Quelques
lectures récentes m'ont conduit à revenir à d'autres plus
anciennes encore, et à interroger quelques certitudes qui font
aujourd'hui autorité... Le nom de Robert Estivals est connu des
lecteurs qui s'intéressent à l'Internationale Situationniste ; en
effet le numéro 4 (1960) de l'IS comprend une mise au point de Guy
Debord à propos des thèses défendues par Estivals dans le numéro
4 de la revue Grammes ; Estivals, outsider de circonstance,
s'invite alors dans les débats en cours. Ses analyses critiques des
mouvements d'avant-garde les plus récents sont largement développées
dans deux ouvrages ultérieurs L'Avant-garde culturelle parisienne
depuis 1945 et son hypergraphie idéographique synthétique
(aux Editions Guy Leprat 1962 et 1964). Il a cependant une œuvre
théorique qui excède cette seule période comme en témoignent ses
nombreux travaux universitaires consacrés à la bibliologie sans
parler de ses tentatives de « déborder » par la
« gauche » et par l'art le lettrisme et les
situationnistes avec ses différents groupes, l'ultra-lettrisme, le
signisme et in fine le Schématisme. On lira d'ailleurs avec profit
les deux volumes de son Histoire du schématisme publiés aux
Editions L'Harmattan. Cette figure souvent minorée de l'avant-garde
brille surtout par son travail de théoricien et d'historien ; formé
au Lettrisme, en rupture lui aussi, son travail n'en représente pas
moins un prolongement de la révolution hypergraphique dans sa
dimension fonctionnelle, à savoir la communication. C'est cependant
une figure qui reste atypique dans la mesure où il a, comme
d'ailleurs Henri Lefebvre, un pied dans le monde universitaire et un
autre dans les marges de l'avant-garde où il affiche des prétentions
hautement dialectiques.
Pour la
petite histoire les numéros 4 et 5 de L'internationale
Situationniste (où Debord et Jorn ferraillent avec Estivals et
Isou) révèlent les enjeux d'une confrontation engagée dans le
cadre d'une lutte pour le leadership au sein d'un monde
avant-gardiste en plein bouillonnement ; la revue Grammes et les deux
livres d'Estivals, le brûlot d'ISou L'internationale
Situationniste, un degré plus bas que le Jarrivisme et que
l'englobant (Poésie Nouvelle, 1960), la réponse conséquente de
Jorn dans le numéro 5 de l'IS La Création ouverte et ses ennemis
(détournement du titre bien connu du grand classique de Karl Popper,
la Société ouverte et ses ennemis, drôle
quand on connaît le sectarisme des situs question « ouverture »)
soulignent combien le début de cette décennie représente une
époque charnière où les places sont loin d'être définitivement
acquises. Chacun des acteurs du champ avant-gardiste entend occuper
la ligne d'avenir, préciser ses positions et disqualifier une
concurrence toujours plus entreprenante : les situationnistes veulent
dépasser l'art pour la création consciente de situations
(révolution de la vie quotidienne), placée sous le signe d'une
dialectique négative convaincus d'être la seule réelle avant-garde
au milieu de toutes sortes de néos et de rétros,
Erreur ! On n'en a pas encore fini avec l'art ! Le lettrisme, laissé
pour morbidond, défend plus que jamais les territoires inexplorés
de l'art et le rôle de révélateur/initiateur de l'artiste
d'avant-garde sans pour autant renoncer à réformer sur le plan
économique et social une société sclérosée avec, pour et grâce
à une jeunesse avide de reconnaissance ; Dufrène, Wolman, Brau
viennent de former une seconde Internationale lettriste, la peinture
lettriste gagne une visibilité plus que méritée (Galerie Weiler,
1961), le phénix lettriste prend son envol, en pleine puissance de
ses moyens.... enfin Estivals, en dissidence avec les uns et les
autres s'affirme très clairement « à gauche » et
cherche à réconcilier dans un même mouvement émancipateur
l'exigence d'innovation formelle chère aux avant-gardes et le souci
d'une transformation de la société héritée du marxisme. Il a
publié la revue Grammes avec Dufrène et Villeglé notamment
au sommaire, il inscrit sa démarche dans le sillage du lettrisme
mais refuse « l'ego démesuré » et le solipsisme des
artistes d'avant-garde autant que le formalisme qui se désintéresse
totalement du devenir social des œuvres qu'il produit. Bref,
pas question d'une sortie des artistes !
Mais là
n'est pas aujourd'hui le sujet. C'est le témoignage de l'historien
qui nous intéresse ici. Dans une analyse à chaud des événements
de Mai 68, il revient en effet longuement sur cette genèse du
mouvement de mai dont il voit les prémisses dans le style de vie,
les valeurs et les propositions des avant-gardes apparues dans
l'immédiat après-guerre. Abordant les nombreuses ruptures et
polémiques notamment avec la figure tutélaire d'Isou, il avance
outre les classiques conflits de propositions (gauche versus
droite/matérialiste versus idéaliste, dépassant versus dépassé)
une explication pour le moins déroutante :
« Aucun
de ceux qui prirent la tête de la nouvelle manière de penser
n'appartenait au judaïsme. Profondément antireligieux, ils se
moquaient bien des idéologies tirées de quelque religion que ce
fut. Cette attitude fut généralement sensible au moment de la
rupture et elle donna matière, de part et d'autre, à des démarches
qui n'étaient pas sans un relent de racisme (nous
soulignons, CDE). Isou nous le reprocha, et nous lui
avons en son temps répondu. Mais on retrouve aussi la même critique
chez Debord qui écrivant (Potclach numéro 22, 5) : « il y
lieu de croire que leur dernière ambition sera de fonder une petite
religion judéo-plastique ». Cette critique portait aussi sur
les noms. Ainsi Dans Potlatch 26 on dévoilait les pseudonymes :
« Isidore Goldstein alias jean Isidore Isou... Moïse Bismuth
alias Maurice Lemaître... Pomerans alias Gabriel Pomerand... »
in
Communications, De l'avant-garde esthétique à la
révolution de mai, p. 90, 1968
L'Agrégation
d'un Nom et d'un Messie ne cachait rien pourtant des ambitions
théologiques du jeune Isidore (une quête paradisiaque d'éternité,
la « révélation » d'une nouvelle Table des lois de la
culture établie en fonction d'une valeur absolue, la création, et
l'Annonce de nouvelles terres promises à conquérir), ni de sa
formation intellectuelle et spirituelle (marxiste et « sioniste
de gauche » avant de forger lui même sa propre théorie
politique) avec laquelle il n'a jamais confondu son projet (jamais de
crispation identitaire chez lui, ni de « repli communautaire »
mais l'exigence d'aller au delà de toutes les positions acquises
même sur un plan spirituel), il reste qu'une partie de son utopie
est indissociable d'une dimension théologique dont les aspects les
plus militants (je pense notamment aux Notes pour judaïser la
France dont le titre et le contenu ferait sans doute aujourd'hui
comme hier dresser bien des cheveux, à droite et à gauche !)
pouvaient sans doute rebuter les plus mécréants des jeunes
apprentis révolutionnaires, nourris à l'athéisme de circonstance.
Pourtant dans Amos ou introdution à la métagraphologie (Ur,
1953) il précisait : « Toutes les branches de la connaissance
n'ont d'importance que par rapport au Paradis. Les disciplines se
sont formées elles-mêmes, comme autant de voies centrales ou
d'impasses, devenues meurtrières, vers le Foyer éternel et intégral
de la Joie. (..) A l'aveuglement mystique (ignorance de Dieu) et à
l'aveuglement nihiliste (négation de Dieu), il s'agit d'opposer la
méthode créatrice (isouienne) qui est la connaissance de la Loi à
laquelle obéit Dieu et des voies par lesquelles on peut devenir son
égal ». On le voit, la poésie lettriste, le cinéma
discrépant, ciselant, la métagraphie... n'étaient que les premiers
gestes d'un projet autrement plus ambitieux ! (voir à ce sujet les
deux tomes de Frédérique Devaux De la création à la société
paradisiaque, Editions du Christolien, 1996)
L'exégèse
dominante et les historiens du situationnisme pointent à propos de
la scission fondatrice de 1952 (la fameuse « Affaire
Chaplin ») une opposition entre un pôle matérialiste
(annonçant l'urgence d'une « dérive » marxiste de
l'internationale lettriste dans une version plus libertaire que
léniniste et stalinienne) et un pôle idéaliste encore attaché à
l'art, à ses mythes, ses valeurs, ses supposés pouvoirs comme si
une révolution spirituelle et artistique voilait la nécessité
historique d'une révolution matérielle et politique dans la plus
fidèle tradition dialectique (Hegel, Marx). Les internationaux
lettristes plus abruptement se désignaient comme la « gauche »
du mouvement lettriste par opposition à la « droite »,
esthète et artiste, illustrée par les noms d'Isou, Lemaître et
Pomerand qui n'en demandaient pas tant... On croirait voir se rejouer le conflit entre jeunes
hégéliens de gauche et de droite comme s'il s'agissait de remettre
sur ses pieds matérialistes (comprendre par là marxistes) la
dialectique de la création... c'était sans doute le cas mais la
remarque d'Estivals soulève un point important qui est rarement
repris et commenté.
Dénoncer
les véritables patronymes, envisager une possible « religion
judéo-plastique »... voilà qui n'était guère nouveau hélas,
l'histoire récente en offrait maints exemples, l'antisémitisme pas
encore complexé a eu longtemps pignon sur rue en France, qu'il
s'agisse d'un antisémitisme de plumes ou de bottes. Il n'est qu'à
lire les critiques du livre de Céline (écrivain génial mais...)
Bagatelles pour un massacre rassemblées par André Derval
(Ecritures, 2011) pour prendre la mesure de la puissance de préjugés
antisémites à l'œuvre aussi bien dans la presse de droite que de
gauche.
Chaque écrit
de Guy Debord fait aujourd'hui l'objet de commentaires minutieux, et
de controverses multiples, on y cherche les références, les
lectures, les emprunts aux classiques de la littérature et de la
théorie politique... mais rarement du côté de l'extrême droite !
Cependant, dans le contexte d'un après-guerre qui succédait à un
antisémitisme d'État promulgué par le régime de Vichy, point
d'orgue d'une tradition antisémite des arts et des lettres dont
l'affaire Dreyfus avait révélé toute l'ampleur, le recours à la
dénonciation/délation, la stigmatisation chez le contradicteur de
sa « judéité » étaient loin d'être de « simples
détails » participant du folklore de l'avant-garde, de ses
rites d'intégration et d'exclusion. Ils prenaient toute leur place
dans une tradition toujours vivante après-guerre, en France et en
Allemagne et qui perdure jusqu'à aujourd'hui avec un certain succès
. On lit ainsi dans les "écrits" posthumes de Carl Schmitt, théoricien politique
nationaliste et antisémite, auteur en 1950 du grand texte Le
Nomos de la Terre (encore un décidément pour qui la terre ne
ment pas !), une évocation d'Isou qui ne souffre aucune ambiguïté
:
« Le
génie juif, dit B.
(Bernanos) est un
génie de contradiction. S’il n’en était pas ainsi, voilà
longtemps qu’on ne parlerait plus de race juive, et il ne serait
pas plus question de restituer la Palestine aux Israélites que la
Toscane aux Étrusques.
Comme tout cela est
candide et démodé au vu du fait que le nouveau messie, Isidore
Isou, avait déjà achevé à ce moment là son Agrégation
d’un
nom et
d’un
Messie,
et que Gallimard, l’éditeur commun, l’imprimait et la publiait
alors que le brave Bernanos vivait encore ! »
et plus loin d'ajouter, avec ce qui se veut sans doute une pointe
d'humour « À
Isidore Isou :Vous parlez certes beaucoup des élites mais le plus
souvent vous vous en doutez à peine : Il n’y a plus que des
Isra-élites dans le grand espace planétaire. »
(Carl Schmitt Glossarium, extraits, présentation par Denis Trierweiler, qui souligne dans son introduction combien les extraits traduits proposés au lecteur français sont souvent expurgés de tout ce qui peut fâcher .. PUF CITES 2004, page 197 et l'ensemble du texte, un monument d'antisémitisme décomplexé mais en privé !)
Cette
dénonciation des vrais/faux patronymes à seule fin de démasquer le
« juif » embusqué comme David Vincent plus tard avec ses
extra-terrestres (les envahisseurs !) dans une série tv à la mesure
de la guerre froide propice à toutes les paranoïas prolongeait les
campagnes de calomnies, d'invectives et de haine menées dans les
années 30 par l'Action française et la presse engagée à l'extrême
droite (comment ne pas penser au lynchage de Bernard Natan, calomnié,
dépouillé, condamné, libéré et finalement déporté) :
« dans
un tel contexte, l'idée que le nom comme repère et stigmate puisse
disparaître, ne pouvait que faire croire la phobie d'une
« invasion » d'autant plus repérables qu'elle serait
invisible. « Ouvrez l'annuaire du téléphone du département
de la Seine. La proportion des juifs abonnés est effarante. La liste
des Lévy est deux plus longue que celle des Durand et Dupont réunis.
Et encore combien de Juifs ou de demi-juifs se cachent sous ces noms
bien français ? » se demandait Jacques Dumas, dans un article
intitulé « L'invasion juive » publié dans l'Ordre
National du 1er avril 1939. Il importait donc de retrouver et
d'exhiber les patronymes d'origine, voire le cas échéant, de les
inventer. Dans l'hebdomadaire Gringoire du 26 aôut 1938 , par
exemple, Henir Béraud désignait le ministre de l'Éducation
nationale du Front populaire par la formule « Isaïe dit Jean
Zay » (in
Changer de nom
par Nicole Lapierre, Stock, 1995).
Rien qui
trahisse pourtant, à ce détail près, dans la maigre littérature
de l'auteur de la Société du Spectacle ou ses alentours, une
quelconque filiation avec l'Action Française, Drumont, Maurras
ou le National Socialisme si ce ne sont une postérité embarrassante et justement les diatribes
terribles d'Isou contre ceux qu'il a dénoncés, non sans outrance,
comme des « néo-nazis ». C'est dire si le polémos
isouien avait anticipé notre point Godwin ! Non que les
situationnistes se soient livrés à quelques tueries de masse, ou en
aient repris à leur compte les théories nationalistes et racistes,
il s'agit bien plutôt chez Isou, qui comme toujours estime que les
idées (théories) précèdent et prescrivent les actes (praxis), de
stigmatiser une posture intellectuelle attachée à un système de
valeurs figées, érigé en norme définitive pour l'avenir, quitte à
réduire à néant tous les autres aspects de la culture qui irrigue
en dernière instance la vie. Avant de tuer et d'exterminer
massivement, les tenants du National Socialisme (Darré, Rosenberg,
et Hitler lui-même) ont été très prolixes en essais, articles,
affiches, conférences où ils ont exposé ad nauseam leur projet
révolutionnaire et dénoncé dès Mein Kampf leurs différents
adversaires « asociaux, métèques, dégénérés, juifs »
et autres ennemis de la pureté Nationale socialiste. « la
terre et la race » pour les uns, comme « le prolétariat
et la société sans classe » pour les autres, devaient rendre
inutiles toutes les autres valeurs dans les domaines des arts, des
sciences ou de la philosophie. Dans la perspective humaniste d'Isou
il ne s'agit jamais de retirer, de détruire, de retrancher, de
diminuer mais tout au contraire de multiplier, d'augmenter, par la
création, les œuvres, les valeurs, les idées, à l'intérieur de
toutes les disciplines culturelles et d'améliorer ainsi la condition
des hommes. Comme il le rappelle, « les recherches de la
culture représentent un effort long et patient et toute rupture avec
cet ensemble de connaissances ne peut signifier qu'un retour à la
barbarie » et plus loin d'enfoncer le clou, reprenant le
mot de Lénine, « les situationnistes qui prétendent, au
nom de l'organisation de la société future, rompre avec les
éléments de la culture passée et même les rejeter pour leur
substituer brutalement les valeurs « vitalistes » ,
sous-sous-culturelles, ne sont même pas des marxistes, mais pire,
des troglodytes !Je dis pire, car nous quittons alors le marxisme
le plus bas pour rejoindre carrément le fascisme, la réaction
répétée sous différents prétextes; que nous avons connue depuis
le Calife Omar et l'anéantissement irréparable de la Bibliothèque
d'Alexandrie jusqu'à l'Anti-culture d'un Goerring » (in
Contre l'Internationale Situationniste, p. 111/112, HC d'ARTS)
Et c'est
bien contre cette anti-culture supposée émancipatrice que son
utopie progressiste, obéissant à un principe de dépassement et
d'innovation, livre ses premières batailles littéraires : les
opposants à la « création bénéfique », les
conservateurs et les réactionnaires pour qui le « meilleur »
n'a de sens que dans une tradition bien installée, qu'ils sont prêts
à défendre avec les armes si nécessaires, qu'il s'agisse d'une
réduction aussi pauvre que la « nation », le
« peuple », la « race » ou « le
prolétariat » au nom de laquelle toutes les autres valeurs et
branches de la « culture et de la vie » se voient écrasés
irrémédiablement, représentent sous la plume d'Isou ces
« néo-nazis » qu'il ne cessera de dénoncer, en
réformiste incurable. Et ce d'autant plus que le goût romantique
affiché pour une certaine violence, symbolique ou réelle, chez les
situationnistes (blousons noirs, émeutes urbaines et
lumpen-prolétariennes très éloignées de la tradition marxiste, il
n'est qu'à relire le peu de considération qu'avaient Marx et Engels
pour cette « canaille ») ne pouvait manquer de rappeler
chez Isou les exactions d'une jeunesse sans avenir enrôlée dans la
nationalisme haineux et belliciste. Elles représentaient dramatiquement, dans une version nihiliste, des exemples vivants d'un Soulèvement de la Jeunesse (première
tentative aboutie chez Isou de donner une analyse sociologique et surtout
économique aux mouvements radicaux, délinquants ou politiques,
d'une jeunesse désaffiliée).
Le témoignage de son camarade d'alors, Serge Moscovici fondateur de
la Psychologie sociale, est ici particulièrement éclairant. Dans
son livre autobiographique Chroniques des années égarées il
revient sur ses terribles journées de janvier 1941 où fut organisé
par les légionnaires de la Garde de Fer aidés des populations
civiles un véritable pogrom , hélas un parmi tant d'autres, dans
les quartiers juifs de Bucarest, Isou a alors 16 ans :
« Si
je fus heureux de revoir Isou ? Oui, mon coeur bondissait de joie en
l'écoutant parler de la chance qu'il avait eue d'en réchapper
vivant. Il avait été arrêté,puis
conduit au quartier général de la Garde de fer. Là, ses gardiens
l'avaient d'abord frappé copieusement avec des matraques de
caoutchouc comme pour le faire éclater. Ensuite, on l'avait torturé
et sermonné sur les méfaits des Juifs qui propagent la syphilis, la
prostitution, la pédérastie et autres plaies d'Égypte. Tout cela
au milieu du tapage et de la confusion des gens qui cavalaient en
tous sens et s'égosillaient à hurler. Il passa la nuit avec trente
autres personnes, enfermés dans un petit réduit, sûrs que, d'un
moment à l'autre, on les ferait monter dans un camion pour les
transporter à l'endroit où on les fusillerait. Chaque fois que la
porte s'ouvrait, Isou se figurait qu'on venait le chercher. Il ne
tenait plus sur ses jambes quand, s'apercevant qu'il n'était plus
gardé par personne, ni menacé par personne, il se retrouva avec les
autres au milieu de la nuit dans la rue, à peine vêtu. Certains
otages avaient été emmenés on ne savait où, avant d'être
relâchés précipitamment. Isou racontait et racontait pour se
rassurer et rassurer les siens. Mais la hantise d'avoir été frappé
au point de ne plus y voir clair, d'avoir été plongé dans l'odeur
insoutenable d'urine et de sueur, humilié par n'importe qui, se
lisait dans ses yeux myopes. Avoir été si près de la mort fit
remonter dans son corps une sève de frayeur qui ne s'est jamais
apaisée. Par la suite, et même à Paris, il me donnait l'impression
que sa maladresse physique, son désarroi intérieur remontaient à
ces journées sordides. »
La
violence des diatribes d'ISou contre les situationnistes
« néo-nazis » est à interpréter comme une réponse
maximaliste à la dénonciation des patronymes juifs, touchant un
point sensible chez Isou mais aussi chez Lemaître, et trop connotée
du côté de l'extrême droite. C'est d'ailleurs ce dernier point
qu'Isou reprend dans sa défense réitérée et définitive de
Chaplin, l'homme de progrès et le grand créateur :
« Chaplin,
l'un des maîtres de premier ordre du mime et du cinéma – admiré
par tous ceux qui s'élèvent contre la basse production de ces
secteurs -, l'homme pourvu d'une morale révolutionnaire – auquel
les sociétés arriérées et conservatrices américaines avaient
intenté un procès de mœurs en 1937 et qui venait d'être
pourchassé par le maccartysme raciste des États-Unis -, était
insulté à Paris par un groupe de jeunes gens dont aucun n'avait
encore apporté autant dans l'art, dont aucun n'avait subi autant
d'attaques policières, dont aucun n'avait si courageusement combattu
contre les réactionnaires ; pire il était insulté à un moment où
les courants racistes recommençaient la reconquête de la France »
in Contre L'internationale Situationniste, HC d'Art, 2000, p.
167
La
surenchère rhétorique derrière l'outrance et l'excès fonctionne
comme une provocation qui cherche à mettre au grand jour un
implicite caché, un vice fondamental, sous les habits respectables
d'une discorde intellectuelle comme si elle permettait a posteriori
d'expliquer les curieuses dérives et les non moins étonnants
héritiers de Guy Debord.
Pas de
procès d'intention, ni de chasse aux sorcières ! rien n'autorise à
ajouter à la mauvaise réputation de Guy Debord ce dernier fait
d'arme peu glorieux. Mais les « mots sont importants » et
l'exégèse minutieuse devrait aussi s'arrêter sur ces détails là
qui ouvrent parfois des portes inattendues. Certains se sont ainsi
émus de voir leur auteur favori récupéré en partie par
les tenants de la Nouvelle Droite (Alain de Benoist) et n'y ont vu
qu'un « détournement » aberrant, une forfaiture ultime
de l'adversaire. Pourtant la prose du dernier Debord évoque
d'avantage Contre le Monde moderne de Julius Evola que les
« lendemains qui chantent » de l'Internationale, ou la
confiance et la détermination d'un Blum au milieu de la tempête, et
c'est tout naturellement qu'elle trouve sa place au sein d'une doxa
anti-moderne, « critique critique », marquée par la
défiance à l'égard des corps intermédiaires (presse, syndicats,
partis), le soupçon généralisé (« on nous cache tout, on
nous dit rien » chantait déjà Dutronc) et une « conception
policière de l'histoire », largement acquise aux affabulations
complotistes et conspirationnistes, surtout à l'heure d'une
mondialisation qui met à mal tant de souverainismes susceptibles.
Dans ce « pire des mondes », le clivage gauche/droite n'a
plus guère de sens, tous les auteurs et débatteurs communient dans
la même hypothèse d'une « menace fantôme », qui
organise « la misère du monde » et une vie démocratique
réduite à l'état de simulacre. Anselme
Jappe, auteur de la première étude sérieuse sur Guy Debord, a beau
jeu d'essayer de sauver les meubles de la maison Debord, on aimerait
sérieusement savoir au profit de qui la désinformation
spectaculaire se trouve organisée ; de qui ou quoi le spectacle
est-il le nom ? Et lui-même semble pourtant céder aux mirages
d 'une manipulation généralisée dont on ne sait jamais qui
sont les bénéficiaires :
« Debord
qui a poussé si loin la recherche sur les mécanismes et les racines
du pouvoir contemporain se convertirait-il maintenant à une
conception « primitive » de la domination, qui partout
des intrigues et des espions ? On ne peut cependant nier que
les années qui ont suivi ont apporté de nombreuses confirmations»
(in Guy Debord,
Via Valeriano, p. 169) Et Jappe d'égrener la longue litanies de
« falsifications » qui viendraient comme autant de
preuves d'un mensonge généralisé (implication de la Cia dans la
promotion du Pop Art au niveau international durant la guerre froide,
« crimes imaginaires » de Saddahm Hussein et du couple
Ceausescu pour justifier ici une guerre du Golf, là un putsch...).
Voilà
qui nous ramène à la « foire aux illuminés » analysée
avec brio par Pierre André Taguieff : dans ces arrières-cours de
moins en moins clandestines toute référence à un quelconque
principe de réalité est abolie, chacun peut laisser son imagination
divaguer et des rapprochements inattendus s'opèrent dans la
dénonciation de toutes les « versions officielles » et
de toutes les forces obscures qui dans l'ombre intriguent... De
l'extrême droite révisionniste d'hier, Maurice Bardèche dès
Nuremberg ou la
nouvelle Jérusalem en
1948, mais aussi Paul Rassinier et son impayable Mensonge
D'Ulysse (1950) ou
encore Henry Coston le traqueur obsessionnel des minorités
invisibles, aux insinuations aujourd'hui d'un Emmanuel Ratier, d'un
Thierry Meyssan ou plus récemment d'un Alain Soral, un même
imaginaire du complot se décline avec ses figures éprouvées (juifs
hier, sionistes aujourd'hui, voire « américains» (!!!) mais
toujours la finance, le grand « capital » et dans un coin
les camarades francs-maçons) et c'est non sans raison que nos
illuminés contemporains peuvent se prévaloir d'une filiation avec
les « théories » de Guy Debord ; le « spectacle »,
« l'empire », le « néolibéralisme », « la
finance mondialisée » sont autant d'abstractions
interchangeables qui dans une version simpliste et simplifiée de
l'organisation du monde renvoie l'image d'un théâtre d'ombres où
les individus sont dépossédés de leur vie au profit de quelques
puissances occultes qui gardent jalousement pouvoirs et privilèges.
Heureusement quelques dissidents veillent pour sortir les masses
aliénées de leur grand sommeil... Voilà presque une version
politique du film Matrix
! Que des conceptions délirantes (mais déjà Mein
Kampf versait sans pudeur aucune dans
cette dénonciation paranoïaque jusqu'au délire) jadis plutôt marquées à
l'extrême droite, chez des auteurs antisémites ou nationalistes,
aient trouvé comme dignes continuateurs des esprits de la gauche
radicale (faut-il rappeler le rôle de Pierre Guillaume, fondateur de
la librairie La Vieille Taupe, dans le soutien éditorial apporté à
Robert Faurisson et à ses thèses révisionnistes ?), devrait
inviter les lecteurs de Guy Debord à en confronter et comparer les
textes dans le cadre d'une histoire intellectuelle plus large qui
sans aucun doute en relativiserait la nouveauté et révélerait
d'étonnantes proximités (avec l'histoire riche et complexe de
l'extrême droite littéraire notamment). De ce point de vue, la
prose de Debord, après la dissolution de l'IS en 1972, radicalise
ses prémisses, hors de toute référence à un projet
révolutionnaire et à sa pratique (les conseils ouvriers), les
concepts marxistes tournent à vide, dans un solipsisme tout
littéraire (que Debord étonnamment dénoncera chez les rédacteurs
de l'Encyclopédie des Nuisances) jusqu'à n'être que la parole
dénonciatrice et obsessionnelle d'une dialectique désormais sans
projet ni sujet impuissante à changer le monde. Et qui finit par
trouver la postérité qu'elle mérite.