le numéro unique de la revue Apeiros publié en 1968 mérite qu'on s'y attarde longuement ; il s'impose comme une pièce importante dans l'historiographie consacrée à Mai 68 et ce, pour plusieurs raisons ;
-la tribune d'Isou témoigne qu'il n'est en rien affaibli par son épisode psychiatrique, au contraire il est ici particulièrement en forme et en pleine possession de ses moyens intellectuels ;
- elle prouve qu'il n'est pas nécessaire d'avoir participé physiquement à un événement pour en offrir une analyse pertinente ; tant d'acteurs historiques de Mai 68 ne semblent jamais avoir compris l'importance du mouvement qui les a portés, où ont vite fait de le minorer au nom d'explications plus rassurantes et convenues (lutte contre l'ordre bourgeois, l'impérialisme américain, etc)
-ce numéro donne à voir sur le plan esthétique et politique tout ce qui sépare les analyses et propositions du groupe lettriste du gauchisme politique et culturel qui sévit partout ailleurs et forme la doxa du moment ; s'y affirment, à rebours d'une tendance lourde de l'époque dans les rangs de la gauche révolutionnaire (Marcuse, Internationale Situationniste) le refus de la violence, la supériorité d'une logique réformiste, qui avance par "victoires partielles" sur l'utopie romantique d'une révolution totale, absolue et violente (les gilets jaunes devraient méditer ce point), l'importance de la jeunesse et des changements profonds qui doivent, dans toutes les strates de la société, conduire à lui donner pouvoir et reconnaissance, à l'égal des autres acteurs économiques et sociaux. Sur le plan esthétique, la planche hypergraphique d'Altmann souligne tout ce qui esthétiquement sépare les lettristes du détournement situationniste : thème, finalité, objet, nous voilà bien loin des artistes de la dialectique ! dans cette lecture politique de la révolution hypergraphique, on rappellera les propositions de Roland Sabatier (La série de toiles composant le Roman du Soulèvement de la jeunesse, 1964), les toiles de Broutin du Désir paradisiaque et de l'externité (série commencée au début des années 70) et peut être tant d'autres qui dorment telles des Belles aux bois dormant attendant quelques curators curieux et audacieux...
- c'est aussi une occasion de rappeler l'importance du travail de Roberto Altmann, avant son départ pour d'autres horizons de la lettre et du signe, autant dans l'édition et la diffusion des propositions du groupe lettriste (la revue Ô par exemple) que dans le domaine plastique.