mercredi 28 février 2007

L'UTOPIE PARADISIAQUE ET SON MESSIE

L’Agrégation d’un Nom et d’un Messie, livre épuisé depuis bien longtemps, est un roman d’apprentissage pour le moins insolite. Publié en 1947 aux Editions Gallimard, cet épais volume surprend par l’âge de son auteur et le dessein qui s’y dévoile : Isou à vingt ans à peine fait de sa vie la matière exemplaire d’un destin, le préambule définitif à une œuvre à venir. De ce roman d’initiation, il est le personnage emblématique, érigé en mythe vivant. Le lettrisme reste incompréhensible sans référence à ce texte fondateur. La part autobiographique le dispute aux considérations éthiques et théologiques mais les tribulations du jeune Isidore, de chapitre en chapitre, contribuent, par ajouts et agrégations répétées, à la formation d’un personnage romanesque abouti et fixé dans sa perfection éternelle. Isou sera plus qu’un Julien Sorel ou un Rastignac, il sera le premier personnage de roman « vivant et réel », au delà de l’exemplarité classique et de la dispersion romantique :« Ce qui nous apparaît ici plus important reste la volonté de l’auteur de se projeter - en dehors de sa projection par l’œuvre – comme personnalité, comme exemple d’un état : incarnaion vivante du parfait-réussi (…) Mais nous ne connaissons pas d’écrivain (et surtout de romancier) qui puisse s’offrir comme modèle au delà de l’écrit . Ni Malraux ne représentera pour nous le Révolutionnaire (il ne le désire pas), ni Gide-Lafcadio ; ni Stendhal-Julien Sorel, ni Montherlant le sportif. (…) Nous trouverons les exemples des hommes incarnant des valeurs dans les figures sans activité littéraire (…) De ce genre d’hommes, l’auteur s’inspire alors qu’il veut créer Isou, exemple de l’homme complet-réussi. Héros équilibré, certain de ses possibilités de représentation ». La vie et la littérature se confondent moins dans un style communément adopté que dans une volonté de faire de l’œuvre la justification de la vie et la matière d’un panégyrique perpétuel. Méthodiquement, le romancier autobiographe ne retient de sa vie que les plus hauts moments significatifs d’un accomplissement créateur. Les personnages de l’épopée (Irina, Bif, Ludo, Zissu) constituent comme autant de passages initiatiques, d’échelons qui vont permettre à Jean Isidore Goldstein de devenir Isidore Isou. Au terme de son périple qui le conduit de sa Roumanie natale à la nouvelle Jérusalem que représente à ses yeux Paris, Isou est achevé, il s’est construit et édifié dans et par des œuvres (Marx, Lénine, le judaïsme, Proust, Joyce, Baudelaire, Rimbaud, Dada…), il portera désormais le feu de ses propres œuvres aux hommes. La fin du roman marque la clôture d’un cycle d’initiation dépassé par les nouvelles aventures bibliographiques d’Isidore Isou déjà sous presse :« Dans ce sens, un héros parfait et réussi reste un exemple à atteindre, symbole d’un dépassement des forces existantes (…) Le modèle isouien représente le premier effort, le cadre originel, pour l’obtention de cet inédit idéal collectif. Les générations prochaines seront isouiennes ou elles se perdront sans signification jusqu’à cette réalisation ».(p.443)Le livre est inégal bien sûr, certaines pages de circonstance, écrites dans l’agitation fiévreuse de l’après-guerre, ont sans doute bien mal vieilli. Mais ce curieux mélange de maladresses (dans la construction, les effets de style) et de sérieux presque académique, loin de rebuter le lecteur, rend d’autant plus manifeste la puissance d’invention que portent ces premières pages.Le titre du roman a une fonction programmatique : la trinité Nom/agrégation/messie délimite pour longtemps l’imaginaire isouien et ses pôles symboliques structurants.
Nom : Isou a toujours refusé la banalité du quotidien, productif et insignifiant, où chacun végète dans la répétition et la vacuité en attendant de disparaître dans l’anonymat et l’indifférence. La création seule peut émanciper l’homme de sa finitude et enchanter le monde. Le nom est la trace prescriptive d’une création qui redonne au chaos des gestes et des paroles un sens, une ligne directrice et une exigence. Au sortir d’une autre guerre, marquée par l’horreur génocidaire, Isou ne reprend pas le nihilisme désespéré de Dada. Sur quoi pourrait jouer la désinvolture dadaïste et sa table rase quand il ne reste que des ruines ? Son intelligence est d’anticiper alors la décomposition de toute la culture moderne. Ce gai savoir n’est en rien le secret, le code ésotérique, gardé par quelques initiés. Il constitue le préambule à la possibilité d’une révolution culturelle sans précèdent. La place laissée vacante libère la création et ses sortilèges : tout est à reconstruire, les idées, les valeurs, les pratiques, les arts. Isou manifeste une conscience particulièrement aiguisée d’une banqueroute irréversible de la modernité. Le vide de l’époque aidant (retour du surréalisme, de la peinture abstraite, vacuité philosophique d’un existentialisme tardif), Il procède selon une stratégie d’occupation systématique de la première place non sans impatience et prosélytisme : dans le cinéma, la poésie, l’économie politique, la peinture… Isou veut laisser son Nom. Le nom résume et immortalise l’œuvre comme destin, il renvoie au marbre d’un accomplissement créateur. Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Tzara, Breton ou Apollinaire ont marqué par leurs apports formels le devenir du domaine poétique, ils en ont bouleversé les pratiques, écrit l’histoire. Isou ne conçoit pas l’existence en deçà d’un tel achèvement. Le geste créateur reste à ses yeux le plus haut moment qualitatif de l’existence car il arrache au temps un peu de son éternité. Les déterminismes sociaux, psychologiques autant que les anecdotes venues du quotidien constituent le bas-fond commun contre lequel s’affirme la nécessité créatrice. Maurice Lemaître en lettriste conséquent formulera cette conviction en un raccourci saisissant, à savoir que « sur ce globe, personne n’a jamais vécu que Socrate, que Dante, que Joyce ! ». Mais au contraire de ceux-ci, Isou n’entend pas laisser un nom dans telle ou telle branche culturelle, il veut les occuper toutes et être le point de référence d’un renouveau culturel global, post-isouien : que l’on prenne le soin de lire la bibliographie « à paraître » qui ouvre L’Agrégation d’un Nom et d’un MessieEléments de la peinture lettristeLes Journaux des dieux précédé de : construction du dernier roman possibleFondement pour une transformation totale du théâtreLes tables génésiques : unité de mesure pour un autre départ de la philosophieSchèmes d’une véritable philosophie de la cultureEsthétique suivi de Bases pour la construction des arts nouveauxLettre au maréchal Staline sur la question palestinienne (notes pour la création d’un parti communiste sioniste)Politique suivi de principes des soulèvements futurs ».Plus déroutant encore est le fait qu’il a réalisé sur un demi siècle l’ensemble de ce programme initial bien au delà des objectifs visés.
Messie : car cette position philosophique devant l’existence, le salut des hommes par leurs œuvres, est fondatrice d’une réflexion théologique issue directement du judaïsme. La dérive mystique a toujours tenté l’avant-garde, souvent d’ailleurs contre ses mots-d’ordre modernistes et sa dialectique formelle. De Kandinsky et Malevitch à Yves Klein ou John Cage en passant par Dada et les « voyants » du surréalisme, l’énigme de la transcendance a survécu à Marx, Nietzsche et Freud. La modernité dans ses plus audacieuses propositions rejoint souvent l’interrogation métaphysique malgré et souvent contre un formalisme méthodologique.L’agrégation relate la formation spirituelle et politique du jeune Isou, lecteur attentif de Marx et militant sioniste de gauche. L’insatisfaction devant le monde, le désir d’en dépasser les imperfections, trouvent chez Isou, comme chez Marx leur formulation sécularisée : l’utopie d’une société paradisiaque.« L’unité du Dieu judaïque n’est pas un nombre, mais ce centre d’inconnaissance vers lequel nous avançons, que nous rétrécissons et autour duquel nous bâtissons le monde (..) Le judaïsme a mis sur le tapis, la discussion de la genèse et de la fin, la marche, le progrès de l’homme dans le monde et son but ». (L’Agrégation..., p259). Le judaïsme garantit la connaissance, l’élévation spirituelle des hommes, mais promet aussi la réalisation immanente, terrestre et concrète, de la grâce et de la joie. A ce noyau progressiste premier, Isou apporte une contribution qu’il estime décisive : la création et ses lois. La propension messianique de sa prose est attestée par l’usage redondant de l’indicatif futur et le recours toujours sur le mode de l’hyperbole à la troisième personne. Un tel lyrisme de la prophétie ne se retrouve pas même dans la bible, il envahit et gonfle jusqu’à saturation, la prose de tous les grands textes manifestes d’Isou, quitte à irriter le lecteur. Loin de céder à l’exerce de style, Isou démontre ainsi qu’il est la première confirmation exemplaire de l ‘exactitude de ses théories. Contrairement aux pains multipliés de la bible, ses créations sont l’oeuvre profane d’un divin en acte auquel chacun peut accéder dans la mesure où il en accepte les lois. Isou adopte la pose et la prose du messie qui vole aux dieux leur feu et en fait don aux hommes. Ni gourou fumeux, ni leader charismatique intéressé par l’exercice solitaire du pouvoir, il endosse le qualificatif de messie parce qu’il offre aux hommes la chance d’un dépassement dans les territoires culturels qu’il leur révèle : la peinture hypergraphique, la poésie lettriste, l’esthétique imaginaire, le cinéma discrépant, l’art supertemporel, la kladologie, l’économie nucléaire... Philippe Sers dans son ouvrage Totalitarisme et avant-gardes (Les Belles Lettres) souligne la présence d’« une notion qui va fédérer tous les apports de la judéité en unifiant sa tradition de la distance iconique et la puissance de la loi : c’est la notion de l’ou topos, propre au peuple errant, l’utopie toujours revivifiée par un modèle infini et toujours insatisfaite par les œuvre humaines. » (p. 89) La pensée d’Isou se tient toute entière dans cet ou topos poussé au paroxysme. Le judaïsme a le premier formulé l’exigence progressiste d’une humanité et d’un monde perfectibles : l’invention et la découverte, promues par Isou, marquent des étapes qui sont comme autant d’avancées vers cette utopie paradisiaque enfin rendue réelle :« Je nomme juif tout ce qui aide l’avance du monde (..) Le rôle des juifs, c’est d’égaliser, de créer Dieu dans le monde ». Isou prendra ensuite ses distances avec ce judaïsme originel ; sa Créatique se veut la Table des lois dernière, l’encyclopédie ultime qui complète et dépasse les approximations métaphysiques et philosophiques de ses prédécesseurs. Ainsi il affirme dans Amos ou Introduction à la métagraphologie qu’« à l’aveuglement mystique (ignorance de Dieu) et à l’aveuglement nihiliste (négation de Dieu) il s’agit d’opposer la méthode créatrice (isouienne) qui est la connaissance de la loi à laquelle obéit Dieu et des voies par lesquelles on peut devenir son égal » (p.12). Les théologies passées ont fondé des religions désormais figées dans leurs dogmes et leurs rituels, elles doivent être dépassées dans la mesure où elles sont incapables de manifester concrètement le paradis qu’elles promettent La référence a un ordre transcendant pleinement revendiqué constitue l’aspect le plus déroutant de sa pensée pour le lecteur formé à une modernité désenchantée. Loin des arrières mondes chrétiens autant que du scepticisme et du nihilisme, le divin est une catégorie anthropologique nécessaire qu’Isou n’entend pas abandonner à l’obscurantisme religieux :« Le monde recherche la particule éternelle capable de multiplier intégralement sa joie (…) Le « Paradis » sera une forme d’auto renouvellement intégral. Ceux qui connaîtront son ordre seront, seuls, dignes de lui. Toutes les branches de la connaissance n’ont d’importance que par rapport au Paradis. Les disciplines se sont constituées et formées en elles-mêmes, comme autant de voies centrales ou d’impasses, devenues meurtrières, vers le foyer éternel et intégral de la joie » (Amos p. 10/11) Le divin selon Isou ne relève donc ni de l’extase contemplative, ni de l’ineffable. C’est par l’ascèse créative et ses actes que l’homme actualise le divin qu’il porte et qui est sa seule transcendance légitime. A la contemplation il oppose le geste créateur, au silence mystique la révélation et le prosélytisme de la propagation (des milliers de pages noircies, un soucis patent de vulgarisation, des conférences), aux mystères ésotériques la connaissance et ses lois exotériques, au sacré acéphale et dévastateur d’un Bataille, une méthode d’élévation spirituelle, La Créatique, apte à fonder un nouveau mythe collectif. Greil Marcus commentant cette ambition théologique souligne qu’à l’instar de Dada et de son chaos millénariste, « Isou (déterre) lui aussi la croyance gnostique que ceux qui s’assemblent autour de la vérité, ceux-là et personne d’autre, deviennent les Dieux de la Vérité, et héritent de la terre » (in Lipsticks traces, P. 294, Allia). Rien n’est pourtant plus étranger au théoricien du lettrisme que l’idée de constituer une société secrète, un sanctuaire farouchement gardé, réservé à la jouissance des seuls initiés. Marcus comprend à tort l’histoire des avant-gardes comme un prolongement des hérésies nombreuses (groupe d’initiés, sectes païennes, sociétés secrètes) qui ont accompagné et combattu le christianisme dominant. Ce retour du refoulé mystique n’a sans doute pas épargné le surréalisme, Malevitch ou Kandinsky mais il est à chez eux à lire comme un désaveu, le renoncement aux exigences de l’avant-garde pour un repli sur des positions spirituelles régressives. Ce religieux intempestif tient justement lieu de programme quand l’art et le politique ont cessé d’être une problématique à résoudre et à dépasser. Le surréalisme, dans sa phase terminale, donne un exemple particulièrement confondant de cette régression mystique : après le communisme, le troskysme, l’anarchisme, André Breton en appelle pour finir aux « grands transparents » afin de prolonger un surréalisme moribond. La démarche d’Isou est inverse : si l’avant-garde tombe dans le gâtisme mystique après avoir joué sa meilleur carte, à savoir sa force d’invention formelle, c’est qu’elle n’a pas vu et su résoudre une problématique métaphysique que Nietzsche avait magistralement écartée par la formule : « Dieu est mort ». Alors que les avant-gardes avancent dans les espaces désenchantés et sécularisés de la modernité, en rejetant l’hypothèse transcendantale dans les poubelles de l’histoire, la créatique isouienne renoue avec celle-ci et en renouvelle la substance.
Agrégation : Isou en tant que héros de son propre roman est un personnage « agrégé » d’un type nouveau. Dans son Essai sur le bouleversement de la prose et du roman (Escaliers de Lausanne, 1950) il rappelle que le roman post-balzacien se singularise par une décomposition progressive et irréversible de ses formes organisatrices (l’espace, le temps, et surtout les personnages) :« Les personnages momentanément gagnés par un habile équilibre des nuances souterraines devaient, au premier mouvement volcanique, atteindre leur propre caricature. Ainsi le Père Goriot et le colonel Chabert se transforment en Bouvard et Péruchet. Flaubert, Zola et ensuite Proust représentent l’axe d’anéantissement des types ». Rastignac incarne ainsi le héros-type balzacien et l’idéal romantique : venue de la marginalité, en rupture avec la société, conscient de ses désirs et de ses frustrations, il part à la conquête de l’immensité parisienne. Cette ambition suppose une unité préalable au personnage, une identité définitivement fixée, qui soumet le réel à son ambition. Mais Rastignac est une exception sans descendance : Lucien de Rubempré préfigure bien plus emblématiquement le revers de la médaille romantique, son intégration dans une société médiocre au prix de sa compromission et de ses nombreux renoncements. Frédérique Moreau dans l’Education Sentimentale arrive trop tard à Paris pour devenir artiste, grand écrivain ou politicien… de tout cela il ne sera rien bien sûr et Flaubert, non sans férocité, décrit la chute progressive de cet inconsistant dans le conformisme petit-bourgeois. Bienvenue dans le monde réel ! La négativité des anti-héros du roman moderne tient à leur impossibilité à s’agréger en une totalité cohérente et durable, en terme isouien à « se résoudre » comme problématique individuelle et sociale. D’où leur dispersion qui va jusqu’à la voix indifférenciée, anonyme et lancinante des récits de Samuel Beckett. L’expérience de la société apporte son lot de désenchantements, le héros s’atrophie, revoie ses prétentions à la baisse, s’accommode, et réussit dans l’insignifiance ou rejoint la marginalité et la mort. Le type isouien est au contraire un héros positif, qui refuse à la fois l’échec romantique, l’exclusion et la marginalité revendiquée d’un Chatterton, et l’adaptation réaliste à la survie dominante. En rupture avec la société il fait de sa condition individuelle une problématique sociale qu’il lui faut doublement résoudre. Alors que le romantique désabusé jette un regard rétrospectif sur sa vie en essayant d’en faire un bilan acceptable (« qui suis-je ? qu’ai-je fait ? »), le héros isouien sait lui qui il est et ce qu’il doit faire ; son histoire sera celle de son élévation, non de sa chute, vers une perfection finale et définitive qui fera de lui un modèle, un type littéraire et un exemple édifiant, et surtout réel, pour les jeunes générations. Isou ne connaît que trop bien les pouvoirs de la littérature, la fascination que le romantisme a exercé sur la génération précédente. Le panthéon surréaliste est rempli de prêtres défroqués, de criminels, de révoltés, de dissidents de l’ordre moral et social. Guy Debord ne confessera-t-il pas ensuite éprouver la même fascination pour les conduites délinquantes et transgressives ? A défaut d’avoir changé la société, le raté romantique hante ses marges, sa force d’insurrection séduit mais n’inspire qu’une vaine compassion. Si le romantique part à la conquête du monde, c’est en effet toujours avec ses manques, ses failles, ses fêlures voire ses abîmes ; le héros isouien entreprend le même voyage avec ses pleins, sa plénitude et l’assurance sereine de le mener à son terme victorieux. Il s’impose enfin à la société qu’il contribue à transformer en propageant ses valeurs et devient pour ses contemporains un « classique » :« Autrement que Candide – le vieil individu classique qui ne s’intéressait pas à l’événement temporel, le fuyait même – il s’agissait de bâtir le héros qui, connaissant les valeurs romantiques (action, accident, hasard temporel) sache aussi les ordonner et les intégrer (…) pour aider son bonheur, non pour le perdre »Au terme de cette élévation, le héros Isouien est fin prêt à assurer le rayonnement en acte et dans l’histoire de sa perfection typologique. Le coup de force d’Isou est ici double : non seulement l’Agrégation consacre son auteur comme un Nom dans le domaine romanesque où il apporte un nouvelle typologie de personnage, mais il affiche l’ambition d’être pour ses contemporains le centre référentiel messianique qui initie, accompagne et porte la génération montante : il ne rêve pas de changer le monde, il veut le changer réellement. L’Agrégation reste un livre hybride qui tient de l’autobiographie autant que de la confession ; son auteur se place pourtant sous le double parrainage du mythe et de l’histoire, de l’éternel et de l’évènementiel. Isou connaît les ressorts et les sortilèges de la littérature, il sait que les mots d’esprit et les métaphores fuyantes incitent moins à la dérive collective que les mythes et leur pouvoir de structuration sociale. Il donne au divertissement littéraire la puissance d’attraction et l’envergure d’un mythe augural. Breton et Bataille dans l’après-guerre soulignaient l’urgence de constituer moins une nouvelle école poétique qu’un nouveau mythe fondateur à l’usage d’une collectivité en ruines. L’utopie paradisiaque réactive le parti de l’imaginaire, les rêveries séculaires d’une histoire à la démesure de ses héros, construisant hic et nunc la nouvelle Babylone. Comme tous les Grands récits, la fable isouienne ne déroge pas aux règles du genre : la vision cosmique emporte dans le mouvement de sa prophétie les réticences, les doutes, mobilise les énergies et les volontés à leur paroxysme pour d’inédites épopées qui mêlent furieusement mythe et politique.

mercredi 21 février 2007

LE LETTRISME EN 2007

Plusieurs bonnes nouvelles en ce début d'année : l'édition très attendue du grand-oeuvre cinématographique d'Isidore Isou Traité de Bave et d'Eternité, aux Editions Re-voir, la parution chez Paris-Experimental des Oeuvres de Cinéma (1951-2005) de Maurice Lemaître et la diffusion sur France-Culture d'une émission (le 22 mars à 22h15) consacrée à celui-ci - une première historique ! - (émission réalisée par frédéric Acquaviva à qui on doit déjà deux remarquables moments radiophoniques, l'un dédié à Gil Wolman et l'autre à Henri Chopin). Le travail de Paris Experimental est d'autant plus à saluer et à soutenir qu'il vient dans un contexte passablement sinistré qui a vu les Editions Al Dante (éditeur de poésie contemporaine et notamment de La Créatique d'Isou et des Manifestes du Soulèvement de la Jeunesse) jeté l'éponge. Les mauvais jours finiront-ils ?

lundi 19 février 2007

MAURICE LEMAITRE ROMANCIER PERPETUEL

C’est le plus grand hasard qui a mis sous mes yeux Les Existentialistes (1971, Centre de Créativité). De Maurice Lemaître, je connaissais surtout l’œuvre cinématographique et plastique ; mais c’était oublier qu’à l’image de l’utopie lettriste qu’il a fait sienne dès 1949, son œuvre épouse une pluralité de formes et de domaines. Le travail de Lemaître et plus largement des lettristes (Isou avec Amos, Les journaux des Dieux, Saint-Guetto des Prêts de Gabriel Pomerand, Roland Sabatier dans Gaffe au Golf) donnent aux attaques contre l’indigence autocentrée du roman contemporain quelques arguments. Le défunt imprécateur Philippe Muray n’avait pas de mots trop durs pour fustiger la misère romanesque actuelle, qui après deux décennies de prurit formaliste, se ressource désormais dans les égouts du tout sociétal, de l’auto-fiction et de son narcissisme névrotique. Aux yeux de cet amoureux du littéraire, le roman n’avait de hauteur et de grandeur épique qu’en raison de l’intelligence subversive du réel qu’il donnait à lire et qu’il déchiffrait, d’où la référence réitérée à Rabelais, Balzac, Céline, à toute une tradition critique du roman. La prose romanesque réduite à rien par le " spectacle " généralisé, le réel a perdu tout enchantement et les plumitifs des belles lettres participent à l’éloge inconditionnel d’un monde qu’ils ont renoncé à problématiser pace qu’il n’y a désormais plus, dans tous les sens du terme, de sujet(s) problématique(s).
La littérature lettriste offre justement une réponse à cette fausse antinomie (un épique tournée vers un réel en question, ou une recherche formaliste de nouvelles voies pour la fiction), en réconciliant l’exigence créative dans l’organisation de la narration et un rapport critique au réel, domaine électif de l’investigation romanesque. Les Existentialistes de Lemaître se présente ainsi comme un " roman à faire ", une somme de documents divers (une première ébauche du roman dans un style post-Joyce, des chapitres achevés, des lettres à divers éditeurs, des notes de travail , des critiques, des espaces " blancs " pour les interventions du ou des lecteurs…), dans la continuité directe de l’art supertemporel (ouvert à une multiplicité d’interventions des lecteurs plus ou moins libres ou orientées par l’auteur) formulée par Isou en 1960.
Dans un préambule il explique son ambition initiale : proposer un récit hypergraphique à un large public dans le prolongement des premières planches de Canailles publiées dans la revue UR ; " Dans les années 50, je voulus réaliser un roman hypergraphique " public " qui aurait repris mon vieux projet autobiographique sous-célinien-sous-joycien de mes années quarante dans la matière nouvelle de la Lettre et du signe ". Les qualificatifs – il ne s’agit pas d’un terme dévalorisant mais d’un placement objectif dans l’univers des formes romanesques assumé en leur historicité - de " sous-célinien ", " sous-joycien " inscrivent ce projet sous les figures tutélaires de ces deux auteurs qui ont à des degrés divers participé à la formation de la sensibilité littéraire de Lemaître et à l’urgence de l’écriture. La lecture de Céline, dans le contexte d’un Paris populaire où a vécu et grandi Lemaître, cette inscription de l’oralité au sein d’une littérature attachée à l’imprimé et à ses codes fut sans doute décisive dans l’émergence d’une vocation littéraire qui brûlait de prendre forme dans une langue à la hauteur des ambitions de ses prédécesseurs. Qu’il s’agisse du roman comme du cinéma, le discours de Lemaître est toujours celui d’un amoureux qui a goûté jusqu’à satiété leurs œuvres comme lecteur, avant de vouloir en devenir, à chaque fois, un auteur significatif, voire plus encore, le premier à illustrer un style nouveau, à en immortaliser la nécessité. Lemaître jeune journaliste au Libertaire défendit d’ailleurs la réhabilitation de Céline comme écrivain majeur des lettres françaises alors que ce dernier se trouvait mis à l’index pour ses brûlots antisémites et ce qu’il faut appeler son adhésion intellectuelle au régime de vichy et à la collaboration.
Mais il s’agit avant tout d’un texte autobiographique, à travers la figure singulière du héros, double à peine dissimulé de Lemaître lui-même Bernard Dornier, et les personnages que l’on croise sont inspirés du microcosme qui s’agite dans l’après-guerre à Saint-Germain des Près (on reconnaît les traits empruntés à Isou, Pomerand, Serge Berna, Artaud, Adamov…) Comme tout récit autobiographique, sur fond d’une vague anecdote policière, le texte obéit aux règles obligées de l’apprentissage et de l’initiation (le retour à Paris qui ouvre le roman sous l’occupation n’est que la première étape d’une quête de soi qui va se jouer dans le Saint-germain des Près d’après guerre) :
" Nous sommes à Paris, c’est l’occupation allemande. J’ai dix-sept an. Je ne connais presque rien de la littérature importante. Je suis un adolescent comme cent mille, un peu plus " intelligent " sans doute, et plus acharné à chercher dans les encyclopédies le fin mot des raisons qui m’ont placé là. J ‘ai sur la poitrine la tache étoilée du sang jaune de ma noblesse, à qui le bleu semble trop palot. Comme tous les jeunes gens de mon âge, je veux écrire un roman autobiographique, bien sûr. Mais je crois être original. Alors j’accumule des tickets de métro, des articles de revues, des lettres personnelles, des conversations notées. Le tout destiné à figurer dans le récit de la vie d’un homme, pendant un jour, dans une seule ville ".
Le lieu, Paris, comme le Dublin de Joyce, garde ici toute son importance, et au delà de l’anecdote individuelle, c’est bien le portrait d’une génération que le romancier entend dresser, portrait de ses doutes, révoltes, ses propositions et ses solutions au regard du problème qu’elle représente pour elle même et la société (s’intégrer et renoncer, mourir, ou dépasser en transformant le conflit entre l’ individu et la société). Voilà pourquoi ni Sartre, ni Simone de Beauvoir, et les mondanités de l’intelligence officielle, n’occupent dans ce roman une importance décisive ; les Existentialistes dont il est ici question évoquent bien davantage des types littéraires nouveaux, issus d’une réalité sur laquelle ils s’éprouvent et se forment, les marginaux, les externes à la Serge Berna, la faune et la bohème qui rêve encore fiévreusement dans les caves à jazz, au Tabou, d’un monde neuf… ce roman par certains aspects auraient sans doute pu connaître la destinée des Confessions d’un enfant du siècle de Musset, portrait à travers l’exemple d’un amour impossible, d’une génération romantique sacrifiée, ou encore celle de L’Education sentimentale, sans bien sûr le pessimisme mêlé de cynisme et de nihilisme d’un Flaubert. Du port de l’étoile jaune obligé sous l’occupation à l’agitation de Saint-germain des Près, à ses cafés et aux personnages impensables qui s’y rencontrent, c’est un véritable chemin de croix initiatique que le héros va mener :
" Il faudrait, au contraire, par le moyen de coupes pratiquées dans tous les milieux et les diverses " époques " du quartier, tracer un tableau général de la période 1940-1950 et de la génération issue de la guerre. Nous n’avons pas encore une fresque totale de cette génération, qui s’est portée vers Saint-germain des Près pour la France un récit comparable au " USA " de Dos Passos, car la génération en question vient de disparaître. En effet ceux qui l’ont constitués sont arrivés (Luther, Marceau, Astruc, Gréco) ou son retournés dans le néant d’où ils avaient surgi (ils travaillent, sont en prison, se sont suicidés…). (…) Il est intéressant de montrer à quoi ceux qui ont fréquenté Saint-Germain des Près sont arrivés (en soi et en le comparant avec leurs prétentions d’époque) et vers quoi elles sont retournées ". Ce regard rétrospectif procède pourtant d’une inversion méthodique des règles du genre : il ne s’agit pas à la manière d’un Debord revenant sur sa " verte jeunesse " de célébrer, de transformer l’anecdote en mythe, en âge d’or révolu, mais d’en faire le préambule à une aventure qui se prolonge et entend accoucher de l’avenir ; ainsi que le souligne Lemaître à propos de son héros, si ce roman relate " l’aventure spirituelle d’une jeune homme qui a participé de près à la vie du quartier et qui, le retrouvant après un long voyage de plusieurs années, fait un bilan lucide de son expérience ", ce même héros " décide de réintégrer Saint germain des Près et d’y devenir " prophète ", c’est-à-dire de réussir l’aventure ratée du quartier ".
Ce projet littéraire, bilan et portrait d’une génération qui doit s’immortaliser dans ses œuvres, vise à débarrasser Saint-Germain des Près du folklore qui l’entoure pour lui rendre sa véritable dimension historique et romanesque (lieu mythique où tous les " ambitieux " du monde entier convergeaient pour y jouer un destin) dans une forme inédite mais ce travail sera pourtant sans suite, faute d’un éditeur courageux prêt à suivre le roman dans ses ambitions autant formelles que conceptuelles. Et c’est là sans doute l’aspect le plus novateur de ce livre… Dans les nombreuses lettres aux différents éditeurs auxquels il fut proposé (et non des moindres comme Gallimard ou Grasset), du dialogue qui se noua en ces diverses circonstances, il ressort un peu à la manière d’un Balzac narrant les turpitudes de Lucien De Rubempré dans la jungle des Belles lettres une image saisissante et exacte du monde de l’édition, des officines culturelles et de leurs impératifs. De renoncement en compromis, le roman de Lemaître risquait bien vite de perdre sa plus-value créative (la prose hypergraphique, la plasticisation de la typographie selon les " personnages, les lieux, les évènements… ") au profit d’une langue ordinaire, celle de l’ordinaire romanesque attendu, qui n’en renonce pas pour autant à proposer quelques valeurs littéraires nouvelles (le héros romanesque comme personnage " agrégé " à la manière d’Isou dans l’Agrégation d’un Nom et d’un Messie, un cycle d’initiation qui rompt avec la dilemme moderne, s’intégrer à la société ou se renier…). Cette documentation constitue une dimension du roman, véritable work in progress, qui charrie dans son inachèvement la masse des problèmes créatifs mais aussi économiques, sociaux qu’il doit résoudre :
"Tous les " conseils " de Maurice Chapelan (aux Editions Grasset), au fil de nos rencontres successives, et, jusqu’à la rupture, n’étaient en somme que des tentatives de plus en plus déclarées de réduire mes propositions audacieuses à un schéma de narration très conformiste, c’est à dire au bon-roman-en-prose-courante-original-et-de-qualité, qui aurait été susceptible de recevoir un Prix littéraire ". Si l’œuvre renaît (jusqu’à se voir couronner du Prix des créateurs en 1972, Prix anti-Goncourt initié par les lettristes et quelques alliés de circonstances pour contester le dictat du célèbre Prix et les médiocrités commerciales qu’il récompense annuellement), augmentée, enrichie d’une deuxième partie constituée de tracts, avis divers des membres du groupe lettriste ou de Lemaître lui-même sur cette œuvre inachevée, c’est que de l’échec même de la publication sous sa forme hypergraphique donne à l’auteur l’occasion de réinscrire ce travail dans la perspective d’une narration supertemporelle, ouverte aux apports des lecteurs présents et futurs : les remarques des éditeurs sollicités comme celles des membres du groupe lettriste, ou encore les tracts lancés contre Gallimard ou le Prix Goncourt constituent autant de modalités pour permette à l’œuvre d’exister dans sa singularité. En ce sens ce roman, s’il a renoncé à l’exercice hypergraphique (il faut se reporter à la somme Canailles commencées en 1950 pour prendre la mesure d’un tel travail), n’en offre pas moins dans ces inachèvements, ces blancs et ses lacunes narratives, une subversion des codes littéraires, en intégrant le point de vue de la profession, il en révèle les hésitations, les refus, les aveuglements et illustre cette vocation de la littérature à mener une connaissance critique du réel, de ses instances et de ses institutions :
" L’édition et la presse détestent autant l’idée de se rencontrer elle-même dans une fiction qu’un photographe de presse d’être soudain photographié par celui que justement il traquait. Le spectacle en train de nier ceux qu’il a l’air de promouvoir ne saurait être mis en question par l’un ou l’autre de ces " élus " à qui il accorde, du bout des doigts, des certificats d’existence d’ailleurs précaires et renouvelables. (…) Le vrai scandale en littérature réside dans la révélation de la vie ailleurs, rarement ailleurs. " (Philippe Muray, Book Emissaire in Exorcismes spirituels II, Les Belles Lettres)
Enfin, puisque cet ouvrage reste le portrait en devenir, en mouvement, d’une génération, on pourra avec profit le mettre en relation avec l’injustement oublié Singe Appliqué de Jean-Louis Brau et les nombreux panégyriques, à leur romantisme et à ses mélancolies, produits par Guy Debord (sur papier ou pellicule), auxquels continuent de s’opposer, venue pourtant des mêmes révoltes, l’orthodoxie lettriste et son classicisme assumé : quelles étaient donc les passions de cette génération et où l’ont-elles menée ?

dimanche 4 février 2007

LE GAI SAVOIR DE PHILIPPE MURAY

L’année dernière disparaissait un moraliste impénitent et sans doute la plume la plus incorrecte des lettres françaises. Philippe Muray, au contraire de bien des littérateurs qui jouent aujourd’hui la comédie d’une libre pensée à laquelle ils ont définitivement renoncé, n’a jamais fait acte d’allégeance aux idées dominantes de ce temps, aussi sympathiques qu’elles aient pu apparaître sous leurs habits progressistes et libérateurs. Il s’est immédiatement et naturellement trouvé en contradiction avec tout ce qui aujourd’hui rayonne comme évidences au ciel des mots d’ordre prescrits, suffisants et satisfaits, en désaccord avec toutes les doxa instituées et de leurs gardiens zélés :
" Je pars du principe qu’il n’y a qu’un crime inexpiable et un seul : approuver les conditions d’existence contemporaines, le contemporain en soi, se réconcilier avec lui, se le concilier ". Son œuvre ne trouve en conséquence de meilleure place pour se ranger que dans l’Enfer de l’immense bibliothèque des idées reçues d’une époque qui voit l’imbécillité triompher dans une unanimité consensuelle, pour le moins inquiétante, et sous les masques les plus pittoresques du modernisme perpétuel.
Il y a dans cette plume nourrie de Céline, de Bloy et de Flaubert, une volonté rare de saisir exactement le mouvement réel des choses et des êtres et non les multiples représentations, leurs spectres incessants autant qu’inconsistants, qui occupent désormais la scène de l’histoire. Moraliste et témoin d’une époque tant attachée au règne des apparences, il n’a cessé d’en interroger la substance fondamentale, sa généalogie et ses sources, son devenir tentaculaire, ses passions singulières, sa banalité et sa platitude hégémonique. Cette époque " formidable " dont il dresse l’anatomie hasardeuse se caractérise selon lui par une révolution anthropologique sans précédent qui procède moins par un événement fondateur que par des micro-évènements (d’où l’attachement de Muray non pas au Fait divers mais aux faits secondaires) qui marquent significativement cette mutation : l’apparition d’Homo festivus sur la scène de la fin de l’histoire dément toutes les utopies modernes ; ni abolition de la société de classe, ni envol de la chouette hégélienne, ni réalisation de quelque Aufklarung promis en des temps plus anciens… l’époque présente se place davantage sous le signe du festif perpétuel et des conditions sécuritaires nécessaires à son plein épanouissement.
Homo Festivus à mesure qu’il congédie les grands récits de la modernité (émancipation, reconnaissance, libération) qui lui paraissent souffrir de la tare essentielle de venir du passé et d’une culture qu’il ne comprend plus, en réactive les enjeux sous la forme moderniste d’un clonage pathétique, voire de la farce : c’est le temps de l’ersatz et du simulacre, des " communautés " et de leur " dignité " bien ou mal placée, des hystéries identitaires et du passage obligé par la LOI pour garantir l’harmonie universelle et le " respect " du à chaque solipsisme qui demande au législateur de reconnaître sa vacuité ; c’est aussi le temps de l’avant-garde gadget qui confond stratégie marketing et création, du " tous artistes ", de la plage à Paris et des Nuits Blanches, d’un égalitarisme qui ne s’interroge plus de manière critique sur les conditions économiques et sociales indispensables à toute égalité réelle, et moins encore sur le dépassement nécessaire d’une égalité réalisée dans la misère…. Dans ce monde post-historique, les individus ne sont plus ce qu’ils font (entrepreneurs, patrons, salariés, artistes, ouvriers, aventuriers, militants, créateurs de mondes et de formes…) ils sont sous le signe de l’universelle tautologie ce qu’ils sont, réifiés à un particularisme qui participe de la grande " diversité " et du " vivre-ensemble ", parodie post-moderne de ce qu’autrefois certains nommaient le lien social.
Dans ce monde orwellien, qui évoque les figures de Debord et Baudrillard, la bipolarisation devient la règle : ce qui est " cool ", " sympa ", " tendance ", " progressiste ", " avant-garde ", s’oppose aux derniers tenants " réactionnaires " de l’ancien monde qui conspirent toujours pour nuire à cette société parfaite qui affirme avoir trouvé la formule de la paix perpétuelle. Les écrits de Muray fourmillent de trouvailles conceptuelles, d’expressions heureuses pour décrire les traits les plus marquants de ce désopilant remake de la Comédie Humaine : " L’empire du bien ", " les parcs d’abstractions ", " l’avancisme "… ; en vrai sociologue de ce temps, il porte un regard balzacien sur la société et ses intrigues mortuaires et en tire par le détour de la littérature, " à condition qu’elle se montre à la hauteur du délire ambiant, en lui opposant un délire supérieur ", matière à une prose sans équivalent. Bien sûr, c’est en vain qu’aujourd’hui on chercherait dans les modèles autorisées par le politiquement correct et ses avatars un Vautrin, un Rastignac (et pourtant il n’en manque pas !), voire pire encore quelques " possédés " échappés des romans de Doïstoievski (et pourtant que penser des Djihadistes !), bref, un concentré de négativité (ce qui dans la langue dominante est qualifié de " mal "), une volonté de subvertir l’ordre social, d’abolir la moiteur étouffante de cette énorme positivité ambiante et de ses enchanteurs qui ne cessent d’ânonner " tout ce qui est bon paraît, tout ce qui paraît est bon "… Tout contradicteur à l’ordre existant se voit affublé de divers qualificatifs infamants qui désignent aux yeux de l’élite canine (on relira le réjouissant entretien intitulé La transgression mise à la portée des caniches) et des prescripteurs d’idées reçues le renégat à leur paradis artificiels. Muray fut donc logiquement qualifié de " néo-réactionnaire " pour ne pas aimer suffisamment cette époque, sa confusion libérale-libertaire qui sait aussi se faire autoritaire et répressive (là encore la bipolarisation soft puis hard), mais les mots n’ayant plus aucun sens et ne servant qu’à surveiller et à normer les idées et les langues, il vaut décidément mieux être " réactionnaire " en compagnie de Philippe Muray que " progressiste " en compagnie des lecteurs de Télérama ou des Inrocks, places faibles s’il en est où sévit usuellement Homo festivus et ses plus notables indigences.
Ce que soulignent et dénoncent, non sans humour, les Exorcismes spirituelles de Philippe Muray c’est le nihilisme, le ressentiment frustre et inavouable, la haine viscérale de tout ce qui vit réellement, puissamment, et sur lesquels, sous couvert de modernité bien comprise, l’homme festif et récréatif fonde ses causes et sa justification en véritable apologue d’une morale de looser, en perdant définitif qui ne sait/veut (car c’est affaire de volonté et de gai savoir) plus être à la hauteur de la démesure et de l’excès que représente la vie dont il a décidément bien peur. Principe de précaution généralisé, sécurisation totale et préventive de toute pensée et action, omniprésence de la LOI pour régler/réguler les rapports entre individus, campagne d’agitation morale devant tous les " torts " que chacun peut rencontrer (la maladie, la mort, les accidents de la route et les déroutes personnelles, l’alimentation, la canicule….) qui derrière son vernis d’empathie dissimule bien mal sa volonté de discipliner correctement le chaotique matériel humain (ce qu’il faut penser, ne pas penser, faire ou ne pas faire) :
" La parade culturelle et vacancière substituée à l’action, le tourisme comme stade suprême et indépassable de l’économie marchande, la fête sur les écrans et dans les rues, la passion de la sécurité comme corollaire du divertissement assuré, telles sont les principales caractéristiques de la fête en tant qu’organisation drastique des nouvelles conditions d’existence, en tant que toutes les scissions, tentative d’effacement de toutes les fractures et de toutes les contradictions, extermination de toutes les différences vitales. Voilà l’œuvre d’homo festivus. Mais le portrait de ce dernier serait incomplet si j’oubliais son plaisir de nuire, au moins aussi intense que son désir de s’éclater, et qui est la dernière preuve qu’il peut encore donner qu’il existe, et qui est le dernier signe qu’il peut envoyer qu’il est nécessaire. J’ai appelé cette passion envie du pénal, pour signifier la primauté du pénal au sein de la festivisation généralisé. Homo festivus est légalomane. (…) Car dans la fête, on ne peut pas toujours faire la fête. Il faut aussi partir à la recherche des coupables et des salauds, et quand on ne les débusque pas dans le présent on les trouve dans le passé où ils foisonnent, puisque comme de bien entendu,, ainsi que le dit le dernier homme de Nietzsche, " jadis tout le monde était fou ". (EX IV, p.280/281)
Il y a dans cette prose altière, un mordant nietzschéen, un héroïsme aristocratique de l’écriture qui le place dans la continuité du grand philosophe qui a si brillamment fustigé à grands renforts de coups de marteau le nihilisme de ses contemporains. Cette hauteur effarouchera les pisses-froids de l’égalitarisme qui verront dans cette posture iconoclaste le rejet plein de dérision et d’ironie assassine de leurs fêtes tristes. Pourtant rien de grand ne s’est jamais vraiment construit sans prendre de la hauteur sur une époque aux passions fatalement si tristes. On ne trouvera rien pourtant qui évoque la mélancolie pesante d’un Guy Debord, offrant le chant du cygne d’une modernité sur le point de s’évanouir, mais bien au contraire le rire libérateur de celui qui retournant les illusions et les mythologies du modernisme obligatoire cherche dans cette nuit singulière et les failles qu’il sait ouvrir le battement héroïque de la modernité enfin retrouvée.
" La société de toutes les transgressions , de tous les excès officialisés, est un univers de l’Impossible qui ne peut être saisi que par un excès supérieur. Le rire en général, l’expérience du comique contemporain et la désignation du risible actuel ou de l’actuel comme risible, sont cet excès efficace ".