mardi 5 septembre 2017

ISOU A LA PLAQUE TOURNANTE : review




Il y a dix ans déjà disparaissait Isou ; en 2006 Frédéric Acquaviva organisait une première manifestation à l'Hôtel de ville de Besançon intitulée Isidore isou, du lettrisme à la créatique, et offrait à cette occasion le premier panorama d'une oeuvre, appréhendée à travers la diversité de ses publications. Près de 10 ans après, c'est à Berlin, dans le lieu qu'il anime pour un dernier fait d'armes qu'il a décidé de rendre hommage à ce monument de l'avant-garde culturelle. L'intérêt de l'exposition c'est d'abord de raconter une histoire, des rencontres, des découvertes puisque tous les documents et oeuvres exposés proviennent d'un fonds patiemment constitué depuis presque deux décennies, dans un souci de comprendre par l'exhaustivité, la marge (un manuscrit, un article de presse improbable) ou par la quintessence (la série réalisée à partir des pages de l'Initiation à la haute volupté publiée par Francesco Conz à la fin des année 80) la cohérence tentaculaire, "kladologique" d'un programme de "bouleversements" annoncé par Isou dès la publication de ses premiers textes. L'exposition distribue en conséquence l'espace selon les disciplines ; l'érotisme, l'hypergraphie (les romans Jonas, Les Journaux des Dieux et Initiation à la haute volupté placardés en partie sur les murs), l'économie politique (des documents notamment relatifs à la campagne législative de 1993 où Isou était candidat à la députation ), mais aussi les sciences, la philosophie, la photographie (avec le mobile vivant et une souris bien réelle, vedette un peu capricieuse, mais qui daigna lors du vernissage faire tourner le portrait  dans sa cage), sans oublier les pièces des publications de luxe sorties de leur exemplaire d'origine donnant un aperçu de la diversité de ses pouvoirs expressifs, pour ceux et celles qui continueraient à ne voir en lui qu'un théoricien impénitent et bavard sans oeuvre réelle.... et quelques tableaux, historiques (il faut les voir in situ) ! Lors du vernissage Jean-Paul Curtay et Broutin assurèrent pour le premier une invitation à l'art infinitésimal, pour le second une explication du cadre supertemporel, principes aussitôt mis en pratique par un public visiblement enchanté de s'emparer des tubes et des pinceaux et de se livrer à quelques abstractions picturales, Loré Lixenberg nous livra une interprétation de quelques poèmes d'Isou, particulièrement appréciée par un public venu nombreux pour l'occasion. Igor Mocanu nous lut le manifeste du Soulèvement de la jeunesse qu'il a traduit en roumain (ce qui fait à ce jour que ce texte historique est disponible en 7 langues, sauf erreur de ma part). Enfin l'immensité des "territoires" explorés par Isou, ici restituée par la pluralité des supports et une chronologie qui suit son travail depuis la poésie lettriste jusqu'à cette ultime Lettre aux grands de ce monde que Frédéric Acquaviva édite heureusement, devrait inviter à revenir sur cette figure toujours quelque peu incomprise, difficile à appréhender pour bien des contemporains, car oeuvrant à contre-courant de toutes les tendances artistiques et intellectuelles de son époque : il défend en effet l'importance de la colonne "spirituelle"  (allez, osons le mot "théologique") alors que le marxisme empoisonne toutes les têtes, l'individu créateur alors que le structuralisme ne voit que des invariants historiques et la fiction "auteur" comme leur dernière ruse, la création comme révolte et puissance multiplicatrice (esthétique et économique) alors que le néo-dada généralisé impose ses figurants du recyclage permanent, l'art et ses charmes alors que l'heure est à son procès et à sa dénonciation par les situationnistes... Si l'on voulait faire une contre-histoire de la période, Isou assurément en serait la clef majeure... et maintenant que tous ces ismes qui hier encore tenaient le haut du pavé assurés d'occuper une première place définitive, ont rejoint l'ennui de la banalité, le patrimoine ronflant ou les poubelles de l'histoire, peut-être est-il encore temps de céder à la tentation isouienne et à ses enchantements...
Un dernier mot concernant La Plaque Tournante, haut lieu de l'externité ! En quelques années, dans des conditions qui sont celles de l'underground dur, sans les appuis d'un état ou du mécénat, le lieu a accueilli des manifestations pointues, "risquées" pour une structure reposant sur le volontarisme de deux activistes déterminées (Frédéric et Loré), audacieuses (le triptyque Source/Ou/Ur, Wolman, Broutin, Lemaître, Heidsieck, ORLAN, Eduardo Kac, l'exposition collective MUSIC FOR DEAF PEOPLE...), publié une revue quasi objet CRU, il ferme ses portes au moment où la reconnaissance des efforts déployés venait enfin (Prix du Sénat de Berlin pour récompenser l'un des meilleurs Artist space de l'année 2017). Les externes déplacent des "montagnes", assurément. La revue CRU va continuer à paraître (le numéro 3 est prévu pour décembre).... Certains peuvent s'étonner de l'absence de photos pour accompagner ce post ; encore à rebours de la doxa contemporaine qui fait du téléphone portable l'acteur et le témoin de l’événement, quitte justement à masquer totalement le dit événement, les photos du lieu n'étaient pas autorisées lors du vernissage. C'est très pédagogiquement un effort qui était sans doute demandé au public, on ne peut vouloir se frotter à l'avant-garde sans en payer une modeste contrepartie, sinon on ne comprend rien aux pages et documents qui encombrent furieusement les murs du lieu. Il ne s'agit en rien de cacher ou d'occulter, pas de quiproquo, le lieu est ouvert, et les visites assurées à quiconque manifestera le souhait de visiter l'exposition ; mais qui n'a pas eu à mener un projet (un livre à publier, une manifestation à organiser, une revue à financer) avec une quasi absence de moyens manquera assurément cet aspect central qui concerne en premier chef l'économie de la création qui a conduit d'ailleurs Isou et les lettristes à redoubler d'inventivité pour que les choses se fassent, malgré tout. Comprendre l'exposition, c'est aussi en comprendre les exigences, le mode d'emploi, "allez y voir, si vous ne me croyez pas" (Lautréamont) ; pour ceux et celles qui sont des inconditionnel(le)s du numérique, patientez jusqu'aux prochaines livraisons de CRU. En attendant le lecteur peut méditer sur cette table qui tient lieu de carte postale et qui autrefois localisée rue Saint André des Arts voyait les manuscrits s'empiler, noircis de cette écriture désormais si familière, et dont Isou disait que leur désordre n'était qu'apparent car réglé sur un ordre supérieur connu de lui seul ; c'est aussi sur cette table qu'il a peint une partie de ses toiles... Cela vaut bien toutes les photos !
Quant à la Plaque Tournante, elle va continuer à tourner... more news soon !