mardi 19 avril 2011

JEAN DANIEL A PROPOS DU PRINTEMPS ARABE

"On sait que les deux raisons essentielles qui ont été avancées pour expliquer l’irruption inattendue des premières révoltes arabes en Tunisie et en Egypte sont d’abord et essentiellement la jeunesse de tous les acteurs, et ensuite le monde digital dans lequel ils ont évolué avec une aisance et une efficacité déconcertante.

Il faut toujours garder à l’esprit ces raisons lorsque l’on tente de resituer les dimensions virtuellement révolutionnaires de cette immense et profonde contestation de l’autorité. Chaque fois qu’on les oublie, on retombe dans les analyses anachroniques de l’arabisme. La jeunesse du monde arabe et, plus près de chez nous, du Maghreb, est nombreuse : trente-huit millions de Maghrébins sur quatre-vingt-cinq ont moins de 25 ans. Elle est dotée d’une vitalité prodigieuse. Les jeunes femmes y bravent tous les interdits, et leur rôle a changé en une génération. Elles s’affirment dans tous les domaines. Lorsqu’elles arrivent en Europe, elles s’y épanouissent mieux que les autres.

En Tunisie, depuis Bourguiba, elles sont émancipées quel que soit l’habit dont elles se sont vêtues, parfois plus par défi à l’autorité que par fidélité aux traditions. Cette jeunesse est caractérisée par une liberté essentielle : celle que donne l’oubli ou l’indifférence à l’égard des cultes rituels du passé, libérateurs ou traditionnels.

Quand les Marocains déclarent qu’ils veulent «plus de roi» et non pas «moins de roi», c’est évidemment pour critiquer les entourages. Mais le roi qu’ils veulent devrait gagner en majesté ce qu’il devra perdre en termes de pouvoir.

Pour les jeunes Algériens, les grands-pères ont fait la guerre héroïque de libération mais les pères ont réprimé brutalement leurs premières révoltes dans les années 80. Ils s’affirment libérés de toutes les obligations de la gratitude et du souvenir. Quand aux jeunes Tunisiens, ils ont été élevés avec les manuels scolaires les plus libres du monde arabe. Ils sont politiquement plus mûrs, et il leur a été plus insupportable qu’aux autres de se voir humiliés par une famille de gangsters.

Tout cela explique les jacqueries, les émeutes, à la rigueur la révolte, mais pas encore l’insurrection et encore moins la révolution. Il a fallu que ces jeunes gens mettent en commun avec une fulgurante rapidité leurs aversions, et, par ce rapprochement, en viennent à constituer une force. Ils se sont motivés les uns les autres.

Ainsi libérés de toutes les entraves habituelles, ces jeunes gens n’ont pensé qu’à leur unité, à leur volonté et à leur audace. Rien ne les a arrêtés. Ni une résignation à la servitude, ni la peur de la répression, ni le respect du père, ni le culte du chef. Pour la première fois, on n’a pas pu les faire taire au nom de l’unité arabe, de l’intérêt national, de la pacification islamique ou de la solidarité avec les Palestiniens. Ils n’ont manifesté qu’une seule chose : leur désir non plus d’indépendance nationale, mais de libération individuelle. Et si les révoltés des deux rives de la Méditerranée les ont tant admirés, c’est parce qu’ils effaçaient, au nom de la même aspiration démocratique, l’opposition entre l’Occident et l’Orient. Cette opposition n’avait plus de sens.

Je dirai à Rennes quel avenir peut avoir cette disparition des conflits civilisationnels entre les deux mondes, et si l’on peut encore croire à des valeurs universelles en dépit de la force profonde des singularités nationales."

in Libération du 11/04/2011

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