à Jacques Spacagna (1936/1990). Compagnon de lutte précoce à une époque où le lettrisme tenait plus du cénacle que du groupe, externe convaincu et poète impeccable, il va faire sienne l'aventure hypergraphique et donner à la peinture lettriste son style baroque ("baroque ensembliste" pour reprendre l'expression de Michel Tapié) avant de rompre en 1972 avec Isou. Si ce livre évoque la période lettriste notamment à travers les témoignages de Roberto Altmann dont il fut dans la pratique très proche, de Maurice Lemaître (qui lui a dédié une oeuvre), Roland Sabatier ou Alain Satié, il s'intéresse plus particulièrement aux deux dernières années de sa vie. En effet, à l'occasion de la rétrospective le Demi-siècle lettriste en 1988 à la galerie 1900/2000 à Paris, Francesco Conz, mécène et collectionneur des Fluxus mais aussi initiateur de nombreux projets visant à promouvoir l'avant-garde (sérigraphies et pianos d'artistes...) rencontre Spacagna et l'invite chez lui en Italie.

Durant deux ans, celui-ci va fournir un travail impressionnant, alors qu'il semblait avoir abandonné la peinture, témoignant du "potentiel énorme" de l'artiste déjà signalé en d'autres temps par le critique Michel Tapié. Potentiel insuffisamment exploité en raison d'une existence faite de discontinuités et de ruptures (la maladie, l'alcool...) mais aussi de renocontres décisives, fécondes et stimulantes. Spacagna semble toujours trouver spontanément sa ligne et sa respiration dans le cadre d'une solidarité créatrice, d'une mutualisation des forces et des gestes comme en temoignent la proximité exemplaire qu'il entretint dans la pratique avec Altmann et ses nombreuses oeuvres "polyphoniques" (avec Aude Jessemin, Myriam Darell....).

Son oeuvre est d'autant plus à redécouvrir que c
ertains aspects en restent peu connus : le livre comme objet apparait comme la terre promise et élective de son trait et de sa ligne hypergraphiques si aisément reconnaissables, qu'il s'agisse de ses poèmes ou des textes de Joyce ou Cummings. Pas de grandes oeuvres au final au sens physique du terme (si on excepte les sérigraphies réalisées chez Conz), peu de peintures au sens académique (toile sur châssis) mais une multitude de dessins et de livres d'artiste, un préférence manifeste pour le papier au détriment de la toile dont l'ouvrage de Frédéric Acquaviva nous offre une précieuse et remarquable introduction.


























vendredi 11 janvier 2008

LA NARRATION A L'HEURE INFORMATIQUE

J'ai publié comme précédent post un texte de Jean Pierre Palde qui pose de manière très intéressante et dans un souci de création/production les rapports du texte avec l'émergence des nouvelles technologies et du multimédia : qu'en est-il de la littérature comme tradition textuelle héritée de Guttenberg au moment où la communication se complexifie et voit ses conditions historiques bouleversées par la généralisation d'innovations technologiques (inter-activité théoriquement illimitée du support informatique, prolifération des codes, des langages et des systèmes, grammaires nécessairement plurielle de cette nouvelle donne de la communication...). Sa réflexion manifeste un souci de mettre en perspective d'un point de vue historique les conditions de la production du fait littéraire et de formuler les espaces ainsi libérés où se jouent de nouvelles chances de création. Même si l'article ne fait pas explicitement référence à la notion d'avant-garde, il inscrit sa démarche intellectuelle en prenant acte des tentatives "spatialistes et lettristes", de l'Oulipo... bref d'une sortie progressive du livre imprimé effectuée par les avant-gardes au profit d'un éparpillement fécond vers le visuel et le sonore. Le support informatique a radicalisé et accéléré ce mouvement qui lui est pourtant antérieur en offrant des possibilités matérielles sans précédent à la recherche et à la création. Les catégories opératoires mises en avant par Jean Pierre Palde rejoignent ainsi une partie des recherches et apports du lettrisme ; derrière les appellations de littératures "participatives, hypertextuelles, spectaculaires", je retrouve en partie les théories qu'Isou avait développées sous les noms de "supertemporel, d'hypergraphie ou d'interparticipant" ; il n'est qu'à relire AMos ou introduction à la métagraphologie pour prendre la mesure de l'actualité multimédiatique du lettrisme. Les planches de Gabriel Pomerand donnent un aperçu de ce Gai savoir lettriste dans ses premières oeuvres, les oeuvres narratives de Roland Sabatier et d'Alain Satié publiées dans le cadre des Editions Psi (http://www.lecointredrouet.com/lettrisme/psi/PSI.pdf) viennent comme les authentiques créations d'une littérature contemporaine (expression totalement dépourvue de substance autant dans les supermarchés du livre que dans les officines des "belles lettres") qui est aujourd'hui confinée aux marges de l'industrie littéraire et culturelle. Medium is the message affirmait Marshall Mc Luham mais nous savons désormais que cette proposition est incomplète et que la création a besoin de plus que d'un support même si ce support modifie radicalement les conditions de l'expression artistique ; on reconnaitra là la raison profonde de la polémique entre les lettristes et les tenants de la poésie sonore, post-lettriste qui cherchaient à se renouveler en s'appuyant davantage sur les possibilités mécaniques des nouveaux matériels d'enregistrement et de restitution sonore.
Leçon paradoxale qu'il faut tirer de la réflexion passionnante de Jean Pierre Palde : le tapage médiatique qui entoure la publication des romans guttenberguiens toujours plus nombreux et rivalisant de conformisme narratif est à la mesure du peu d'espace dont dispose toute autre offre artistique. Dans le circuit traditionnel de l'édition ces littératures multimédiatiques n'ont aujourd'hui ni place ni débouché, ni réel relai institutionnel (d'où par exemple les difficultés d'un éditeur comme AL Dante) si ce n'est dans les voisinages de l'art contemporain. Le Web reste pour l'heure l'espace électif où se construisent ces nouvelles voies pour la fiction.

jeudi 10 janvier 2008

LE LIVRE EST TOUT LE PROBLEME de Jean Pierre Balpe

Texte trouvé sur http://transitoireobs.free.fr/
Laboratoire Paragraphe Université Paris8 2, rue de la Liberté F-93526 Saint-Denis Cedex 02 jbalpe@away.fr

RÉSUMÉ. La recherche de nouvelles écritures est confrontée à des obstacles, au premier rang desquels figure le livre et ses conventions héritées de 536 années d’existence. Pourtant, la littérature est largement indépendante de ce médium spécifique qu’est le livre, comme nous le rappellent les traditions ancestrales de l’oralité ou les recherches contemporaines de l’Oulipo. L’incursion de l’ordinateur dans la littérature a pour mérite majeur de l’avoir affranchie du carcan du livre, l’éclatement des repères usuels ayant pour l’essentiel réintroduit toutes les dimensions du jeu dans l’espace littéraire. Ce nouveau médium émancipe ainsi des possibilités d’expression qui ouvrent de nouveaux espaces de production, de la poésie cinétique aux littératures combinatoires, participatives, hypertextuelles, génératives ou spectaculaires, sans compter les formes inédites encore à paraître.

1. Introduction

Le livre EST le problème ; le livre est tout le problème... ou plutôt l’industrialisation du livre et tout ce que, dès son origine, elle implique et qui, peu à peu, s’enchaîne dans un ensemble de dispositifs de plus en plus contraignants : la standardisation, le formatage, les conventions, les collections, le marketing, les publics, les critiques, les auteurs, les autorités et les genres... Depuis Gutenberg et sa fondation d’une imprimerie à Mayence en 1465 (ses bibles déjà « formatées » à quarante-quatre ou trente-deux lignes), depuis 536 ans donc, livre et littérature sont en effet devenus homothétiques au point que nous avons quelques difficultés à les distinguer comme si la littérature ne pouvait avoir d’autre médium que le livre, comme si le livre était ce médium auquel la littérature donne ses lettres de noblesse. C’est évidemment aller un peu vite en besogne.

2. Indépendance de la littérature

Vis-à-vis du livre En effet, la littérature, comme nous le savons tous même si nous ne voulons pas toujours accepter les conséquences de ce savoir, existait bien avant le livre et, dans beaucoup de régions du monde encore - mais notre ethnocentrisme culturel occidental nous aveugle souvent - existe sans aucun recours au livre. Pour une bonne part de son histoire, pour une bonne part de son extension géographique, la littérature est orale ou présentée sur des supports très différents du livre (imaginez un instant ce que signifie une littérature transcrite sur des tablettes d’argile ou des plaquettes de bambou et tirez-en toutes les conséquences...). Dans ces cadres, la littérature se manifeste essentiellement comme des « instants » de texte, instants éphémères, volatiles, changeants, variants... contextualisés. On ne peut, par exemple, comprendre les effets de ce que l’on appelle « les religions du livre » sans prise en compte de cela : le texte sacré, celui qui porte la parole divine, est celui qui, pour ne pas varier, s’officialise ; celui qui, à l’inverse des textes profanes, doit être transmis tel quel, sans variation aucune, et pour cela exige un entraînement spécifique, parfois même la dévotion d’une vie entière. Néanmoins, la littérature est largement indépendante de ce médium spécifique qu’est le livre.

3. Littérature et oralité

Je ne veux pas ici approfondir ce que cette simple constatation change dans la plupart de nos théories - et notamment dans les plus récentes - du fait littéraire : imaginez simplement ce que pouvait être une lecture de poésie à la cour d’Henri III, à Fontainebleau, vers 1660 : avant d’être un texte - au sens où nous l’entendons aujourd’hui d’objet fixe, immuable, vérifiable, analysable...- la poésie est d’abord une voix, un accent, une présence, un jeu sonore et, le plus souvent, un environnement musical, car le recours au texte proprement dit est difficile, voire impossible. Comme nous le savons tous pour avoir assisté à des lectures publiques faites par des auteurs ou des comédiens, le texte public est inséparable des diverses formes de contextualisation de ses lectures. Or l’intérêt du livre - la caractéristique qui en a assuré le succès - est justement dans ses capacités de décontextualisation : le même texte partout et toujours le même (du moins est-ce la vulgate généralement admise donc partiellement fausse comme toute « vulgate », mais je n’ai pas le temps de m’étendre sur ce point). En tout cas, on voit bien où cela nous mène... Un des grands mérites de l’Oulipo est justement d’avoir montré - notamment par sa redécouverte de ce que ses membres ont appelé des « plagiaires par anticipation » - combien ce lien est culturellement daté, combien, tout au long de l’histoire du littéraire, la littérature a multiplié les recherches d’approches différentes, que ce soit chez un Jean Meschinot, un Quirinus Kühlman, plus récemment un Butor, un Saporta, etc... mais aussi par le maintien, la vivacité de tout un pan de textualisation liant littérature et oralité. Mais le livre était le problème car, par ses caractéristiques techniques, il n’était pas à même de les accueillir.

4. Littérature et ordinateur

L’apparition de l’informatique, plus exactement de l’ordinateur, que sur ce plan on peut considérer comme un médium, remet en cause cette occupation de l’espace littéraire, notamment parce qu’elle permet de repenser totalement les relations du texte et du contexte, et ce jusque dans leurs conséquences les plus extrêmes : désormais un texte peut ne plus être cet objet fermé d’un tissage de langue voulu - ou présenté comme - définitif et immuable, mais au contraire un objet, sur plusieurs de ses aspects, mobile et plus ou moins étroitement lié à son contexte d’apparition. Cette recontextualisation du texte est d’autant plus riche de possibilités que, par sa nature, la modélisation informatique, qui n’est rien d’autre que l’alphabet de l’ordinateur médium, parce qu’elle s’appuie sur une réduction drastique de sa symbolique, ne fait plus aucune distinction entre des modalités d’expression qui, jusque-là, étaient « par culture » rigoureusement séparées : le texte est du son comme le son est de l’image et l’image du texte et/ou de l’espace et/ou du temps et/ou du mouvement et/ou du relief, etc... Or ce médium, parce qu’il occupe désormais sur le terrain des objets de diffusion une place de plus en plus grande, est destiné à devenir aussi répandu, aussi « populaire » que l’a été le livre. La littérature se trouve alors comme libérée du livre. Toutes les contraintes qui, par l’effet des dispositifs techniques du livre, pesaient sur elle se trouvent d’un coup levées et émancipent des possibilités d’expressions qui, jusque-là, se trouvaient cantonnées du côté des « curiosités » littéraires - à chaque tentative, réinvention d’un autre type d’objet livre ne pouvant qu’échouer devant les contraintes de l’édition industrielle - comme les livres de bibliophiles ou d’artistes, comme les tentatives spatialistes, lettristes, vidéo et bien d’autres encore... Non seulement les frontières se trouvent abolies, mais les rapports aux territoires du texte sont totalement bouleversés. Encore une fois, j’éviterai, ici et aujourd’hui, de développer tout cela. D’autant que je n’ignore pas que certainement, pour beaucoup d’entre vous, faute d’une connaissance personnelle de ce qui se passe dans le champ de la littérature « saisie par l’ordinateur », tout ceci doit paraître bien abstrait, pour ne pas dire théorique. La domination du livre en effet est telle qu’accéder à des productions littéraires pour médium informatique n’est pas un réflexe culturel aussi naturel que celui d’ouvrir les pages d’un roman quelconque : le livre a ses réseaux de production, de diffusion, de promotion, de vente qui lui donnent une importance telle qu’elle aveugle presque totalement ce qui, dans le champ du littéraire, se passe ailleurs. Pourtant, la littérature « saisie par l’ordinateur » existe, de plus en plus riche, de plus en plus variée, de plus en plus créatrice, de plus en plus inattendue par rapport à ce qui était jusque-là considéré comme « littéraire ». Elle ouvre à l’espace de la littérature - qui à mon sens en avait bien besoin... - une infinité de nouvelles perspectives qui apportent un souffle créatif renouvelé aux productions littéraires, mais également changent, parfois du tout au tout, les rapports du texte - mais peut-on toujours appeler cela un texte ? - à son lecteur.

5. Nouveaux espaces de production littéraire

Je ne citerai que quelques exemples vous renvoyant pour le reste à votre propre curiosité.
- La poésie dynamique, cinétique, sonore qui, grâce à l’ordinateur et notamment à la diffusion sur Internet a retrouvé une créativité extraordinaire. Il suffit, pour s’en assurer, d’entrer dans des sites comme ceux des revues Tapin ou Akenaton ou Doc(k)s et, à partir d’elles, parcourir le vaste ensemble des sites consacrés à ces écritures poétiques (www.multimania.com/tapin ou www.sitec.fr/users/akentondocks). En présenter des œuvres « sur papier » est évidemment très réducteur, mais c’est peut-être le moyen que ces œuvres existent, comme par exemple dans les créations de Haroldo De Campos, un poète brésilien ou de Julien Blaine, de Philippe Bootz ou de nombreux autres encore...
- Les littératures « participatives » dont les Moos et les Muds sont les exemples les plus connus, mais qui regroupent également quantité d’œuvres impliquant le lecteur dans un échange plus ou moins riche, plus ou moins complexe avec les auteurs : « Non » roman de Lucile de Boutiny ou mon récent « Mail-roman ».
- La littérature combinatoire dont l’un des exemples les plus représentatifs est certainement « Cent mille milliards de poèmes » de Raymond Queneau. Citons également « Mémoires d’un mauvais coucheur » de Bernard Magné ou « Syntext » du portugais Pedro Barbosa qui, pour l’essentiel, joue sur les capacités d’une structure donnée à proposer une infinité de textes de surface, mettant le lecteur en position d’analyste de l’œuvre qu’il est en train de lire.
- La littérature hypertextuelle illustrée notamment par « Afternoon a story » de Michael Joyce, mais représentée aussi par le cédérom de François Coulon « 20 % d’amour en plus », Jim Rosenberg (Diagrams) ou encore les nombreuses publications que l’on peut trouver sur le site d’Eastgate System et dont l’intérêt principal, bien au-delà de ce que l’on nomme l’interactivité, est d’intégrer le lecteur comme composante du contexte de l’œuvre avec tout ce que cela suppose de « jeu » sur l’interprétation, les places respectives de l’auteur et du lecteur, etc...

6. Littérature et jeu

Ce champ de recherche d’écriture, pour l’essentiel, représente ce que d'aucuns appellent de façon assez réductrice les « fictions interactives », considérant que ce qui s’y met en jeu est de l’ordre du choix des parcours dans une fiction considérée, à la suite des structuralistes, comme une suite ordonnée d’événements. Or ce qui s’y manifeste est bien plus que cela. C’est la réintroduction, dans un espace littéraire jusque-là rétréci et figé par la matérialité du livre, de l’ensemble des possibilités de « jeu » à cinq des significations que ce terme possède en français :
- le jeu comme engagement intellectuel d’un joueur qui, à chaque fois, approfondit sa compréhension des règles qui le sous-tend et, parfois, peut aller jusqu’à la compétition ;
- le jeu au sens instrumental du terme, c’est-à-dire l’utilisation, à des fins d’expression personnelle, d’un instrument conçu et construit par d’autres ;
- le jeu au sens d’espace plus ou moins libre permettant le mouvement des pièces d’une machine où intervient la notion essentielle d’aléatoire ;
- le jeu au sens théâtral du terme, c’est-à-dire l’implication psycho-corporelle d’un lecteur dans le texte produit par un autre ;
- le jeu au sens de diversité des formes que peut revêtir un ensemble créatif, la mise au premier plan de la variation, du même et du différent...

7. Littératures hors livre

La reprise en compte, grâce au médium numérique, de l’ensemble de ces possibilités ouvre de très nombreuses possibilités d’expressions qui projettent définitivement la littérature hors du livre et en font un espace à nouveau ouvert comme le montrent d’autres types de productions littéraires, par exemple :
- La littérature générative, dont je suis un ardent promoteur, qui a pour particularités de proposer la lecture d’une infinité de textes sur un thème donné ou une infinité de variations autour de la conception d’une œuvre donnée comme on peut en lire sur divers sites dont www.labart.univ-paris8.fr ou celui de l’écrivain français Maurice Regnaut ou www.trajectoires.com pour ce qui concerne mon roman « Trajectoires ».
- La littérature que je propose d’appeler « spectaculaire » où le texte, génératif, interactif, dynamique, se combine en temps réel avec d’autres propositions : danse, théâtre, musique, opéra... pour produire, à chaque participation ou représentation, des propositions originales : « Trois mythologies et un poète aveugle » avec Jacopo Baboni-Schilingi, Henri Deluy, Joseph Guglielmi ; « Labylogue » avec Maurice Benayoun et Jean-Baptiste Barrière ; « MéTapolis » avec Jacopo Baboni-Schilingi et Miguel Chevalier ; « Barbe Bleue » avec Michel Jaffrennou et Alexandre Raskatov... Le texte devient un élément constitutif d’un spectacle dans lequel, à des degrés divers, le spectateur - le « percepteur » comme je propose de l’appeler pour pointer cette neutralisation des médias...- devient partie prenante... Tous ces exemples ne suffisent cependant pas, et il aurait fallu évoquer ici toutes les expérimentations que des écrivains - y compris parmi ceux considérés comme « classiques », de Stephen King à François Bon en passant par Jacques Jouet ou Renaud Camus... - explorent, en ce moment même, sur Internet : works in progress, ateliers d’écriture, œuvres participatives, collaborations à des degrés divers... toutes propositions montrant à l’évidence que le médium ordinateur est en train, sous nos yeux, de faire éclater les repères habituels qui ont défini la littérature dans son rapport étroit au livre pour les générations qui nous précèdent.

8. Conclusion et perspectives

Désormais, la littérature est définitivement sortie du livre. Le texte - du moins ce que l’on a l’habitude de désigner ainsi - abandonnant ce volume étroit, étriqué même, avec ses conventions si habituelles que nous les avions ignorées en tant que telles, conquiert de nouveaux espaces, y gagne de nouvelles libertés, y découvre des possibilités d’expression inédites et, avec elles, une nouvelle vitalité qui en fait un territoire jeune, certes encore un peu confus et désordonné, mais par suite foisonnant, cherchant à mettre en place un nouveau dispositif dont tous les acteurs - auteur, lecteur, éditeur, diffuseur... - doivent réinventer leur rôle. L’e-book n’est peut-être que le dernier signe de résistance car tout indique que, demain, la littérature envahira tous les écrans, que ce soient ceux des salles de spectacle, ceux qui rythment les activités citadines ou ceux qui, demain peut-être - mais je ne crois pas que ce soit là un délire de science-fiction - constitueront les murs virtuels de nos appartements. L’histoire littéraire nous ayant amplement montré que la littérature dépend, dans ses formes et ses thèmes, de l’ensemble des éléments constitutifs de son dispositif (la littérature épique, par exemple, est étroitement liée à ses formes orales, le roman aux contraintes concrètes du livre...) qui, aujourd’hui, peut prédire de quoi elle sera faite et vers quels horizons inédits elle conduira ses lecteurs ? (...)

LA LITTERATURE DE DEMAIN : prose métagraphique de Gabriel Pomerand (1950)



JUSQU'AU DERNIER SOUFFLE/JUSQU'AU DERNIER SON


L'année 2008 s'ouvre par le décès d'Henri Chopin ; défenseur d'une poésie "sonore" dans le sillage de Dufrène et Wolman, il reste un "passeur" considérable qui via sa revue-disques OU-cinquième saison a permis de fédérer une multiplicité de pratiques et d'expériences mais aussi de renouer avec quelques grands prédécesseurs et pionniers. Frédéric Acquaviva lui a consacré une émission sur France Culture en 2005 Henri Chopin la sonore dont on espère qu'elle sera pour l'occasion rediffusée. Le numéro 162 des Cahiers du refuge du CIPM offre une introduction fort documentée à son oeuvre dont on peut découvrir de nombreux extraits sur Ubuweb (http://www.ubu.com/sound/chopin.html).
On écoutera avec profit d'ailleurs les pièces d'Isou et de Lemaître qui sont référencées sur ce site.