L'adoption en deuxième lecture d'une version « améliorée » de la très controversée loi Hadopi 2 semble avoir calmé provisoirement les esprits...mais personne n'est dupe, les problèmes auxquels cette loi a voulu répondre sont loin d'être réglés. Dans la passion des discussions, les prises de position maximalistes des uns ou des autres, les appels délirants à des grands principes de manière pour le moins outrancières, il était difficile de distinguer la totalité des enjeux du débat, ceux clairement prioritaires et ceux davantage anecdotiques. Le clivage gauche/droite particulièrement affectionné en France a fait illusion quelque temps (une droite « dure », « répressive » versus une gauche « cool », « compréhensive »), mais l'intervention inattendue de Lang a brisé cette aimable fiction montrant s'il en était besoin que chaque famille politique est loin d'avoir l'unanimité en son sein sur cette question. Si Hadopi est un pis-aller qui ne satisfait vraiment personne, il faut pourtant en préparer la relève, sur la base de cette révolution permanente que constitue pour longtemps internet. Plusieurs logiques dans ce débat se sont télescopées :
Hadopi se focalise essentiellement sur ce que l'on pourrait qualifier le « cyber-transgressif » (évitons de « criminaliser » et laissons l'appellation de cyber-délinquant à d'autres !) : l'internaute qui ayant acquis un ordinateur et un libre accès à internet veut légitimement jouir de toutes les ressources que lui offrent ces nouvelles technologies ; sur le chemin de son « bon plaisir », il butine et va émerveillé de sites en sites, rapportant de ses interminables explorations mouts trésors... Quand soudain surgit de la cyber-jungle le grand méchant Hadopi !!!! Voilà bien la base d'une fable post-moderne ! Dans un premier temps, c'est donc sur l'internaute que se sont arrêtés les débats : pour l'accabler (qui télécharge illégalement un fichier vole un vélo !) ou le défendre (le droit à l'information et à la culture doit l'emporter sur le corporatisme des auteurs !), la loi se proposant donc de manière graduée de « changer les comportement », d'apporter un peu de civilité, et de régulation. A ce niveau là du débat, j'ai noté les contradictions terribles que la gauche devait douloureusement surmonter : devait-elle prendre le parti des auteurs contre les internautes quitte à s'aliéner ces derniers ? Le téléchargement compulsif (comme il y a des achats compulsifs...) a-t-il vraiment à voir avec une défense inconditionnelle de la démocratisation de la culture ? Tout avoir pour rien nous rapproche-t-il d'un monde post-luttes des classes, peuplés de lutins et de fées libertaires, ou davantage d'une préhistoire dominée par les prédateurs qui siègent aux conseils d'administrations des grandes entreprises cotées en Bourse ? Quid du financement de la culture (notamment le cinéma) si celle-ci ne se décline désormais que sur le mode de la libre circulation et de la gratuité (retour/recours du mécénat ? Fonctionnarisation des artistes, créateurs et travailleurs culturels ?) ?
Pourtant, sans négliger la place de l'internaute dans la discussion, force est de constater que la révolution internet est moins le fruit d'un bouleversement des comportements individuels que d'une lutte industrielle féroce entre deux pôles qui auraient pourtant tout intérêt à s'entendre : une industrie culturelle installée avec ses marchés, ses réseaux (musique, cinéma, livres), ses rentes, et d'autre part l'industrie des communications qui n'a cessé de prendre de l'importance depuis ces dix dernières années. Pour faire simple, sans être caricatural, si il y 20 ans la communication était un exercice obligé pour assurer la promotion d'un film, on peut dire qu'aujourd'hui la logique est totalement inversée : c'est le film qui est le produit d'appel destiné désormais à promouvoir le fournisseur d'accès, acteur central de ce nouvel ordre technologique qui est aussi un nouvel ordre économique. Le « piratage » a toujours existé (que l'on se souvienne des pressages italiens des Beatles ou des copies venues de l'est) et existe toujours (en Afrique les copies officielles sont rares !) mais il ne jouait qu'à la marge d'un système dont l'ensemble des acteurs trouvaient des droits, des revenus, des positions reconnus et garantis par la loi. Aujourd'hui la libre circulation des fichiers, facilitée par les innovations technologiques, est devenue le cœur même de la révolution internet. Les positions d'hier vacillent (le manque à gagner est énorme), les acteurs installés n'ayant pas anticipé cette mutation se sont efforcés via un volet répressif de sauver les meubles puis de prendre l'histoire en cours avec plus ou moins de succès (les plateformes de téléchargement légal sont arrivés bien tardivement), il n'en reste pas moins que même si le consommateur est le grand bénéficiaire provisoire de cette dématérialisation de l'offre culturelle (exit le support, ses coûts et ses intermédiaires !), c'est surtout au profit des nouveaux acteurs économiques de l'immatériel que ce procès du support se fait (prestataires de services, mais aussi fabricants d'Ipod et autres gadgets technologiques à forte plus-value). So what ? Exemple typique de « destruction créatrice », étape ultime de la post-modernité économique qui verrait célébrer les noces d'un super-capitalisme conquérant et du gauchisme collectiviste ? Il n'y aurait pour contester ce brave new world que les tenants du vieux monde, attachés à leurs rentes et leurs privilèges ? Ou quelques mauvaises langues bien connues pour tirer sur tout ce que le monde présent peut offrir en matière d'innovations et de « progrès » ?
Rien n'est moins sûr... Certes, les industries culturelles voient leurs monopoles fortement contestés par la libre circulation des fichiers ; cette crise, elles ne l'ont pas souhaitée mais l'incapacité à réellement faire leur job, leur intégration dans des ensembles de plus en plus vastes, sans rapport aucun avec leur coeur de production initial (Que l'on se souvienne de Vivendi Universal et de son icône Jean Marie Messier et que l'on regarde le monde des livres aujourd'hui). Les années 90 ont vu le succès du nouveau format Cd sur le vieux vinyl mais cela n'a guère été dans le sens d'une baisse des coûts unitaires et d'un surcroît de signatures de nouveaux talents. Bien au contraire, les phénomènes de concentration propres aux bureaucraties de type capitaliste se sont traduits par la création de grands groupes multidisciplinaires où la production dite culturelle n'est qu'une activité parmi d'autres, soumises à des obligations de rendement qui privilégient de fait les block-busters aux artistes débutants, le conformisme esthétique à l'audace, la diversité et à la prise de risque... Les acteurs de l'industrie culturelle ont eux même par leur inertie contribué à se couper des artistes qui ont immédiatement vu l'intérêt d'Internet pour promouvoir leur travail, lui donner une visibilité quitte à reporter à plus tard la question d'un éventuel retour sur investissement. Il n'en a pas toujours été ainsi et ceux, théoriciens du piratage généralisé, qui justifient le téléchargement illégal en pointant d'un doigt accusateur les « majors » gourmandes et peu soucieuses des artistes, n'oublient que ces acteurs de l'industrie culturelle ont d'abord joué un rôle d'indispensables propagateurs, qu'à l'origine, il y a toujours eu un rêve, une ambition, voire un combat pour imposer dans l'espace public des esthétiques, des artistes et des œuvres qui étaient loin d'être consensuelles : Daniel Miller en Angleterre a signé Depeche Mode après les avoir vus en concert dans un pub sur son label Mute qui a promu des artistes des premières vagues électroniques : ce fut à la fois la maison de disque de Moby et celle de Diamanda Galas, Laibach, Boyd Rice..., Rough Trade le label de Geoff Travis reste un des grands fleurons en matière de pop et ce depuis 1977, malgré quelques vicissitudes financières, John Zorn de son label Tzadik propose un impressionnant catalogue de musiques contemporaines et nouvelles, et que dire des méritants « Metamkine » et Orkhestra, ou encore de Sub-Rosa... Et on pourrait multiplier les exemples dans le hip hop, les musiques électroniques, le metal pour ne s'en tenir qu'à la pop-culture... La maison de disque, même modeste, sans budget, underground, permettait d'accéder à une reconnaissance symbolique et sociale (voir son premier disque – même tiré à très peu d'exemplaires - dans les bacs comme pour les écrivains de corriger les premières épreuves) et hypothétiquement économique, elle pouvait transformer un désœuvrement ou un loisir en un possible succès social, et en signe fort de reconnaissance en même temps qu'elle apportait des valeurs esthétiques nouvelles. Même à l'heure des artistes/internet la signature avec une maison de disques, la sortie d'un disque et le concert, restent des moments forts en terme symbolique même si une partie essentielle de la communication de la musique se fait via le flux de la toile (Le succès en vente des Artic Monkeys découverts via myspace en est un bon exemple).
Pour autant, le libre accès technique théoriquement illimité à tous les contenus audiovisuels du web ne règle pas tous les problèmes : on peut légitimement critiquer le conservatisme des majors, leur « financiarisation », leur abandon d'une politique ambitieuse en matière de découverte et de lancement de nouveaux talents, mais au moins avaient-elles vocation à investir les gains réalisés dans le domaine musical. Et qu'en sera-t-il demain des fournisseurs d'accès qui tirent un grand bénéfice du travail des autres (cinéastes, écrivains, chercheurs, musiciens...), sans pour autant en rétribuer le travail ? Les artistes doivent-ils désormais se réjouir d'avoir changé « d'exploiteurs » au nom d'une plus grande visibilité de leur travail ? Car dans ce procès permanent des intermédiaires, même les artistes finissent par devenir encombrants (les fameux droits d'auteur)... on oublie cependant un peu vite quelle avancée cela a constitué pour les auteurs et artistes (en terme notamment d'indépendance au regard du pouvoir politique) et combien la possibilité de vivre de son travail a suscité des vocations (Si ! Si ! Plutôt punk qu'ouvrier en usine !). Sans parler d'une diversité qui est en partie liée à cette viabilité économique.... Dans les arguments pour un téléchargement libre et sans contrainte ni contrepartie, on voit revenir les vieux rêves des utopies gauchistes qui à défaut d'avoir prise sur le monde réel reportent sur la toile leur vieux rêve de démocratie culturelle absolue aux cotés de... Google ! Les discussions sont en cours, elles n'excluent pas des recours devant les tribunaux y compris Google qui se trouve obligé désormais de négocier a minima avec les syndicats et organisations qui représentent les auteurs, les éditeurs... mais on voit bien que sous couvert de « démocratie » la nouvelle donne cherche à passer en force, sans égard pour les créateurs et producteurs sans qui pourtant le web serait une toile bien vide.
Cela m'amène à un dernier point : celui de la justice sociale qui d'ailleurs est brandi comme l'étendard absolu face à toutes les restructurations liées à la globalisation « marchande » ; on imagine mal un monde où les artistes seraient des sous-citoyens ne bénéficiant pas des droits et garanties par ailleurs accordés à l'ensemble des autres citoyens notamment en ce qui concerne la possibilité de tirer un revenu de son travail, condamnés donc à créer en remettant leur survie au bon-vouloir d'un éventuel mécène ou de la compassion du public (un peu à la manière des artistes de rue)... Je l'imagine d'autant moins que la diversité et l'abondance en matière de productions/créations reste liée à l'existence d'un marché du livre, de la musique et du cinéma, n'en déplaise aux ennemis définitifs du marché, et à la rétribution de ses acteurs, et que la disparition du dit marché conduirait sans nul doute à un appauvrissement qualitatif de l'offre. Que nenni répondent en cœur les évangélistes du nouveau monde immatériel : il est fini le temps de l'artiste spécialiste, désormais chacun peut accéder aux contenus et interagir avec eux un peu à la manière d'un Marx dans ses rêveries les plus fumantes : chacun peut être toute à la fois journaliste, artiste de variété, penseur, vidéaste.... sans doute entre 19h00 et 23h00... Et pourtant, c'est bien cette division des taches, des domaines et des attributions qui permet à chacun de ceux-ci de se ramifier toujours plus, d'aller d'approfondissement en renouvellement et non de végéter dans un butinage de surface. La division du travail loin d'être une malédiction s'avère être un extraordinaire accélérateur qualitatif. La disparition de cette division ouvre en effet à la multiplication sans fin des œuvres de chacun hors de toute spécialisation : bout de concerts filmés de manière déplorable sur youtube, films de vacances sur fond d'electro-pop maison « cheap », demos qui en d'autres temps n'auraient jamais quitté le garage qui avait servi de studio d'enregistrement... mais que gagnons-nous véritablement dans cette prolifération de contenus (a)variés ? Les derniers concerts de Prince à Paris donnent un avant-goût de l'avenir : une musique universellement accessible sous format fichier et des manifestations/évènements rares, à un prix très élevé, uniques et non reproductibles. Les contenus sont désormais librement accessibles mais le temps devient le nouveau critère de division sociale : le temps est argent et le moment artistique vulgarisé sous format reproductible rejoint comme manifestation le domaine jamais aboli de la rareté symbolique et économique, avec tous les risques de bulles spéculatives.
On a vu à l'occasion de loi Hadopi que les artistes étaient divisés sur l'attitude à adopter : les uns sont prêts à céder sur la question du téléchargement illégal dans la mesure où ils peuvent escompter une rétribution de leur travail venue d'ailleurs (multiplication des concerts et des festivals, participation à des pubs, des bandes originales de films, commandes d'Etat...). D'autres restent attachés à un contrôle de leurs œuvres et voient d'un mauvais œil une libre circulation qui s'apparente à un pillage... Si l'intérêt de fournisseurs d'accès comme Google est de pouvoir compter à moindre frais sur le maximum de contenus audiovisuels, il n'est certainement pas dans l'intérêt de la société et des usagers de laisser les artistes sans revenus, ce n'est pas seulement une question de justice sociale, mais c'est aussi une condition de la diversité et de son foisonnement créatif. Le bouleversement technologique du web oblige à terme à trouver un nouveau modèle économique, de nouvelles normes juridiques et un consensus social qui permettent d'articuler des intérêts divergents des opérateurs en nouvelles technologies, des usagers et des artistes. Pour l'heure il est plaisant de voir que souvent les plus ardents défenseurs du téléchargement libre déploient une rhétorique que les promoteurs de la mondialisation cannibale ne réfuteraient pas. Et plaisant de voir que les vrais amateurs de musique n'hésitent pas à lancer des cyberlabels sur les modèle des souscriptions des libraires du XIXème afin de palier au manque d'ambition des maisons de disques et de financer de nouveaux artistes via le web. Voilà qui nous amène loin de la jungle de téléchargement compulsif et consummériste...
Hadopi se focalise essentiellement sur ce que l'on pourrait qualifier le « cyber-transgressif » (évitons de « criminaliser » et laissons l'appellation de cyber-délinquant à d'autres !) : l'internaute qui ayant acquis un ordinateur et un libre accès à internet veut légitimement jouir de toutes les ressources que lui offrent ces nouvelles technologies ; sur le chemin de son « bon plaisir », il butine et va émerveillé de sites en sites, rapportant de ses interminables explorations mouts trésors... Quand soudain surgit de la cyber-jungle le grand méchant Hadopi !!!! Voilà bien la base d'une fable post-moderne ! Dans un premier temps, c'est donc sur l'internaute que se sont arrêtés les débats : pour l'accabler (qui télécharge illégalement un fichier vole un vélo !) ou le défendre (le droit à l'information et à la culture doit l'emporter sur le corporatisme des auteurs !), la loi se proposant donc de manière graduée de « changer les comportement », d'apporter un peu de civilité, et de régulation. A ce niveau là du débat, j'ai noté les contradictions terribles que la gauche devait douloureusement surmonter : devait-elle prendre le parti des auteurs contre les internautes quitte à s'aliéner ces derniers ? Le téléchargement compulsif (comme il y a des achats compulsifs...) a-t-il vraiment à voir avec une défense inconditionnelle de la démocratisation de la culture ? Tout avoir pour rien nous rapproche-t-il d'un monde post-luttes des classes, peuplés de lutins et de fées libertaires, ou davantage d'une préhistoire dominée par les prédateurs qui siègent aux conseils d'administrations des grandes entreprises cotées en Bourse ? Quid du financement de la culture (notamment le cinéma) si celle-ci ne se décline désormais que sur le mode de la libre circulation et de la gratuité (retour/recours du mécénat ? Fonctionnarisation des artistes, créateurs et travailleurs culturels ?) ?
Pourtant, sans négliger la place de l'internaute dans la discussion, force est de constater que la révolution internet est moins le fruit d'un bouleversement des comportements individuels que d'une lutte industrielle féroce entre deux pôles qui auraient pourtant tout intérêt à s'entendre : une industrie culturelle installée avec ses marchés, ses réseaux (musique, cinéma, livres), ses rentes, et d'autre part l'industrie des communications qui n'a cessé de prendre de l'importance depuis ces dix dernières années. Pour faire simple, sans être caricatural, si il y 20 ans la communication était un exercice obligé pour assurer la promotion d'un film, on peut dire qu'aujourd'hui la logique est totalement inversée : c'est le film qui est le produit d'appel destiné désormais à promouvoir le fournisseur d'accès, acteur central de ce nouvel ordre technologique qui est aussi un nouvel ordre économique. Le « piratage » a toujours existé (que l'on se souvienne des pressages italiens des Beatles ou des copies venues de l'est) et existe toujours (en Afrique les copies officielles sont rares !) mais il ne jouait qu'à la marge d'un système dont l'ensemble des acteurs trouvaient des droits, des revenus, des positions reconnus et garantis par la loi. Aujourd'hui la libre circulation des fichiers, facilitée par les innovations technologiques, est devenue le cœur même de la révolution internet. Les positions d'hier vacillent (le manque à gagner est énorme), les acteurs installés n'ayant pas anticipé cette mutation se sont efforcés via un volet répressif de sauver les meubles puis de prendre l'histoire en cours avec plus ou moins de succès (les plateformes de téléchargement légal sont arrivés bien tardivement), il n'en reste pas moins que même si le consommateur est le grand bénéficiaire provisoire de cette dématérialisation de l'offre culturelle (exit le support, ses coûts et ses intermédiaires !), c'est surtout au profit des nouveaux acteurs économiques de l'immatériel que ce procès du support se fait (prestataires de services, mais aussi fabricants d'Ipod et autres gadgets technologiques à forte plus-value). So what ? Exemple typique de « destruction créatrice », étape ultime de la post-modernité économique qui verrait célébrer les noces d'un super-capitalisme conquérant et du gauchisme collectiviste ? Il n'y aurait pour contester ce brave new world que les tenants du vieux monde, attachés à leurs rentes et leurs privilèges ? Ou quelques mauvaises langues bien connues pour tirer sur tout ce que le monde présent peut offrir en matière d'innovations et de « progrès » ?
Rien n'est moins sûr... Certes, les industries culturelles voient leurs monopoles fortement contestés par la libre circulation des fichiers ; cette crise, elles ne l'ont pas souhaitée mais l'incapacité à réellement faire leur job, leur intégration dans des ensembles de plus en plus vastes, sans rapport aucun avec leur coeur de production initial (Que l'on se souvienne de Vivendi Universal et de son icône Jean Marie Messier et que l'on regarde le monde des livres aujourd'hui). Les années 90 ont vu le succès du nouveau format Cd sur le vieux vinyl mais cela n'a guère été dans le sens d'une baisse des coûts unitaires et d'un surcroît de signatures de nouveaux talents. Bien au contraire, les phénomènes de concentration propres aux bureaucraties de type capitaliste se sont traduits par la création de grands groupes multidisciplinaires où la production dite culturelle n'est qu'une activité parmi d'autres, soumises à des obligations de rendement qui privilégient de fait les block-busters aux artistes débutants, le conformisme esthétique à l'audace, la diversité et à la prise de risque... Les acteurs de l'industrie culturelle ont eux même par leur inertie contribué à se couper des artistes qui ont immédiatement vu l'intérêt d'Internet pour promouvoir leur travail, lui donner une visibilité quitte à reporter à plus tard la question d'un éventuel retour sur investissement. Il n'en a pas toujours été ainsi et ceux, théoriciens du piratage généralisé, qui justifient le téléchargement illégal en pointant d'un doigt accusateur les « majors » gourmandes et peu soucieuses des artistes, n'oublient que ces acteurs de l'industrie culturelle ont d'abord joué un rôle d'indispensables propagateurs, qu'à l'origine, il y a toujours eu un rêve, une ambition, voire un combat pour imposer dans l'espace public des esthétiques, des artistes et des œuvres qui étaient loin d'être consensuelles : Daniel Miller en Angleterre a signé Depeche Mode après les avoir vus en concert dans un pub sur son label Mute qui a promu des artistes des premières vagues électroniques : ce fut à la fois la maison de disque de Moby et celle de Diamanda Galas, Laibach, Boyd Rice..., Rough Trade le label de Geoff Travis reste un des grands fleurons en matière de pop et ce depuis 1977, malgré quelques vicissitudes financières, John Zorn de son label Tzadik propose un impressionnant catalogue de musiques contemporaines et nouvelles, et que dire des méritants « Metamkine » et Orkhestra, ou encore de Sub-Rosa... Et on pourrait multiplier les exemples dans le hip hop, les musiques électroniques, le metal pour ne s'en tenir qu'à la pop-culture... La maison de disque, même modeste, sans budget, underground, permettait d'accéder à une reconnaissance symbolique et sociale (voir son premier disque – même tiré à très peu d'exemplaires - dans les bacs comme pour les écrivains de corriger les premières épreuves) et hypothétiquement économique, elle pouvait transformer un désœuvrement ou un loisir en un possible succès social, et en signe fort de reconnaissance en même temps qu'elle apportait des valeurs esthétiques nouvelles. Même à l'heure des artistes/internet la signature avec une maison de disques, la sortie d'un disque et le concert, restent des moments forts en terme symbolique même si une partie essentielle de la communication de la musique se fait via le flux de la toile (Le succès en vente des Artic Monkeys découverts via myspace en est un bon exemple).
Pour autant, le libre accès technique théoriquement illimité à tous les contenus audiovisuels du web ne règle pas tous les problèmes : on peut légitimement critiquer le conservatisme des majors, leur « financiarisation », leur abandon d'une politique ambitieuse en matière de découverte et de lancement de nouveaux talents, mais au moins avaient-elles vocation à investir les gains réalisés dans le domaine musical. Et qu'en sera-t-il demain des fournisseurs d'accès qui tirent un grand bénéfice du travail des autres (cinéastes, écrivains, chercheurs, musiciens...), sans pour autant en rétribuer le travail ? Les artistes doivent-ils désormais se réjouir d'avoir changé « d'exploiteurs » au nom d'une plus grande visibilité de leur travail ? Car dans ce procès permanent des intermédiaires, même les artistes finissent par devenir encombrants (les fameux droits d'auteur)... on oublie cependant un peu vite quelle avancée cela a constitué pour les auteurs et artistes (en terme notamment d'indépendance au regard du pouvoir politique) et combien la possibilité de vivre de son travail a suscité des vocations (Si ! Si ! Plutôt punk qu'ouvrier en usine !). Sans parler d'une diversité qui est en partie liée à cette viabilité économique.... Dans les arguments pour un téléchargement libre et sans contrainte ni contrepartie, on voit revenir les vieux rêves des utopies gauchistes qui à défaut d'avoir prise sur le monde réel reportent sur la toile leur vieux rêve de démocratie culturelle absolue aux cotés de... Google ! Les discussions sont en cours, elles n'excluent pas des recours devant les tribunaux y compris Google qui se trouve obligé désormais de négocier a minima avec les syndicats et organisations qui représentent les auteurs, les éditeurs... mais on voit bien que sous couvert de « démocratie » la nouvelle donne cherche à passer en force, sans égard pour les créateurs et producteurs sans qui pourtant le web serait une toile bien vide.
Cela m'amène à un dernier point : celui de la justice sociale qui d'ailleurs est brandi comme l'étendard absolu face à toutes les restructurations liées à la globalisation « marchande » ; on imagine mal un monde où les artistes seraient des sous-citoyens ne bénéficiant pas des droits et garanties par ailleurs accordés à l'ensemble des autres citoyens notamment en ce qui concerne la possibilité de tirer un revenu de son travail, condamnés donc à créer en remettant leur survie au bon-vouloir d'un éventuel mécène ou de la compassion du public (un peu à la manière des artistes de rue)... Je l'imagine d'autant moins que la diversité et l'abondance en matière de productions/créations reste liée à l'existence d'un marché du livre, de la musique et du cinéma, n'en déplaise aux ennemis définitifs du marché, et à la rétribution de ses acteurs, et que la disparition du dit marché conduirait sans nul doute à un appauvrissement qualitatif de l'offre. Que nenni répondent en cœur les évangélistes du nouveau monde immatériel : il est fini le temps de l'artiste spécialiste, désormais chacun peut accéder aux contenus et interagir avec eux un peu à la manière d'un Marx dans ses rêveries les plus fumantes : chacun peut être toute à la fois journaliste, artiste de variété, penseur, vidéaste.... sans doute entre 19h00 et 23h00... Et pourtant, c'est bien cette division des taches, des domaines et des attributions qui permet à chacun de ceux-ci de se ramifier toujours plus, d'aller d'approfondissement en renouvellement et non de végéter dans un butinage de surface. La division du travail loin d'être une malédiction s'avère être un extraordinaire accélérateur qualitatif. La disparition de cette division ouvre en effet à la multiplication sans fin des œuvres de chacun hors de toute spécialisation : bout de concerts filmés de manière déplorable sur youtube, films de vacances sur fond d'electro-pop maison « cheap », demos qui en d'autres temps n'auraient jamais quitté le garage qui avait servi de studio d'enregistrement... mais que gagnons-nous véritablement dans cette prolifération de contenus (a)variés ? Les derniers concerts de Prince à Paris donnent un avant-goût de l'avenir : une musique universellement accessible sous format fichier et des manifestations/évènements rares, à un prix très élevé, uniques et non reproductibles. Les contenus sont désormais librement accessibles mais le temps devient le nouveau critère de division sociale : le temps est argent et le moment artistique vulgarisé sous format reproductible rejoint comme manifestation le domaine jamais aboli de la rareté symbolique et économique, avec tous les risques de bulles spéculatives.
On a vu à l'occasion de loi Hadopi que les artistes étaient divisés sur l'attitude à adopter : les uns sont prêts à céder sur la question du téléchargement illégal dans la mesure où ils peuvent escompter une rétribution de leur travail venue d'ailleurs (multiplication des concerts et des festivals, participation à des pubs, des bandes originales de films, commandes d'Etat...). D'autres restent attachés à un contrôle de leurs œuvres et voient d'un mauvais œil une libre circulation qui s'apparente à un pillage... Si l'intérêt de fournisseurs d'accès comme Google est de pouvoir compter à moindre frais sur le maximum de contenus audiovisuels, il n'est certainement pas dans l'intérêt de la société et des usagers de laisser les artistes sans revenus, ce n'est pas seulement une question de justice sociale, mais c'est aussi une condition de la diversité et de son foisonnement créatif. Le bouleversement technologique du web oblige à terme à trouver un nouveau modèle économique, de nouvelles normes juridiques et un consensus social qui permettent d'articuler des intérêts divergents des opérateurs en nouvelles technologies, des usagers et des artistes. Pour l'heure il est plaisant de voir que souvent les plus ardents défenseurs du téléchargement libre déploient une rhétorique que les promoteurs de la mondialisation cannibale ne réfuteraient pas. Et plaisant de voir que les vrais amateurs de musique n'hésitent pas à lancer des cyberlabels sur les modèle des souscriptions des libraires du XIXème afin de palier au manque d'ambition des maisons de disques et de financer de nouveaux artistes via le web. Voilà qui nous amène loin de la jungle de téléchargement compulsif et consummériste...