samedi 7 mars 2015

CREATION D'un observatoire des RADICALITES POLITIQUES



La fondation Jean Jaurès vient de se doter d'un Observatoire des radicalités politiques dirigé par Jean Yves CAmus (spécialiste de l’extrême droite en France). Et c'est une heureuse nouvelle ! Une telle instance manquait cruellement à l'action publique alors que le gouvernement actuel, peu différent du précédent en la matière, ne cesse d'afficher un volontarisme policier, qui ne permet en rien de comprendre la nouveauté d'une période : la révolte et la subversion contre le pouvoir établi (ce que l'ORAP nomme "le paradigme de l'humanisme égalitaire ORAP introduction") se trouvent portées et mises en œuvre par des mouvances autrefois qualifiées de conservatrices. L'archéo redevient un excitant révolutionnaire ! Dans cette recomposition de l'espace politique et de ses conflits, de nouveaux acteurs en rupture s'affirment et contestent un pouvoir politique occupé par une gauche hégémonique, ils la dénoncent comme la représentation d'un statu quo indépassable contre lequel ils protestent par tous les moyens (y compris la violence). Si l'ORAP pointe avec justesse l'émergence de courants identitaires, le renouvellement d'un militantisme à la droite ou à l’extrême droite d'un FN en voie de normalisation républicaine, il écarte pour l'instant de ce renouveau les radicalité venues de nos banlieues, de sa jeunesse, qui font du grand récit islamique la matrice toute post-moderne d'une utopie et d'une aventure au dénouement tragique (voir les attentats meurtriers de début janvier à Paris).
Des émeutes de 2005 il ne reste que le mauvais souvenir d'une France périphérique en flammes et en révolte, privée de paroles et expliquée par des observateurs qui peinaient à l'époque  à penser la portée et le sens d'un tel évènement (retour du lumpenprolétariat ? "ensauvagement" d'une jeunesse prête à toutes les "barbaries" ?"mai 68" des banlieues ?...). Pour les acteurs anonymes et les témoins directs, les évènements ont sans doute fonctionné comme un moment initiatique, un rite de participation critique à un espace social dont ils étaient exclus ou tolérés à l'état de spectres. Existe-t-il une documentation sociologique sur ses parcours de vie ? Sur ces instants rares où des acteurs anonymes prennent soudainement l'initiative, grippent la mécanique sociale, bousculent l'économie des places, des rentes, des statuts pour refonder dans un désordre aux formes souvent aberrantes la redistribution des cartes et des chances ? La prose du collectif Cheik Yassine, des Indigènes de la république, l'émergence d'une contre-culture bricolée (Egalité et Réconciliation) comme alternative à une culture officielle, dessinent, n'en déplaise aux tenants d'un néo-républicanisme aussi tapageur qu'inactuel, un horizon libératoire d'émancipation et d'affirmation autant qu'un passage formateur et souvent une première expérience politique. Les refus d'obtempérer lors de la minute de silence post-charlie dans un nombre conséquent d'établissements scolaires, la dérision affichée devant tout ce que le pouvoir officiel tient pour sacré (l'histoire, la mémoire, la république et ses oripeaux) fonctionnement comme autant d'actes d'insoumission, de dissensus fondateurs par lesquels l'acteur entre littéralement et scandaleusement en politique. Pas plus que Dany et les enragés de Nanterre en leur temps, les jeunes réfractaires à l'obéissance républicaine  ne renvoient à des problématiques "psychologiques" (déficiences, fragilités ?), morales ou culturelles ("immigrés" rétifs à une saine "assimilation", carences éducatives parentales) ; ces "enfants terribles" ne sont en rien des "individus en défaut" au regard d'une norme établie mais des acteurs qui deviennent par leurs perturbations signées des sujets au sens le plus politique. Dans cette cartographie des radicalités, il ne faudrait pas oublier les Zadistes et les Black-blocs dont les dernières mobilisations se sont distinguées par un niveau de violence rarement atteint et notamment la mise en cause de la réponse policière (affaire Remi Fraisse).
 Ces outsiders réagissent et interagissent dans le plus grand désordre mais ils peuvent, dans l'identification d'un adversaire commun, à savoir l'ordre républicain et ses insiders, trouver des convergences et définir des alliances ponctuelles ou durables. La dénonciation d'une collusion "rouge/brun" et d'un "islamo-gauchisme", idiot utile d'un "islamo-fascisme", n'éclaire en rien les ressorts de ces porosités inattendues entre des acteurs traditionnellement fort éloignés. Car ce ne sont jamais que des rhétoriques empruntées dans un geste de distinction et de subversion, détournées de leur contextualité référentielle et mobilisées pour construire des trajectoires toute individuelles, hors des partis et des associations agréées. L'herméneutique officielle (presse, éditorialistes, sciences sociales) explique et justifie les pouvoirs en place, leur parole performative, elle oblige les acteurs marginaux à  mobiliser une contre-culture narrative et thématique, à porter le conflit sur le terrain du "story-telling", dans une inflation de micro-récits à forte teneur romanesque (complots et conspirations) qui permettent à ces désaffiliés de se réinventer une généalogie, une mythologie et des perspectives de vie et d'action bien plus passionnantes que les "emplois-aidés", "la réduction des déficits", les "critères budgétaires européens". Tous ces processus sont connus (comment ne pas penser à la contre-culture gauchiste des années 60/70 ?), la grande nouveauté est qu'ils déploient une puissance de fascination et de séduction auprès d'un public jusque là politisé dans le seul vocabulaire des catégories dominantes et de leurs représentants (les partis et les associations). Loin d'être une "menace", cette réappropriation d'une contre-culture hypercritique par des masses d'outsiders qui se découvrent ainsi une condition commune ("petits blancs" identitaires venus du périurbain, jeunesse des ZUS, ZEP brandissant un islam politique contre un ordre républicain qui les écrase) manifeste tout au contraire la vitalité et la créativité d'acteurs sociaux ou asociaux qui cherchent par leur contestation à transformer les règles du contrat social, aspirent à une reconnaissance qui emprunte tantôt les voies d'une anomie radicale et valorisée, tantôt la production d'un nouveau paradigme critique et revendicatif.
Dans ce jeu dialectique entre le hors-champ intellectuel de l'observateur et le champ saturé de social dans lequel se débattent et luttent des acteurs jugés inquiétants, on ne peut ignorer les interactions et les tensions qui lient ces deux instances d'un dialogue social qui n'a jamais lieu. L'observateur participe pleinement d'un pouvoir et d'un ordre républicain dont il est en quelque sorte la vigie. A scruter la périphérie et les marges il en oublie peut-être que les raisons du dissensus tiennent sans doute en partie à l'organisation d'une société fondée sur un "humanisme égalitaire" finalement fort peu inclusif. Les outsiders incarneraient ainsi moins l'hypothèse d'une menace sur la "civilisation" et sur une "cohésion sociale" à laquelle ils ne participent que dans des rôles dégradés, ils viendraient plutôt comme une négativité critique aspirant à une refondation du contrat social, à leur pleine reconnaissance dans une communauté politique réformée dont leur seule présence révoltée soulignerait toute l'urgence. 
L'ORAP devrait donc conjointement mener un autre inventaire critique, concernant cette fois-ci les résistances, les blocages, les radicalisations qui travaillent l'espace de la normalité sociale, un certain entre soi économique, social et générationnel, qui jette sur ces jeunes outsiders imprévisibles le regard inquiet du bourgeois qui voit défiler des ouvriers  chantant l'internationale et imagine... le pire à venir. La radicalisation de cette jeunesse inquiétante serait-elle liée à la défense d'un espace social fermé, verrouillé par ses gagnants et ses bénéficiaires ? Ce n'est pas le Front National qui a relancé cette idée délirante d'interdire le voile musulman au sein des universités mais il me semble des socialistes tout à fait bon teint,  emprunts de morgue et de mépris pour ces "jeunes aliénées" que l'ordre républicain a sans doute la haute responsabilité morale de rééduquer, y aura-t-il dans le prochain gouvernement un ministre de la barbe et du vêtement ?
La république est nue, les lignes de fracture sont chaque jour plus visibles et suscitent des configurations nouvelles, des conflits étonnants où la gauche se retrouve dans le rôle peu lyrique d'instance de surveillance, de contrôle, d'oppression au nom d'un meilleur des mondes qui ne compte plus ses exclus. L'ORAP dans sa cartographie des extrêmes devra dépasser le nuage des idées et des violences que les acteurs eux-mêmes agitent autant que la mise au pas autoritaire et policière, demandée par des citoyens en état de sidération et de panique morale, qui risque d'ajouter au clivage social, un antagonisme générationnel et territorial. D'un tel observatoire on doit attendre un diagnostic, une expertise, susceptible non de stigmatiser et de rejeter dans un non-lieu de la société des acteurs dissidents mais de fonder des politiques publiques, ambitieuses et inclusives. Tout le contraire des mots d'ordre confus, racoleurs ("apartheid", "islamo-fascistes"), des mesures d'exception, d'une justice expéditive, des rodomontades des éructations, de la dérive autoritaire et liberticide qui sont la signature de l'impuissance gouvernementale actuelle et de sa défiance envers la jeunesse.

 ps : " L’externité invente un Hitler, un Mussolini, comme elle invente un Ferdinand LOp ; et dans un monde de raison, les jeunes incarnent un monde de déraison, d’animalité, de folie, parce qu’ils n’en peuvent plus ! le réveil de l’obscurantisme mystique n’est que la preuve du mensonge ou de la négligence aveugle des Lumières (..) Ne sachant pas quoi bâtir, ni vers quoi avancer, la jeunesse sait premièrement quoi détruire, de quoi se sauver" (Isidore Isou LE soulèvement de la jeunesse, La solution du Protégisme juventiste, 1949, CICK, 1971,p.79)

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