(Isou bien encadré par deux Altmann !!!)
Riche actualité pour le créateur du lettrisme 12 ans après sa mort ; une rétrospective au Centre Pompidou, une exposition à la Galerie Trigano, un catalogue (le Centre Pompidou) et bien sûr une imposante monographie consacrée à la dimension artistique de son oeuvre aux Editions du Griffon. Le lettrisme serait-il enfin victorieux dans la Cité ? pour le lettrisme on a encore un doute mais aussi quelques victoires et une certitude de plus en plus partagée : il faudra désormais compter avec ce mouvement ; dans un monde où Fluxus, les Nouveaux réalistes, les situationnistes et leur Pape, Guy Debord, triomphent comme des valeurs, des références, voire pour certains des exemples, on ne comprend plus par quelle curieuse omerta leurs plus talentueux détracteurs et opposants, devraient patienter plus longtemps encore dans les coulisses de l'histoire officielle. En ce qui concerne son créateur, il semble bien que les institutions après l'avoir snobé si longtemps, lui qui ne demandait qu'à y entrer, et bien sûr à la meilleure place, témoignent désormais d'un réel intérêt pour l'artiste, le théoricien, l'homme aux centaines de milliers de pages noircies, publiées ou encore inédites et aux centaines de tableaux, gravures, propositions plastiques infinitésimales et supertemporelles...
Commençons par l'exposition au Centre Pompidou ; inutile de bouder son plaisir, la manifestation fait toute sa place à des oeuvres majeures que l'on ne voit que très rarement (je pense ici à l'étonnant groupe de toiles consacrées aux mathématiques), d'autres sont plus connues mais gagnent vraiment à être contemplées in situ et non dans les pages de quelque catalogue (La Grande mélangée, les deux clichés de Amos présentés, les toiles de la série Les Nombres...). Le Centre Pompidou, désormais propriétaire du fond des archives Isou, a voulu sans doute asseoir la manifestation sur un corpus riches en manuscrits et donc en théories, en divisant l'espace muséal en 4 volets qui n'épousent pas nécessairement la poussée verticale de l'hybris isouien : l'amplique et le ciselant qui renvoient à la manière dont Isou comprend la décomposition de l'art moderne ; l'hypergraphie qui représente un premier bouleversement substantiel, l'infinitésimal - un second - et le supertemporel qui offre des oeuvres ouvertes à l'action du public, enfin la dimension méca-esthétique s'intéresse notamment à des réalités infra-esthétiques comme le cadre, le support ou encore la matière de l'oeuvre ; sur ce dernier point Isou se positionne à rebours de tous les artistes héritiers de Duchamp et Dada (nouveaux réalistes, pop art, affichistes...) qui reprenant le principe du ready made font de la réduction à l'objet détourné le langage dominant de l'art, voire le seul langage possible.
On comprend, à déambuler dans les quatre salles, que la dimension conceptuelle, la prolifération théorique, ou pour mieux dire la réflexivité inhérente à l'art moderne a servi de viatique aux curators pour ancrer le geste isouien dans un corpus plus large et reconnu du champ institutionnel et de sa grammaire. On sait qu'Isou lui-même se souciait fort peu de justifier par des oeuvres valables l'importance de ses manifestes dans un premier temps (on relira quelques pages des Mémoires sur les forces futures des arts plastiques et leur mort, 1950, où grosso modo l'urgence affichée par lui est de faire la révolution dans toutes les branches culturelles et non d'illustrer par des toiles la révolution métagraphique qu'il propose à ses lecteurs, les artistes de demain !). Et pourtant la peinture n'est pas pour Isou un moyen de continuer la théorie par d'autres moyens ; s'il a toujours pensé une division sociale du travail à l'intérieur du groupe (le théoricien révélateur de nouveaux territoires artistiques matériels et immatériels et le premier cercle des artistes/explorateurs qui marqueront de leur nom l'exploitation/exploration de cette terra incognita), il a lui-même donné à sa nouveauté formelle une anatomie, des lignes reconnaissables, des styles et des formes comme s'il voulait épuiser en une suite vertigineuse d'oeuvres toutes les propositions plastiques possibles. Aussi l'artiste est-il aussi important que le théoricien, et la pure jouissance de ces écritures improbables qui se combinent en modèles extravagants, énigmatiques ne doit pas honteuse rentrer dans l'ombre alors qu'elle fut, qu'elle est un des ressorts qu'Isou lui même a toujours recherché : un nouvel objet et un nouveau principe de plaisir. Certes il y a du très cérébral chez ISou, de l'hyper-réflexif, qui dialogue avec ses pairs en création, se fait le commentaire ininterrompu de sa propre nécessité historique et de sa génialité incommensurable, mais il y a aussi la volupté des formes insolites, inédites, de ses lettres impossibles qui se composent, se décomposent, se stratifient, s'atomisent dans des configuration qui finissent par faire style pour le plus grand plaisir des "regardeurs". Si toute rétrospective fige nécessairement l'élan vital (la "super vie") dans une forme académique, elle présente ici l'intérêt de remettre le travail d'Isou dans une historicité qui a longtemps regardé le lettrisme comme une excentricité à la marge du champ officiel, une curiosité... Or, une fois dépassé la barrière du "langage" isouien, le visiteur reconnaîtra des problématiques et des recherches qui sont partagées par des figures et acteurs autrement plus reconnus aujourd'hui : la lettre et le signe, l'immatériel et la participation, le statut de l'objet, la figure du créateur et la dimension créative du public, le principe de clôture ou d'ouverture des oeuvres... Notons pour finir que l'exposition n'échappe pas à un paradoxe : c'est la Bibliothèque Kandinsky qui est désormais l'heureuse dépositaire des Archives Isou ; celles-ci sans doute pour l'essentiel manuscrites se composent d'une masse de pages qui sont comme autant de pièces d'une mécanique et d'un système qui poursuit depuis 1946 le même agenda "révolutionnaire" : remettre l'histoire dans chaque discipline culturelle en mouvement, dépasser la dernière position acquise pour diminuer les peines (la répétition, le ressassement, l'éternel retour de la même cuisine, la réification) et multiplier les joies (le geste créateur et son partage). Elles dépassent donc largement le seul domaine de l'art. On aurait imaginé la Bibliothèque Nationale plus intéressée par ce graphomane insaisissable, systémique, dévorant le savoir des livres, sans jamais les collectionner, afin de les dépasser dans une "nouvelle carte de la culture", abordant sans modestie toutes les branches de la connaissance (médecine, économie, érotologie, psychiatrie et psychanalyse, droit, technique, philosophie...) pour en écrire un chapitre supplémentaire, mais non, pas pour l'instant, un jour peut-être...
Le visiteur peut compter sur le catalogue pour entrer de diverses manières dans le corpus isouien, mais au catalogue, qui n'est pas sans intérêt, il faut ici préférer la monographie. Les Editions du Griffon viennent justement de publier un Isidore Isou de Frédéric Acquaviva I C I qui s'impose comme le livre de référence sur l'artiste tant par l'exhaustivité de l'entreprise que par la foule d'informations que l'amateur comme le spécialiste ne manquera pas d'y trouver. D'abord c'est un véritable livre d'art à l'image des grandes monographies que n'importe quel éditeur sérieux consacrerait à un artiste d'importance (Ernst, Magritte, Bacon, Warhol...), là encore ne boudons pas notre plaisir et savourons avant même d'avoir lu le texte la très haute tenue graphique et visuelle du bel objet. Et entrons dans le vif du propos, fondamentalement cette monographie pour bien des années (en attendant d'autres contributions) représente une somme exceptionnelle qui est une source de jouvence autant pour le chercheur, l'érudit que le simple amateur ébloui par la découverte de l'artiste au Centre Pompidou. Loin de moi l'idée de récuser les offres universitaires qui depuis quelque temps reconnaissent de manière critique et distancée le lettrisme comme un objet d'étude légitime, ni d'ignorer le travail de promotion et d'explicitation mené depuis des décennies à l'occasion des manifestations lettristes par le biais de catalogues, brochures ou tracts, mais la démarche adoptée ici toute singulière. L'auteur a fréquenté l'artiste, travaillé sur plusieurs projets avec lui (l'enregistrement de la symphonie La guerre par exemple), et depuis près de 20 ans, il a été à la recherche de l'information, des pièces justificatives, disséminées ici et là, avec la volonté de rassembler tous les éléments d'un puzzle dont lui-même ignorait au début la forme qu'il prendrait in fine. En amont de ces pages, il y a de nombreuses rencontres, pour accéder à des oeuvres peu visibles, car n'ayant plus l'opportunité de s'exposer comme lors des années 60, 70 ou même 80, et des trouvailles étonnantes dans le secret des collections privées, la constitution d'un fond important de documents d'époque, de coupures de presse, afin de remettre l'histoire en ordre et de comprendre méthodiquement, systématiquement la "brisure" isouienne. C'est la méthode adoptée par Frédéric Acquaviva. Aussi à la lumière de ce travail, l'étendue de cette brisure sur le plan artistique apparaît dans toute son étendue et sa profondeur. J'ajoute que l'actualité bibliographique d'Isou connaîtra sous peu de nouveaux et heureux rebondissements ; Eric Fabre, galeriste, collectionneur, et mécène, publiera à partir de septembre plusieurs volumes consacrés à sa collection d'oeuvres d'Isou. Affaire à suivre ici I C I
Et après, que manque-t-il à cette reconnaissance qu'Isou aura tant espérée de son vivant ? une rétrospective plus large encore (première division !) à l'image de celle qui fut accordée à Yves Klein, Magritte, Picabia, ou aujourd'hui à Vasarely ? On imagine sans mal le Centre Pompidou saturé d'oeuvres, avec ici une salle entière consacrée aux Nombres, là une autre entièrement dévolue aux Réseaux, plusieurs autres consacrées aux séries réalisées dans les années 80 (sur Soutine, Cocteau, Van gogh...), une plus grande encore dédiée à la méca-esthétique... Et au delà il reste à organiser ici ou ailleurs la grande exposition consacrée au mouvement lettriste, à la richesse de ses acteurs et de leurs styles, qui fixera une fois pour toute, pour le grand public comme pour les spécialistes, l'importance passée et présente de cette avant-garde trop souvent minorée.
On comprend, à déambuler dans les quatre salles, que la dimension conceptuelle, la prolifération théorique, ou pour mieux dire la réflexivité inhérente à l'art moderne a servi de viatique aux curators pour ancrer le geste isouien dans un corpus plus large et reconnu du champ institutionnel et de sa grammaire. On sait qu'Isou lui-même se souciait fort peu de justifier par des oeuvres valables l'importance de ses manifestes dans un premier temps (on relira quelques pages des Mémoires sur les forces futures des arts plastiques et leur mort, 1950, où grosso modo l'urgence affichée par lui est de faire la révolution dans toutes les branches culturelles et non d'illustrer par des toiles la révolution métagraphique qu'il propose à ses lecteurs, les artistes de demain !). Et pourtant la peinture n'est pas pour Isou un moyen de continuer la théorie par d'autres moyens ; s'il a toujours pensé une division sociale du travail à l'intérieur du groupe (le théoricien révélateur de nouveaux territoires artistiques matériels et immatériels et le premier cercle des artistes/explorateurs qui marqueront de leur nom l'exploitation/exploration de cette terra incognita), il a lui-même donné à sa nouveauté formelle une anatomie, des lignes reconnaissables, des styles et des formes comme s'il voulait épuiser en une suite vertigineuse d'oeuvres toutes les propositions plastiques possibles. Aussi l'artiste est-il aussi important que le théoricien, et la pure jouissance de ces écritures improbables qui se combinent en modèles extravagants, énigmatiques ne doit pas honteuse rentrer dans l'ombre alors qu'elle fut, qu'elle est un des ressorts qu'Isou lui même a toujours recherché : un nouvel objet et un nouveau principe de plaisir. Certes il y a du très cérébral chez ISou, de l'hyper-réflexif, qui dialogue avec ses pairs en création, se fait le commentaire ininterrompu de sa propre nécessité historique et de sa génialité incommensurable, mais il y a aussi la volupté des formes insolites, inédites, de ses lettres impossibles qui se composent, se décomposent, se stratifient, s'atomisent dans des configuration qui finissent par faire style pour le plus grand plaisir des "regardeurs". Si toute rétrospective fige nécessairement l'élan vital (la "super vie") dans une forme académique, elle présente ici l'intérêt de remettre le travail d'Isou dans une historicité qui a longtemps regardé le lettrisme comme une excentricité à la marge du champ officiel, une curiosité... Or, une fois dépassé la barrière du "langage" isouien, le visiteur reconnaîtra des problématiques et des recherches qui sont partagées par des figures et acteurs autrement plus reconnus aujourd'hui : la lettre et le signe, l'immatériel et la participation, le statut de l'objet, la figure du créateur et la dimension créative du public, le principe de clôture ou d'ouverture des oeuvres... Notons pour finir que l'exposition n'échappe pas à un paradoxe : c'est la Bibliothèque Kandinsky qui est désormais l'heureuse dépositaire des Archives Isou ; celles-ci sans doute pour l'essentiel manuscrites se composent d'une masse de pages qui sont comme autant de pièces d'une mécanique et d'un système qui poursuit depuis 1946 le même agenda "révolutionnaire" : remettre l'histoire dans chaque discipline culturelle en mouvement, dépasser la dernière position acquise pour diminuer les peines (la répétition, le ressassement, l'éternel retour de la même cuisine, la réification) et multiplier les joies (le geste créateur et son partage). Elles dépassent donc largement le seul domaine de l'art. On aurait imaginé la Bibliothèque Nationale plus intéressée par ce graphomane insaisissable, systémique, dévorant le savoir des livres, sans jamais les collectionner, afin de les dépasser dans une "nouvelle carte de la culture", abordant sans modestie toutes les branches de la connaissance (médecine, économie, érotologie, psychiatrie et psychanalyse, droit, technique, philosophie...) pour en écrire un chapitre supplémentaire, mais non, pas pour l'instant, un jour peut-être...
Le visiteur peut compter sur le catalogue pour entrer de diverses manières dans le corpus isouien, mais au catalogue, qui n'est pas sans intérêt, il faut ici préférer la monographie. Les Editions du Griffon viennent justement de publier un Isidore Isou de Frédéric Acquaviva I C I qui s'impose comme le livre de référence sur l'artiste tant par l'exhaustivité de l'entreprise que par la foule d'informations que l'amateur comme le spécialiste ne manquera pas d'y trouver. D'abord c'est un véritable livre d'art à l'image des grandes monographies que n'importe quel éditeur sérieux consacrerait à un artiste d'importance (Ernst, Magritte, Bacon, Warhol...), là encore ne boudons pas notre plaisir et savourons avant même d'avoir lu le texte la très haute tenue graphique et visuelle du bel objet. Et entrons dans le vif du propos, fondamentalement cette monographie pour bien des années (en attendant d'autres contributions) représente une somme exceptionnelle qui est une source de jouvence autant pour le chercheur, l'érudit que le simple amateur ébloui par la découverte de l'artiste au Centre Pompidou. Loin de moi l'idée de récuser les offres universitaires qui depuis quelque temps reconnaissent de manière critique et distancée le lettrisme comme un objet d'étude légitime, ni d'ignorer le travail de promotion et d'explicitation mené depuis des décennies à l'occasion des manifestations lettristes par le biais de catalogues, brochures ou tracts, mais la démarche adoptée ici toute singulière. L'auteur a fréquenté l'artiste, travaillé sur plusieurs projets avec lui (l'enregistrement de la symphonie La guerre par exemple), et depuis près de 20 ans, il a été à la recherche de l'information, des pièces justificatives, disséminées ici et là, avec la volonté de rassembler tous les éléments d'un puzzle dont lui-même ignorait au début la forme qu'il prendrait in fine. En amont de ces pages, il y a de nombreuses rencontres, pour accéder à des oeuvres peu visibles, car n'ayant plus l'opportunité de s'exposer comme lors des années 60, 70 ou même 80, et des trouvailles étonnantes dans le secret des collections privées, la constitution d'un fond important de documents d'époque, de coupures de presse, afin de remettre l'histoire en ordre et de comprendre méthodiquement, systématiquement la "brisure" isouienne. C'est la méthode adoptée par Frédéric Acquaviva. Aussi à la lumière de ce travail, l'étendue de cette brisure sur le plan artistique apparaît dans toute son étendue et sa profondeur. J'ajoute que l'actualité bibliographique d'Isou connaîtra sous peu de nouveaux et heureux rebondissements ; Eric Fabre, galeriste, collectionneur, et mécène, publiera à partir de septembre plusieurs volumes consacrés à sa collection d'oeuvres d'Isou. Affaire à suivre ici I C I
Et après, que manque-t-il à cette reconnaissance qu'Isou aura tant espérée de son vivant ? une rétrospective plus large encore (première division !) à l'image de celle qui fut accordée à Yves Klein, Magritte, Picabia, ou aujourd'hui à Vasarely ? On imagine sans mal le Centre Pompidou saturé d'oeuvres, avec ici une salle entière consacrée aux Nombres, là une autre entièrement dévolue aux Réseaux, plusieurs autres consacrées aux séries réalisées dans les années 80 (sur Soutine, Cocteau, Van gogh...), une plus grande encore dédiée à la méca-esthétique... Et au delà il reste à organiser ici ou ailleurs la grande exposition consacrée au mouvement lettriste, à la richesse de ses acteurs et de leurs styles, qui fixera une fois pour toute, pour le grand public comme pour les spécialistes, l'importance passée et présente de cette avant-garde trop souvent minorée.
Exposition au Centre Pompidou jusqu'au 20 mai, à la Galerie Trigano (4 bis rue des Beaux Arts 75006 Paris) jusqu'au 4 mai
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