dimanche 16 décembre 2018

MOUVEMENT DES GILETS JAUNES : ACTE V ET APRES ?

Dans la dramaturgie classique, tout, comédie ou tragédie, doit se jouer en cinq actes ; le mouvement des gilets jaunes n'échappe pas à cette règle même si on doit lui reconnaître d'avoir su éviter les poncifs de ces deux genres et leurs avatars ; la violence insurrectionnelle et policière n'a pas eu le dernier mot, le pouvoir politique débordé par cette contestation inédite dans son expression a fini par se résoudre à lâcher quelques concessions, à suspendre sine die une politique certes ambitieuse mais devenue illisible. Certains ont noté qu'il y avait là plus qu'un virage, mais une véritable réorientation d'un quinquennat jusque là attaché à provoquer une relance économique par l'offre. Ne rêvons pas. Les concessions improvisées par le Président lui permettent sans doute de gagner du temps, d'arrêter un moment une contestation qui rencontrait une réelle sympathie dans l'opinion, du jamais vu depuis 1995. L'ingénierie bureaucratique promet quelques différés et de nombreux couacs. Nous les verrons très vite. Mais cette aventure ne s'arrêtera pas tant que les problèmes que ces gilets jaunes ont portés dans l'espace public, à tous les ronds-points de France, n'auront pas trouvé de réponse satisfaisante et durable. Le pouvoir, qui a tant tablé comme argument électoral, sur l'idée de réforme, de transformation et surtout de progrès ne peut se satisfaire de cette baisse de régime de la contestation, prévisible après 5 semaines de mobilisation, hors de toute structure, sans aucun appui. Nul doute que le Président, pris au piège d'une dynamique qui a pourtant porté son propre mouvement La République en Marche, n'a d'autre souci à l'heure actuelle que de répondre à "l'état d'urgence économique et social" qui visiblement lui avait échappé jusque là. Car cette première bataille en 5 actes, en annonce d'autres, sous des formes différentes sans doute (la question de listes Gilets Jaunes européennes semble poindre) ; c'est le moment, de fournir un état des lieux de la contestation et de ses opposants, de prendre la mesure d'une révolution en marche qui n'est ni une "farce" pour reprendre la formule de Marx ni heureusement une tragédie comme le mouvement ouvrier en a connu tout au long du XIXème siècle.

Ce qui frappe d'abord chez les Gilets Jaunes, c'est le procès de toutes les médiations politiques et médiatiques mené en permanence comme si par principe était refusée toute forme d'organisation hiérarchique. On s'étonne que la gauche sénile incarnée ici par un Daniel Cohn Bendit (mais La Règle du Jeu, Lobs n'étaient pas en reste pour cracher avec élégance sur ce mouvement I C I/I C I/ et L A) bien fatigué ait pu voir dans ce mouvement un penchant inquiétant pour une solution "autoritaire". Leur anarchisme fondamental les condamne pour l'instant à l'impuissance et à l'inefficacité mais combien de décennies a-t-il fallu au mouvement ouvrier, combien de révoltes écrasées, avortées, de morts pour qu'il puisse s'organiser et peser de manière efficace dans le non dialogue social de l'époque ? A l'heure du numérique et des réseaux sociaux, soyons optimistes et gageons qu'il leur faudra moins de temps et de morts pour parvenir  à asseoir dans une forme solide des revendications qui rencontrent un écho bien au delà de leur mouvement. Mais leur défiance est à la mesure d'une défaillance de la représentation politique et de ses interlocuteurs médiatiques. Depuis trop longtemps des pans entiers de la société sont sortis du jeu électoral qu'ils observent indifférents en spectateurs désabusés. Le Président pensait sans doute que pour séduire ces catégories modestes, sorties des radars de l'urgence politique, il suffisait d'afficher ostensiblement son goût pour le Foot-Ball à l'occasion de la coupe du monde, ou son admiration pour le chanteur Johnny Halliday dans un discours dithyrambique prononcé le jour de ses obsèques, visiblement ce peuple souvent caricaturé a d'autres attentes. L'entre-soi politico-médiatique disqualifie ceux et celles qui n'en partagent ni l'agenda ni le langage ; il ne s'agit pas ici de justifier l'hostilité des manifestants à l'encontre de certains médias d'informations en continue, mais la manière dont la presse puis les canaux audiovisuels habituels ont  dans un premier temps rendu compte de ce mouvement, entre "stupeurs et tremblements", pour le disqualifier à l'aide des mots-pièges attendus ("populisme"), est à la mesure d'une fracture devenue béante entre ceux qui valident l'ordre des choses et les pouvoirs établis et ceux pour qui cet ordre et ces pouvoirs représentent le problème par excellence.  Tout se passe comme si la presse n'était plus là pour interroger l'ordre du monde mais pour le garantir et le défendre ("ce qui est bon paraît, ce qui paraît est bon" Guy Debord). Presse, médias et politiques sont confondus dans une même détestation par ceux-là mêmes qui y voient un pouvoir légitimant qui se passe de leurs suffrages et obéit à d'autres priorités. Voici des médiations qui ne servent plus de relais entre le monde social complexe et les citoyens, les élus, voici donc des représentants qui oublient que leur mandat les oblige à porter et à défendre les demandes, les intérêts, les exigences de leurs concitoyens. La démocratie représentative est en crise, Rosenvallon en a fait la matière d'une suite d'ouvrages brillants, et Ségolène Royal voyait il y a encore peu la démocratie participative comme une alternative à cette situation critique. Les prescripteurs d'opinion et les politiques en appellent à la représentation comme si hors d'elle il n'était pas de vie démocratique possible, ils s'empressent en conséquence de dénoncer comme un "danger" le mouvement des gilets jaunes... et si c'était le contraire qui était vrai, si ce mouvement était l'occasion de poursuivre une aventure, celle de la démocratie, dont la forme "représentative" et "républicaine" ne constitue pas le fin mot, et sur laquelle l'esprit critique est sommé de ne pas se prononcer. Certains heureusement ne s'en privent pas et avec des mots acides qui font mouche à chaque phrase (I C I)
Beaucoup ont fait un rapprochement avec mai 68 pour en souligner toutes les différences ; le contexte économique d'abord (elle est loin la croissance, et ses généreuses marges de manœuvre), le caractère dispersé, et presque non parisien de ce mouvement social se déclinant plutôt aux sorties des villes, l'appartenance à L'Union Européenne et ses impératifs (déficit public maîtrisé), l'intervention tardive des étudiants et des lycéens alors qu'en 68 ils étaient l'avant-garde, les réseaux sociaux... C'est Gérard Mordillat (LA BEAUTE ET LES HUMILES) qui a sans doute eu les mots les plus justes pour dire tout ce qui sépare les journées de décembre 2018 des utopies de mai 68, voilà qui démontre avec brio que toute vieillesse n'est pas un naufrage... Mais il est un point qui rapproche indubitablement ces deux moments ; ici comme là, des hommes et des femmes, pris dans des routines infernales ont cessé de fonctionner, de jouer le jeu des obligations sociales ; ces ronds points où personne ne s'arrête jamais, qu'empruntent les automobilistes pour honorer leurs obligations professionnelles, ont été investis et donc subvertis, des individus atomisés jusqu'à l'absurde (comment ne pas penser à ce slogan de 68 "perdre sa vie à essayer de la gagner"), ont recrée sur ces points une forme élémentaire et inattendue de sociabilité, une micro-place publique où chacun a pu venir décliner ses doléances et ses colères, partager et construire un espace commun, une solidarité dans l'action et dans la conscience d'une communauté d'expérience (à lire pour les abonnés au Monde le très bon papier de Florence Aubenas I C I) ; ce sont là des moments infra-politiques mais qui possèdent plus de sens politique que tous les exposés brillants qui font l'ordinaire des cours dispensés à Sciences_Po ou à l'Ena. Il faut donner maintenant à cette expérience collective les mots, les concepts et les perspectives du Politique...
Les contre-feux de la réaction n'ont pas manqué ; de manière récurrente revient le spectre du Rassemblement National à la manoeuvre en coulisse... Comme dirait l'autre, il y a les bons et les mauvais complots... Les dérapages montés en épingle dans la novlangue médiatique "homophobes, racistes, sexistes, antisémites" sont venus comme les preuves du caractère liberticide voire démoniaque de ce mouvement qui attaquait aussi frontalement la représentation politique ("Macron démission") et l'univers de la noblesse médiatique, ses petits marquis courroucés. Sur la question de l'extrême droite je crois qu'il faut prendre au sérieux les propos terribles de Christiane Taubira sur la "responsabilité de la gauche" (I C I) dans la colère des gilets jaunes ; la gauche institutionnelle a depuis longtemps laissé pour morte la question sociale, c'est sans doute l'aspect le plus étonnant du Rassemblement National que d'avoir remplacé le Parti Communiste dans sa fonction tribunitienne, et d'avoir cristallisé le mécontentement des gens modestes, sans voix, désormais sans importance pour une gauche de notables. Là où je vis et travaille, j'ai pu aussi constater que des français issus de l'immigration n'étaient pas insensibles aux thèmes du Front National nouvelle mouture. A chacun son paradigme et ses succès ; Le Président ne cesse de se présenter comme un rempart démocratique contre tous les populismes, La France insoumise et le Rassemblement National jouent de leur côté à fond l'opposition des élites contre le peuple avec un succès inégal (désolé mon cher jean-Luc...).  J'ajouterais reprenant en cela les propos de Mordillat qu'un mouvement social se caractérise par une mise en mouvement de la société dans toute sa diversité autour de points de revendication partagés ; qu'il y ait des propos "sexistes ou homophobes" n'est donc pas un surprise, ce qui est surprenant c'est de les grossir jusqu'à en faire un critère de délégitimation qui entend passer sous silence le caractère autrement plus significatif d'une critique de la représentation politique instituée. J'ai relu les slogans immortalisés de mai 68, "ne dites pas monsieur le professeur, dîtes crève salope" et tant d'autres qui suintent aussi leur lot de masculinisme ordinaire, je sais ce que voulaient les étudiants de Nanterre (accéder aux dortoirs des étudiantes), je n'ai jamais su ce que voulaient les étudiantes, sans doute là comme ailleurs elles devaient être "belles" et se taire ! Mais ce sexisme d'ado attardé dans les slogans et l'iconographie ne disqualifie en rien ce formidable laboratoire politique que fut la "commune" de la Sorbonne en 68.  Que ces censeurs sourcilleux ouvrent les yeux ; les femmes sont étonnamment très présentes dans le mouvement des gilets jaunes et pas comme des seconds couteaux. Voilà qui devrait faire réfléchir nos plumitifs ahuris ! Enfin, le moment révolutionnaire est justement cet instant qui défait tous les acquis antérieurs pour fédérer des hommes et des femmes qui une semaine auparavant se seraient sans doute totalement ignorés ; sur la barricade au moment du combat, on ne demande pas à celui qui se tient à vos côtés s'il est vegan ou pas, s'il est pour le mariage pour tous, s'il est de gauche ou de droite... une forme nouvelle de fraternité tient ceux là mêmes que tout peut être hier encore opposait. Cinq semaines de conflit ont permis de décanter les choses ; si beaucoup de gilets jaunes sont réfractaires pour l'instant aux formes traditionnelles et institutionnelles de la vie politique, si beaucoup parmi eux ne veulent rien entendre des syndicats ou des partis, deux sensibilités a priori contradictoires se font jour peu à peu, un pôle plutôt "droitier" porté par le groupe Les Gilets Jaunes libres et un pôle libéral, égalitaire et solidaire brillamment représenté par les gilets jaunes  de La France en colère réunis devant l'opéra ce samedi et dont je ne peux que soutenir les revendications ; c'est en vain qu'on s'amusera à les opposer, comme on pourra demain trouver mille nuances parmi d'autres sensibilités des gilets jaunes, c'est un mouvement d'outsiders qui fait exploser les cadres habituels du dialogue et du conflit social, ils se séparent de toutes les procédures, stratégies, jeux d'alliance connus ; il faut donc voir qu'ils peuvent se rassembler autour d'une plateforme commune revendicative, malgré tout ce qui peut par ailleurs les séparer, en l'occurrence, une critique de l'Etat, de sa fiscalité, de son efficacité et de son coût, une défense de la valeur/travail comme condition de l'autonomie, une exigence de justice sociale... tous ces points peuvent largement être débattus par l'ensemble de la société : quel état providence au XXième siècle, quel modèle social ? ce n'est pas une défense réactionnaire de situations acquises mais bien une demande de réformes qui touchent tous les aspects de la vie économique et sociale. Ce sont les invisibles de la mondialisation heureuse qui entrent en lutte pour exister, pour abolir l'univers de la survie quotidienne à laquelle le jeu politique les condamne. La gauche saura-t-elle s'en emparer ou laissera-t-elle à Emmanuel Macron  la tache ardue de mener cette "révolution" jusqu'au bout ? A suivre....






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