vendredi 7 décembre 2018

le mouvement des gilets jaunes : le retour de la lutte des classes ?

Le mouvement des gilets jaunes a pris de court tout le monde ; politiques, journalistes, spécialistes des questions sociales, politologues aguerris, responsables syndicaux, personne n'a vu venir ce retour de flammes que beaucoup peinent à comprendre, qui échappe par bien des aspects à tous les précédents auxquels certains souhaiteraient les réduire. L'aspect apolitique, la diversité des revendications empruntant aussi bien à la "colère fiscale" (d'inspiration libérale, portée souvent par la droite) qu'à des demandes de justice sociale, de pouvoir d'achat et d'amélioration des services publics (plus marquées à gauche), la diffusion de cette colère sur l'ensemble du pays et non dans quelques lieux hautement symboliques, sa puissance d'irradiation virale par les réseaux sociaux, tout concourt à rendre illisible selon les standards habituels du commentaire politique ce mouvement qui autorise autant des lectures de gauche que de droite. 
Il est étonnant de voir que tous ceux qui n'avaient pas vu venir cette insurrection 2.0 ont immédiatement cherché à en disqualifier la teneur insurrectionnelle et les demandes paradoxales. L'expression "chiens de garde" n'a jamais été autant d'actualité : que l'on compulse les premières réactions il y a trois semaines de la presse "progressiste", "éclairée" et l'on prendra la mesure des "préjugés de caste" qui ont conduit nos éditorialistes bavards à passer à côté de l'histoire en marche ; au hasard des lectures j'ai appris que ce mouvement n'était là qu'un avatar du "poujadisme", du "boulangisme", du "lepénisme", que tout cela ne mènerait qu'à "l'autoritarisme", à des ligues liberticides... bref, tout cela était "dangereux" autrement dit indisposait des plumes et les voix qui il y a quelques années se seraient rangées aux côtés de ces nouveaux "déclassés" en quête de justice, de dignité, de reconnaissance... mais non, les temps ont décidément changé, les coups les plus durs, les jugements les plus expéditifs et les plus infamants sont venus... de la gauche  ! Ce gilet jaune phosphorescent est à lui seul un drapeau et un déclaration : ces gens là sont seuls dans la nuit, ni les syndicats, ni la gauche intellectuelle (à l'exception notable du triptyque Todd, Guilluy, Michea), ni leur propre représentation traditionnelle (gauche comme droite) ne les voient, ils sont l'ombre portée d'une mondialisation heureuse, ils n'ont pas disparu, ils décrochent, ils tombent, mais ils sont toujours là et ils sont là pour longtemps ; c'est le coursier qui vient livrer vos vêtements achetés sur un site web et livrés à domicile en une journée, ce sont ces femmes (beaucoup de femmes chez les Gilets jaunes, qu'en pensent nos féministes officielles qui militent pour l'écriture inclusive ?) qui cumulent les temps partiels pour permettre à leurs enfants d'avoir une vie décente, ces salariés qui partent tôt le matin et rentrent tard le soir, en voiture ou dans les RER bondés, parce qu'ils travaillent très loin de chez eux, ne pouvant plus se loger à proximité de ces grandes villes toutes interchangeables où la "france gentrifiée" tient désormais ses quartiers inaccessibles au commun de ces néo-prolétaires... Et voilà qu'ils décident de sortir de leurs périphériques, de se rappeler au bon souvenir d'une majorité et d'un Président qui leur avait promis la "révolution" dans un remarquable livre/manifeste. Alors jacquerie ? révolte ? insurrection ? Révolution ?
ici je tenterai une lecture externiste de ce mouvement que nos éditorialistes ne peuvent/veulent comprendre ; certains y ont vu le salutaire et espéré retour d'une lutte des classes sur le modèle des grands précédents de la Commune de Paris ou du Front populaire ; il est vrai que la rhétorique et les rappels à l'ordre de toutes les ORTF du moment (mention spéciale à BFM là se trouvent quelques futurs ministres de l'information !) évoquent furieusement la presse bourgeoise conservatrice "versaillaise" qui appelait à faire "sonner la troupe" contre le "socialisme" rampant des communards... Mais au final tout est bien plus complexe ; les hommes et les femmes qui arborent les gilets jaunes ne sont pas réductibles aux exploités et aux opprimés que les organisations marxistes représentaient autrefois, ils appartiennent à ces catégories sociales hier  encore normatives qui dans la nouvelle donne économique sont peu à peu externalisées, "outsiderisées", reléguées aux marges d'un meilleur des mondes,  propriété de nouveaux insiders, heureux gagnants d'une économie ouverte où ces derniers trouvent spontanément leur place. L'erreur du Président, outre le fait d'avoir réduit la "république en marche" aux seules CS+ qui forment le gros de ses sympathisants, tout en offrant un diagnostic et des perspectives à l'ensemble des outsiders qui y ont vu une promesse d'avenir et d'amélioration de leur vie dans ce qu'elle a de plus élémentaire, est d'avoir cédé au credo du libéralisme classique : dans le schéma isouien la révolution "en marche" LREM se réduit aux seuls gagnants de la nouvelle économie, avec l'idée que la bonne santé de ces premiers de cordée rejaillira mécaniquement sur l'ensemble des catégories sociales. Mais le Président découvre que l'histoire n'est pas écrite pas les gagnants, bien au contraire, ceux-ci défendent des situations acquises, tandis que les outsiders n'ont d'autre choix que de subvertir l'ordre existant pour exister, politiquement, économiquement, socialement. Ma sympathie leur est acquise, n'en déplaise à tous les Roger Gicquel qui se répandent en images ou en textes pour nous expliquer que la France doit avoir peur devant cette peste jaune, où en sommes nous arrivés pour considérer avec mépris les demandes de ceux et celles qui veulent juste "vivre dignement de leur travail", comment la République qu'ici et là on nous demande de défendre par tous les moyens, y compris les plus répressifs, policiers, a-t-elle pu à ce point devenir "censitaire" ? Les insiders ( les internes dans le vocabulaire d'Isou) occupent aujourd'hui les grandes métropoles qui concentrent des services publics de qualité, les secteurs innovants de l'économie, une population pleinement  en phase avec la mondialisation heureuse, et ses gains matériels... au delà du périphérique commencent les problèmes, les banlieues et plus loin les zones périurbaines et leur déclassement... Tandis que je termine ce post, j'apprends que PAris se "barricade" dans l'attente d'une journée dont depuis une semaine on ne cesse de nous annoncer qu'elle sera "terrible", il fut un temps où dans ce même Paris les communards dressaient des barricades contre le pouvoir versaillais ! Ce n'est pas un classique retour de la lutte des classes mais bien un conflit inédit entre déclassés et surclassés, insiders et outsiders.  Et l'on comprend d'autant mieux cette irruption des lycéens et des étudiants dans un conflit qui de prime abord ne les concerne pas : la galère comme communauté d'expérience laisse entrevoir ce que ce monde non réformé leur offrira ; les gilets jaunes de demain seront peut-être tous titulaires d'un Master universitaire plafonnés dans leurs revenus et leurs perspectives de vie, les étudiants connaissent déjà ces conditions précaires (leurs difficultés matérielles sont largement documentées), ils anticipent que la promesse républicaine d'un surclassement par le diplôme qui valait pour leurs parents n'est peut-être plus d'actualité, toutes ces années de servitude pour quel résultat ? Dans cette convergence des luttes externes qui n'aura pas lieu pour l'instant, il manque la banlieue, qui commence à bouger (un comité Adama Traoré était présent aux manifestations de dimanche dernier), car nombre de leurs habitants ne sont pas des "assistés" mais des salariés en galère comme leurs homologues des zones périphériques. Les émeutes de 2005 avaient mis en lumière ce paradoxe de zones enclavées aux portes de Paris.
Je n'ai jamais goûté le lyrisme de la violence cher aux situationnistes, la course en avant vers toujours plus de radicalité est une impasse ; les commerces détruits, les blocages ont des conséquences économiques dont ces mêmes gilets jaunes seront demain les premiers à pâtir. On entend résonner de plus en plus l'injonction "Macron Démission", les circonstances historiques révèlent les hommes, distinguent les grands des seconds couteaux insignifiants, je mesure tous les manques  du président actuel, comme si la promesse macroniste, avec tout ce qu'elle comportait d'inédit, n'avait été qu'un argument publicitaire destiné à mettre à la première place un chef d'entreprise attaché d'abord à récompenser ses cadres performants, mais autour de lui quelle alternative ? Je ne pense pas contrairement à Serge Rafy (ICI) que les extrêmes soient en embuscade et menacent notre Démocratie, et pour tout dire je considère que la France Insoumise et le Front national sont des offres politiques comme les autres, aussi respectables et aussi défaillantes que les autres à savoir "partielles, insuffisantes, falsificatrices" et donc incapables de proposer des réponses économiques, sociales durables aux crises que traverse pays. Mais le Président doit parler et sortir d'un libéralisme restreint qui ne s'intéresse qu'aux heureux gagnants d'une mondialisation de plus en plus grippée. La République en Marche doit marcher jusqu'à cette France périphérique et non se bunkériser dans les grandes villes ! 
J'ai dans le cadre d'un bulletin dont le nom frappe par son urgence (Union de la Jeunesse, des Créateurs et des Producteurs) publié le dernier manifeste politique d'Isidore Isou, je suis saisi par l'actualité des points développés sur la fiscalité, la réforme de l'état et de la vie politique, la prise en compte des marges de l'économie officielle (jeunes et outsiders), et l'ambition de refonder un contrat social ouvert à tous, avec le projet fervent d'un progrès social dont beaucoup semblent faire leur deuil. Je le remettrai en ligne prochainement. Et Demain, 89000 policiers assureront quoi ? la maintien de l'ordre ? N'est-ce pas plutôt une déclaration de guerre ? Du jamais vu ! Les enjeux sociaux méritent mieux que cette dérive policière... mais ce qui devrait nous inquiéter, ce sont non les "casseurs" et les "ultras" qui seront malheureusement là bien sûr, mais plutôt les insiders, nos heureux gagnants, les bénéficiaires de l'ordre établi, et leur volonté aveugle de garantir fût-ce au pris des pires injustices l'ordre d'une république dont les valeurs de "liberté, égalité, fraternité" sont bafouées depuis trop longtemps ; le XIXème siècle a montré à quelle sauvagerie ces gardiens sourcilleux de l'ordre formel pouvaient se livrer face aux manifestations ouvrières ; demain dira de quelle étoffe est fait ce pouvoir, demain dira si l'ordre doit l'emporter sur la justice.

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