vendredi 15 février 2013

RAYMOND ARON et guy debord (post publié initialement le 19/08/2006 sur une version "primitive" de ce blog)


La collection Quarto a rassemblé en un volume, Penser la liberté, penser la démocratie, Gallimard, une partie des textes de Raymond Aron, ceux-ci s'échelonnent des années 30 aux années 70 et représentent une très bonne introduction à l'oeuvre de ce sociologue, qui fut sans doute le meilleur lecteur de Marx, le critique le plus averti du marxisme, un intellectuel libéral engagé, le grand contradicteur de Sartre... et celui qui offrit à travers les cours qu'il dispensa et ses publications une compréhension complète et approfondie des sociétés modernes, de leurs problématiques économiques, politiques et sociales et des conflits qui les traversent. Au delà des croyances, des convictions et de l’idéalisme avec lesquels chacun appréhende la société, Aron réussit à offrir une description de son anatomie, à en spécifier les champs dominants mais aussi les singularités structurelles et leur genèse à travers des ouvrages devenus des classiques comme 18 leçons sur la société industrielle ou La lutte des classes.
Si pour changer le monde, il faut d’abord le comprendre, saisir la réalité de son organisation autant dire que les essais d’Aron reste un support indispensable pour tous ceux qui cherchent à comprendre les dynamiques économiques et sociales des sociétés modernes, dites « industrielles », les débats actuels qui animent l’espace public (croissance et chômage, les services publics et le rôle de l’état face au marché, l’innovation dans l’économie, la dialectique du local/national et du global/mondial, la recherche de nouveaux équilibres, la question européenne…), à se faire une idée juste et précise des enjeux (sommes-nous désormais dans une société post-industrielle ? quels en sont les nouveaux défis ?) et à y prendre part, que l’on soit militant, syndicaliste ou citoyens intéressé au devenir de ce monde.
C’est pourquoi ces textes, clairs, lisibles, accessibles malgré la difficulté de sujets abordés a priori au plus grand nombre, porteurs de réponses aux questions que chacun peut légitimement se poser, restent d’une remarquable fraîcheur et actualité, là où la prose « engagée » et souvent « obscure » de son grand adversaire (voir la partie Polémiques de l'ouvrage), Jean Paul Sartre, a si mal vieilli ; que reste-t-il aujourd’hui de la Critique de la Raison dialectique, de l’interminable collection de « situations » ? des « engagements » de Sartre ? Et si Aron avait eu raison, et Sartre tort ? Si le millénarisme prolétarien n’avait été qu’un mythe, le PC et l’URSS la version noire de cette utopie devant laquelle l’intelligentsia de gauche a toujours manifesté un aveuglement récurrent ? On sait maintenant ce qu’il en était… Dans son dialogue avec Sartre Aron définit les lignes du champ intellectuel français : d’un côté un libéralisme critique et pragmatique directement hérité de Tocqueville et Montesquieu, de l’autre la gauche et son soutien inconditionnel, quasi théologique, aux « damnés de la terre », parce que contradiction « objective » de ce monde, ils en représentent aussi la chance de salut et de rédemption. D’où la spécificité sans doute de cette bourgeoisie de gauche indissociable du paysage intellectuel français (on ne trouve pas d’exemple de cette rhétorique chez les travaillistes anglais, les sociaux-démocrates allemands ou nordiques) : un ouvriérisme constant, qui méconnaît au final les aspirations de la classe ouvrière et plus généralement de salariés pour leur assigner un rôle dans une fiction/mission révolutionnaire dont Aron démontre, à mesure que l’amélioration de la condition prolétarienne s’effectue par une redistribution de la richesse produite (rôle « trade-unioniste » des syndicats puissants et organisés), qu’elle est devenue le mirage d’un horizon improbable :
"Marx écrivait en 1845, avant que se développe le mouvement ouvrier. La « mission du prolétariat » était l’expression demi-mythologique d’un fait qui est partiellement réalisé un siècle après : la transformation de la condition ouvrière et humaine dans les sociétés industrielles. Nulle part, la révolution n’a amené la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme ou la conversion de l’histoire mais dans les pays de capitalisme développé ou de socialisme démocratique, le niveau de vie s’est élevé et les organisations ouvrières sont devenues une des principales forces sociales. En Union soviétique, une révolution faite au nom du prolétariat a donné la toute puissance à une bureaucratie, qui accomplit impitoyablement la tâche d’industrialisation, que Marx regardait comme la fonction propre du capitalisme. En 1952, Sartre reprend l'idée formelle de la mission historique du prolétariat sans en préciser le sens concret. Auprès de la révolution dont il rêve, le réformisme de type scandinave lui semble pâle, la révolution stalinienne un peu trop rouge. Mais cette révolution rêvée n’a-t-elle pas cette perfection des « êtres de raison » ? N’étant ni celle des réformistes, ni celle des staliniens, n’est-elle pas surtout celle qui ne peut pas se produire, celle qui autorisera indéfiniment la révolte des intellectuels parce qu’elle ne mordra pas sur l’histoire ? » (p. 434/435, in La grande peur du mal pensant)
Lors des évènements du mois de novembre qui a vu une partie des banlieues s’enflammer, cette gauche intellectuelle (davantage présente aujourd’hui dans les sciences sociales que dans la philosophie) a montré qu’elle était toujours un pôle structurant du débat public : pour celle-ci, il convient d’être toujours « engagée », souvent sans perspective ni distance critique devant l’événement, quitte à s’y abîmer, aux côtés des « opprimés », de chercher organiquement à fusionner avec ceux-ci, dans une détestation que l’on suppose partagée de l’ordre établi. A l’instar de Sartre dans sa prétention à aider la « cause du peuple », puisqu’il reste la figure emblématique de ce courant de pensée, le point de jonction avec les nouvelles catégories « d’humiliés et d’offensés » ne se fera sans doute jamais dans la mesure où celles-ci aspirent, comme les ouvriers d’hier, à trouver place et reconnaissance dans la société, s’y épanouir et non à jouer le rôle que lui a assigné une intelligentsia en mal de combustible historique et de mythologies insurrectionnelles. Le continuateur possible de la pensée de Aron pourrait être Gilles Lipovetsky (Le bonheur paradoxal, Gallimard) qui voit dans la pensée et l’éthique libérale quelque chose comme un horizon, moins exaltant que la perspective révolutionnaire marxiste, indépassable des temps hypermodernes. Mais il n’en a pas la distance critique et la défiance aux systématiques (même libérales) qui ont à tout instant marqué la démarche de ce penseur singulier, irrécupérable en définitive même par sa propre famille politique. Ce serait abusé cependant le lecteur que de présenter Nicolas Baverez, préfacier de cet épais volume comme son fils spirituel : si Aron était encore de ce monde, nul doute qu’il mettrait autant d’efforts à démystifier les illusions du néo-libéralisme actuel comme les propositions altermondialistes et les arguments des déclinologues qu’il n’en a déployé pour démystifier les sirènes du marxisme qui ont fait chaviré tant de penseurs de sa génération. Car c’est sans doute cela qui reste de son œuvre : deux dimensions qui jamais ne se dévoient l’une et l’autre. D’un côté l’observateur, le pédagogue qui explique, rend compte d’une société de plus en plus complexe, de l’autre l’intellectuel libéral engagé (pour l’indépendance algérienne, pour l’insurrection hongroise de 1956…) et libre (libre de saluer l’efficacité des méthodes du socialisme là où elles sont pertinentes, de défendre les nationalisations pour rationaliser et moderniser l’économie contre le maintien d’une multitude de propriétaires privés…, ce qui n’est pas banal pour un penseur libéral souvent conspué par la gauche). Sur ces deux terrains (connaissance du réel et inventaire des « engagements »), posons à nouveau la question : que reste-t-il de l’œuvre de Sartre ? Seule ombre au tableau : Mai 68. Si là encore il se rangeait, en adversaire de De Gaulle, parmi les réformateurs, il témoigne d’une distance embarrassée face à un événement dont il ne parvient à appréhender la nouveauté ; certes là encore les illusions et les mythologies furent nombreuses mais convoquer les avis de Tocqueville et Marx à propos de la farce révolutionnaire que fut 1848 pour en donner le fin mot reste insuffisant : le sociologue, même s’il donne des éléments d’interprétation significatifs, s’il pressent d’ailleurs ici et là les prémisses de l’économie nucléaire("La prolongation de l'apprentissage ou de la formation intellectuelle ne réduit-elle pas les jeunes, capables d’assumer les obligations du producteur et du citoyen, à une condition de dépendance comme la de puérilité contre laquelle ils protestent par la violence ? » p.1479), semble manquer le fondement même d’une problématique nouvelle et la singularité de l’événement (l’émergence d’une catégorie nouvelle, en soi, la jeunesse, issue de la forte démographie d’après-guerre, et les changements qu’elles imposent dans l’organisation des sociétés industrielles).
La même collection publie les Œuvres de Guy Debord. Tant a déjà été écrit sur le personnage, inversement proportionnel à l’épaisseur de son œuvre, qu’il est malaisé d’ajouter quelques lignes. Le grande force de l’écrivain reste sans doute d’avoir adopté la stratégie d’un Mallarmé pour qui tout ce qui prétend au sacré doit savoir s’entourer de mystère. Debord a donc dès le début organisé sa propre légende, il a lui même mis en scène ses mythologies afin qu’elles contribuent sous la plume des autres, les épigones et hagiographes, à édifier et à perpétuer son mythe et ses légendes, il a transformé ses quelques actes et écrits en autant de reliques, témoignages devant servir à l’édification des profanes : depuis la rupture de 1952 avec Isou jusqu’aux interminables panégyrique écrits ou filmés, tout n’est affaire que de pose, de posture et de récit. Peu importe les évènements, seuls leurs récits gardent une importance car ils sont destinés à survivre et à fixer dans un marbre l’écume du temps. Debord est donc un remarquable conteur : ses amis, ses amours, ses haines, ses combats, ses goûts et ses dégoûts… tout sous sa plume vibre d’une pesanteur particulière, l’austérité feinte du théoricien dissimule une conscience maladive de l’irrémédiable et du temps perdu. Dès 1958, il publie un ouvrage en collaboration avec Asger Jorn Mémoires au titre emblématique (son meilleur « travail » avec Fin de Copenhague et les Hurlements en faveur de Sade) qui déjà fixe quelques instants, comme les plans de ses films, des visages, des textes, sur lesquels il ne cessera de revenir. Il était une fois… , c’est une légende, c’est un conte. Tout cela a-t-il vraiment existé ? Qu’importe, comme les histoires d’enfant, le vrai, le faux, l’imaginaire et le réel se mêlent : la clochardise des jeunes internationaux lettristes y est transfigurée en insurrection permanente contre la société, les quelques infractions transformées en moments héroïques de la lutte, les camarades de beuverie en héros significatifs, les quelques textes en avant-garde théorique du prolétariat mondial, les quelques productions de l’époque en dernières œuvres d’art possibles, la banalité de la vie quotidienne en une suite d’anecdotes extraordinaires… Tout cela est à la limite de la fantasmagorie mais comme par ailleurs l’œuvre de Debord ne dépasse pas les limites de la littérature, qu’elle s’y tient irrémédiablement, qu’elle ne parle jamais que d’elle même, et jamais du monde réel, de la société réelle, des conflits réels qui s’y déroulent et des transformations réelles qui doivent y être portées et défendues par une gauche qui ne trouve pas grâce à ses yeux, on ne saurait lui faire grief d’être à ce point hors du monde, dans une quatrième dimension qui tient davantage du polar d’anticipation que du Que faire ? de Lénine. La littérature classique avec laquelle il louvoie et se ressource, seuls interlocuteurs fréquentables dans des temps de profonde médiocrité spectaculaire et marchande, est pléiadisée depuis longtemps, on voit mal ce que Debord lui apporte, si c e n’est la nostalgie d’une aristocratie de l’esprit et de la plume, qui le rapproche plus des légitimistes et conservateurs qui maudissaient la révolution et les projets égalitaristes de la démocratie, à la restauration, que de Marx et Bakounine. Guy Debord reste donc un déclinologue averti ! Pour le reste, les théories délirantes du tout complot, du tout manipulation, du spectacle généralisé et du folklore situationniste, il est hélas notoire que l’époque est particulièrement sujette à ce type d’emballement paranoïaque depuis ceux qui nous expliquent que le 11 septembre n’a pas vraiment eu lieu, qu’il s’agirait d’un complot judéo-machin-truc jusqu’à Mulder des X-Files (« la vérité est ailleurs »), Dark city ou Matrix, et aux rumeurs qui circulent sur la toile colportées par des sentinelles vigilantes, persuadées que la conspiration est mondiale, la presse et l’économie entre les mains de puissances obscures, celles du Grand Méchant Kapital, de la CIA, du FMI, etc., etc… La Société du spectacle vulgarisée ne manque pas d ‘épigones peu talentueux, mais cette théorie appelait-elle une autre postérité et comment s’en étonner ? De tout cela il reste un ton, un style et un nom, dont le succès est d’autant plus grand que plus personne aujourd’hui ne lit vraiment Marx et que le copier/coller à l’œuvre dans La Société du Spectacle est devenu le langage dominant de nos contemporains. Méritait-il les honneurs de cette collection qui compte les écrits de Michel Foucault, Georges Duby, Raymond Aron ? Les collections L’imaginaire ou Rivage Noir n’étaient-elles pas davantage adaptées pour assurer la publication cette séduisante autant qu’inquiétante fiction ?

mardi 12 février 2013

UN CABARET DISCREPANT A NE PAS MANQUER


Lettrisme's not dead ! On ne cesse ici et là de le répéter, non par quelques révérences à une période héroïque qu'il serait bien vain de vouloir singer même de manière appliquée, mais tout simplement parce qu'aujourd'hui encore des aventuriers y trouvent les armes indispensables pour mener de nouvelles batailles culturelles. Et ce n'est pas la moindre satisfaction que de voir ce mouvement d'avant-garde, si longtemps minoré, nous revenir par des voies toujours plus surprenantes. Olivia Grandville poursuit ainsi son travail de mise en mouvement des propositions lettristes dans le domaine chorégraphique sous la forme cette fois-ci d'un cabaret discrepant au Théâtre de la colline (jusqu'au 16 février). Le résultat est visiblement une réussite comme en témoigne la chronique enthousiaste de François Poyet (http://lettrisme.typepad.com/lettrismofficialxxi/2013/02/a-venir-une-chronique-de-f-poyet-sur-le-cabaret-discr%C3%A9pant.html). Mention spéciale au Nouvel Observateur qui semble deviner derrière la rigueur quelque peu austère des textes et manifestes cette fenêtre ouverte vers un plaisir non dissimulé et une jubilation qui déborde à chaque implique/réplique d'Apologie d'un personnage unique ou de la Marche des jongleurs :
"Ce "Cabaret discrépant" est un moment de fantaisie et de drôlerie qui tranche vaillamment avec la prétention et l’ennui souvent diffusés par les spectacles de danse dite "contemporaine". Il n’y avait que des danseurs-acteurs dotés de beaucoup de tempérament pour porter haut la bannière de l’absurde et du comique."

dimanche 20 janvier 2013

PURGES ET LIQUIDATIONS : LA NAISSANCE DE L'INTERNATIONALE LETTRISTE EN PERSPECTIVE

"Le nouvel élément le plus dramatique de cette dernière purge, (connue sous le nom de ""complot des blouses blanches"  ajout de voiceofexternity) planifiée par Staline dans les dernières années de sa vie, fut un tournant idéologique décisif, l'introduction d'une conspiration juive mondiale. Depuis des années le terrain avait été soigneusement préparé par différents procès dans les pays satellites : le procès Rajk en Hongrie, l'affaire Anna Pauker en Roumanie, et, en 1952, le procès Slansky en Tchécoslovaquie. Ces mesures préparatoires distinguèrent des hauts fonctionnaires du Parti en raison de leurs "origines juives bourgeoises", et les accusèrent de sionisme ; l'accusation se transforma progressivement jusqu'à impliquer des organismes qui n'avaient notoirement rien de sionisme (spécialement l'American Jewish Point Distribution Committee), ceci afin d'indiquer que tous les juifs étaient sionistes et que toutes les organisations sionistes étaient "à la solde de l'impérialisme américain". Le "crime" de sionisme n'était bien sûr pas nouveau, mais, comme les attaques commençaient à se concentrer sur les juifs de l'Union Soviétique, un autre changement significatif eut lieu : les juifs se voyaient maintenant accusés de "cosmopolitisme" plutôt que de sionisme, et les accusations qui se développèrent à partir de ce slogan suivirent d'encore plus près le schéma nazi d'une conspiration juive mondiale, au sens des Sages de Sion." 
in Les origines du Totalitarisme par Hannah Arendt (Quarto, Gallimard) p. 215, 216

mercredi 9 janvier 2013

LE DEPASSEMENT DE L'ART ?

(mai 1933 à Berlin, autodafé)

"Ceux qui veulent dépasser, dans tous ses aspects, l’ancien ordre établi ne peuvent s’attacher au désordre du présent, même dans la sphère de la culture. Il faut lutter sans plus attendre, aussi dans la culture, pour l’apparition concrète de l’ordre mouvant de l’avenir. C’est sa possibilité, déjà présente parmi nous, qui dévalorise toutes les expressions dans les formes culturelles connues. Il faut mener à leur destruction extrême toutes les formes de pseudo-communication, pour parvenir un jour à une communication réelle directe (dans notre hypothèse d’emploi de moyens culturels supérieurs : la situation construite). La victoire sera pour ceux qui auront su faire le désordre sans l’aimer."
Guy Debord Thèses sur la révolution culturelle in Internationale Situationniste (juin 1958)

lundi 7 janvier 2013

UN DETAIL DANS L'HISTOIRE ?






Quelques lectures récentes m'ont conduit à revenir à d'autres plus anciennes encore, et à interroger quelques certitudes qui font aujourd'hui autorité... Le nom de Robert Estivals est connu des lecteurs qui s'intéressent à l'Internationale Situationniste ; en effet le numéro 4 (1960) de l'IS comprend une mise au point de Guy Debord à propos des thèses défendues par Estivals dans le numéro 4 de la revue Grammes ; Estivals, outsider de circonstance, s'invite alors dans les débats en cours. Ses analyses critiques des mouvements d'avant-garde les plus récents sont largement développées dans deux ouvrages ultérieurs L'Avant-garde culturelle parisienne depuis 1945 et son hypergraphie idéographique synthétique (aux Editions Guy Leprat 1962 et 1964). Il a cependant une œuvre théorique qui excède cette seule période comme en témoignent ses nombreux travaux universitaires consacrés à la bibliologie sans parler de ses tentatives de « déborder » par la « gauche » et par l'art le lettrisme et les situationnistes avec ses différents groupes, l'ultra-lettrisme, le signisme et in fine le Schématisme. On lira d'ailleurs avec profit les deux volumes de son Histoire du schématisme publiés aux Editions L'Harmattan. Cette figure souvent minorée de l'avant-garde brille surtout par son travail de théoricien et d'historien ; formé au Lettrisme, en rupture lui aussi, son travail n'en représente pas moins un prolongement de la révolution hypergraphique dans sa dimension fonctionnelle, à savoir la communication. C'est cependant une figure qui reste atypique dans la mesure où il a, comme d'ailleurs Henri Lefebvre, un pied dans le monde universitaire et un autre dans les marges de l'avant-garde où il affiche des prétentions hautement dialectiques.
Pour la petite histoire les numéros 4 et 5 de L'internationale Situationniste (où Debord et Jorn ferraillent avec Estivals et Isou) révèlent les enjeux d'une confrontation engagée dans le cadre d'une lutte pour le leadership au sein d'un monde avant-gardiste en plein bouillonnement ; la revue Grammes et les deux livres d'Estivals, le brûlot d'ISou L'internationale Situationniste, un degré plus bas que le Jarrivisme et que l'englobant (Poésie Nouvelle, 1960), la réponse conséquente de Jorn dans le numéro 5 de l'IS La Création ouverte et ses ennemis (détournement du titre bien connu du grand classique de Karl Popper, la Société ouverte et ses ennemis, drôle quand on connaît le sectarisme des situs question « ouverture ») soulignent combien le début de cette décennie représente une époque charnière où les places sont loin d'être définitivement acquises. Chacun des acteurs du champ avant-gardiste entend occuper la ligne d'avenir, préciser ses positions et disqualifier une concurrence toujours plus entreprenante : les situationnistes veulent dépasser l'art pour la création consciente de situations (révolution de la vie quotidienne), placée sous le signe d'une dialectique négative convaincus d'être la seule réelle avant-garde au milieu de toutes sortes de néos et de rétros, Erreur ! On n'en a pas encore fini avec l'art ! Le lettrisme, laissé pour morbidond, défend plus que jamais les territoires inexplorés de l'art et le rôle de révélateur/initiateur de l'artiste d'avant-garde sans pour autant renoncer à réformer sur le plan économique et social une société sclérosée avec, pour et grâce à une jeunesse avide de reconnaissance ; Dufrène, Wolman, Brau viennent de former une seconde Internationale lettriste, la peinture lettriste gagne une visibilité plus que méritée (Galerie Weiler, 1961), le phénix lettriste prend son envol, en pleine puissance de ses moyens.... enfin Estivals, en dissidence avec les uns et les autres s'affirme très clairement « à gauche » et cherche à réconcilier dans un même mouvement émancipateur l'exigence d'innovation formelle chère aux avant-gardes et le souci d'une transformation de la société héritée du marxisme. Il a publié la revue Grammes avec Dufrène et Villeglé notamment au sommaire, il inscrit sa démarche dans le sillage du lettrisme mais refuse « l'ego démesuré » et le solipsisme des artistes d'avant-garde autant que le formalisme qui se désintéresse totalement du devenir social des œuvres qu'il produit. Bref, pas question d'une sortie des artistes !
Mais là n'est pas aujourd'hui le sujet. C'est le témoignage de l'historien qui nous intéresse ici. Dans une analyse à chaud des événements de Mai 68, il revient en effet longuement sur cette genèse du mouvement de mai dont il voit les prémisses dans le style de vie, les valeurs et les propositions des avant-gardes apparues dans l'immédiat après-guerre. Abordant les nombreuses ruptures et polémiques notamment avec la figure tutélaire d'Isou, il avance outre les classiques conflits de propositions (gauche versus droite/matérialiste versus idéaliste, dépassant versus dépassé) une explication pour le moins déroutante :
« Aucun de ceux qui prirent la tête de la nouvelle manière de penser n'appartenait au judaïsme. Profondément antireligieux, ils se moquaient bien des idéologies tirées de quelque religion que ce fut. Cette attitude fut généralement sensible au moment de la rupture et elle donna matière, de part et d'autre, à des démarches qui n'étaient pas sans un relent de racisme (nous soulignons, CDE). Isou nous le reprocha, et nous lui avons en son temps répondu. Mais on retrouve aussi la même critique chez Debord qui écrivant (Potclach numéro 22, 5) : « il y lieu de croire que leur dernière ambition sera de fonder une petite religion judéo-plastique ». Cette critique portait aussi sur les noms. Ainsi Dans Potlatch 26 on dévoilait les pseudonymes : « Isidore Goldstein alias jean Isidore Isou... Moïse Bismuth alias Maurice Lemaître... Pomerans alias Gabriel Pomerand... »
in Communications, De l'avant-garde esthétique à la révolution de mai, p. 90, 1968
L'Agrégation d'un Nom et d'un Messie ne cachait rien pourtant des ambitions théologiques du jeune Isidore (une quête paradisiaque d'éternité, la « révélation » d'une nouvelle Table des lois de la culture établie en fonction d'une valeur absolue, la création, et l'Annonce de nouvelles terres promises à conquérir), ni de sa formation intellectuelle et spirituelle (marxiste et « sioniste de gauche » avant de forger lui même sa propre théorie politique) avec laquelle il n'a jamais confondu son projet (jamais de crispation identitaire chez lui, ni de « repli communautaire » mais l'exigence d'aller au delà de toutes les positions acquises même sur un plan spirituel), il reste qu'une partie de son utopie est indissociable d'une dimension théologique dont les aspects les plus militants (je pense notamment aux Notes pour judaïser la France dont le titre et le contenu ferait sans doute aujourd'hui comme hier dresser bien des cheveux, à droite et à gauche !) pouvaient sans doute rebuter les plus mécréants des jeunes apprentis révolutionnaires, nourris à l'athéisme de circonstance. Pourtant dans Amos ou introdution à la métagraphologie (Ur, 1953) il précisait : « Toutes les branches de la connaissance n'ont d'importance que par rapport au Paradis. Les disciplines se sont formées elles-mêmes, comme autant de voies centrales ou d'impasses, devenues meurtrières, vers le Foyer éternel et intégral de la Joie. (..) A l'aveuglement mystique (ignorance de Dieu) et à l'aveuglement nihiliste (négation de Dieu), il s'agit d'opposer la méthode créatrice (isouienne) qui est la connaissance de la Loi à laquelle obéit Dieu et des voies par lesquelles on peut devenir son égal ». On le voit, la poésie lettriste, le cinéma discrépant, ciselant, la métagraphie... n'étaient que les premiers gestes d'un projet autrement plus ambitieux !  (voir à ce sujet les deux tomes de Frédérique Devaux De la création à la société paradisiaque, Editions du Christolien, 1996)
L'exégèse dominante et les historiens du situationnisme pointent à propos de la scission fondatrice de 1952 (la fameuse « Affaire Chaplin ») une opposition entre un pôle matérialiste (annonçant l'urgence d'une « dérive » marxiste de l'internationale lettriste dans une version plus libertaire que léniniste et stalinienne) et un pôle idéaliste encore attaché à l'art, à ses mythes, ses valeurs, ses supposés pouvoirs comme si une révolution spirituelle et artistique voilait la nécessité historique d'une révolution matérielle et politique dans la plus fidèle tradition dialectique (Hegel, Marx). Les internationaux lettristes plus abruptement se désignaient comme la « gauche » du mouvement lettriste par opposition à la « droite », esthète et artiste, illustrée par les noms d'Isou, Lemaître et Pomerand qui n'en demandaient pas tant... On croirait voir se rejouer le conflit entre jeunes hégéliens de gauche et de droite comme s'il s'agissait de remettre sur ses pieds matérialistes (comprendre par là marxistes) la dialectique de la création... c'était sans doute le cas mais la remarque d'Estivals soulève un point important qui est rarement repris et commenté.
Dénoncer les véritables patronymes, envisager une possible « religion judéo-plastique »... voilà qui n'était guère nouveau hélas, l'histoire récente en offrait maints exemples, l'antisémitisme pas encore complexé a eu longtemps pignon sur rue en France, qu'il s'agisse d'un antisémitisme de plumes ou de bottes. Il n'est qu'à lire les critiques du livre de Céline (écrivain génial mais...) Bagatelles pour un massacre rassemblées par André Derval (Ecritures, 2011) pour prendre la mesure de la puissance de préjugés antisémites à l'œuvre aussi bien dans la presse de droite que de gauche.
Chaque écrit de Guy Debord fait aujourd'hui l'objet de commentaires minutieux, et de controverses multiples, on y cherche les références, les lectures, les emprunts aux classiques de la littérature et de la théorie politique... mais rarement du côté de l'extrême droite ! Cependant, dans le contexte d'un après-guerre qui succédait à un antisémitisme d'État promulgué par le régime de Vichy, point d'orgue d'une tradition antisémite des arts et des lettres dont l'affaire Dreyfus avait révélé toute l'ampleur, le recours à la dénonciation/délation, la stigmatisation chez le contradicteur de sa « judéité » étaient loin d'être de « simples détails » participant du folklore de l'avant-garde, de ses rites d'intégration et d'exclusion. Ils prenaient toute leur place dans une tradition toujours vivante après-guerre, en France et en Allemagne et qui perdure jusqu'à aujourd'hui avec un certain succès . On lit ainsi dans les "écrits" posthumes de Carl Schmitt, théoricien politique nationaliste et antisémite, auteur en 1950 du grand texte Le Nomos de la Terre (encore un décidément pour qui la terre ne ment pas !), une évocation d'Isou qui ne souffre aucune ambiguïté :
« Le génie juif, dit B. (Bernanos) est un génie de contradiction. S’il n’en était pas ainsi, voilà longtemps qu’on ne parlerait plus de race juive, et il ne serait pas plus question de restituer la Palestine aux Israélites que la Toscane aux Étrusques. Comme tout cela est candide et démodé au vu du fait que le nouveau messie, Isidore Isou, avait déjà achevé à ce moment là son Agrégation
d’un nom et d’un Messie, et que Gallimard, l’éditeur commun, l’imprimait et la publiait alors que le brave Bernanos vivait encore ! » et plus loin d'ajouter, avec ce qui se veut sans doute une pointe d'humour « À Isidore Isou :Vous parlez certes beaucoup des élites mais le plus souvent vous vous en doutez à peine : Il n’y a plus que des Isra-élites dans le grand espace planétaire. » (Carl Schmitt Glossarium, extraits, présentation par Denis Trierweiler, qui souligne dans son introduction combien les extraits traduits proposés au lecteur français sont souvent expurgés de tout ce qui peut fâcher .. PUF CITES 2004,  page 197 et l'ensemble du texte, un monument d'antisémitisme décomplexé mais en privé !) 
Cette dénonciation des vrais/faux patronymes à seule fin de démasquer le « juif » embusqué comme David Vincent plus tard avec ses extra-terrestres (les envahisseurs !) dans une série tv à la mesure de la guerre froide propice à toutes les paranoïas prolongeait les campagnes de calomnies, d'invectives et de haine menées dans les années 30 par l'Action française et la presse engagée à l'extrême droite (comment ne pas penser au lynchage de Bernard Natan, calomnié, dépouillé, condamné, libéré et finalement déporté) :
« dans un tel contexte, l'idée que le nom comme repère et stigmate puisse disparaître, ne pouvait que faire croire la phobie d'une « invasion » d'autant plus repérables qu'elle serait invisible. « Ouvrez l'annuaire du téléphone du département de la Seine. La proportion des juifs abonnés est effarante. La liste des Lévy est deux plus longue que celle des Durand et Dupont réunis. Et encore combien de Juifs ou de demi-juifs se cachent sous ces noms bien français ? » se demandait Jacques Dumas, dans un article intitulé « L'invasion juive » publié dans l'Ordre National du 1er avril 1939. Il importait donc de retrouver et d'exhiber les patronymes d'origine, voire le cas échéant, de les inventer. Dans l'hebdomadaire Gringoire du 26 aôut 1938 , par exemple, Henir Béraud désignait le ministre de l'Éducation nationale du Front populaire par la formule « Isaïe dit Jean Zay » (in Changer de nom par Nicole Lapierre, Stock, 1995).
Rien qui trahisse pourtant, à ce détail près, dans la maigre littérature de l'auteur de la Société du Spectacle ou ses alentours, une quelconque filiation avec l'Action Française, Drumont, Maurras ou le National Socialisme si ce ne sont une postérité embarrassante et justement les diatribes terribles d'Isou contre ceux qu'il a dénoncés, non sans outrance, comme des « néo-nazis ». C'est dire si le polémos isouien avait anticipé notre point Godwin ! Non que les situationnistes se soient livrés à quelques tueries de masse, ou en aient repris à leur compte les théories nationalistes et racistes, il s'agit bien plutôt chez Isou, qui comme toujours estime que les idées (théories) précèdent et prescrivent les actes (praxis), de stigmatiser une posture intellectuelle attachée à un système de valeurs figées, érigé en norme définitive pour l'avenir, quitte à réduire à néant tous les autres aspects de la culture qui irrigue en dernière instance la vie. Avant de tuer et d'exterminer massivement, les tenants du National Socialisme (Darré, Rosenberg, et Hitler lui-même) ont été très prolixes en essais, articles, affiches, conférences où ils ont exposé ad nauseam leur projet révolutionnaire et dénoncé dès Mein Kampf leurs différents adversaires « asociaux, métèques, dégénérés, juifs » et autres ennemis de la pureté Nationale socialiste. « la terre et la race » pour les uns, comme « le prolétariat et la société sans classe » pour les autres, devaient rendre inutiles toutes les autres valeurs dans les domaines des arts, des sciences ou de la philosophie. Dans la perspective humaniste d'Isou il ne s'agit jamais de retirer, de détruire, de retrancher, de diminuer mais tout au contraire de multiplier, d'augmenter, par la création, les œuvres, les valeurs, les idées, à l'intérieur de toutes les disciplines culturelles et d'améliorer ainsi la condition des hommes. Comme il le rappelle, « les recherches de la culture représentent un effort long et patient et toute rupture avec cet ensemble de connaissances ne peut signifier qu'un retour à la barbarie » et plus loin d'enfoncer le clou, reprenant le mot de Lénine, « les situationnistes qui prétendent, au nom de l'organisation de la société future, rompre avec les éléments de la culture passée et même les rejeter pour leur substituer brutalement les valeurs « vitalistes » , sous-sous-culturelles, ne sont même pas des marxistes, mais pire, des troglodytes !Je dis pire, car nous quittons alors le marxisme le plus bas pour rejoindre carrément le fascisme, la réaction répétée sous différents prétextes; que nous avons connue depuis le Calife Omar et l'anéantissement irréparable de la Bibliothèque d'Alexandrie jusqu'à l'Anti-culture d'un Goerring » (in Contre l'Internationale Situationniste, p. 111/112, HC d'ARTS)
Et c'est bien contre cette anti-culture supposée émancipatrice que son utopie progressiste, obéissant à un principe de dépassement et d'innovation, livre ses premières batailles littéraires : les opposants à la « création bénéfique », les conservateurs et les réactionnaires pour qui le « meilleur » n'a de sens que dans une tradition bien installée, qu'ils sont prêts à défendre avec les armes si nécessaires, qu'il s'agisse d'une réduction aussi pauvre que la « nation », le « peuple », la « race » ou « le prolétariat » au nom de laquelle toutes les autres valeurs et branches de la « culture et de la vie » se voient écrasés irrémédiablement, représentent sous la plume d'Isou ces « néo-nazis » qu'il ne cessera de dénoncer, en réformiste incurable. Et ce d'autant plus que le goût romantique affiché pour une certaine violence, symbolique ou réelle, chez les situationnistes (blousons noirs, émeutes urbaines et lumpen-prolétariennes très éloignées de la tradition marxiste, il n'est qu'à relire le peu de considération qu'avaient Marx et Engels pour cette « canaille ») ne pouvait manquer de rappeler chez Isou les exactions d'une jeunesse sans avenir enrôlée dans la nationalisme haineux et belliciste. Elles représentaient dramatiquement, dans une version nihiliste, des exemples vivants d'un Soulèvement de la Jeunesse (première tentative aboutie chez Isou de donner une analyse sociologique et surtout économique aux mouvements radicaux, délinquants ou politiques, d'une jeunesse désaffiliée). Le témoignage de son camarade d'alors, Serge Moscovici fondateur de la Psychologie sociale, est ici particulièrement éclairant. Dans son livre autobiographique Chroniques des années égarées il revient sur ses terribles journées de janvier 1941 où fut organisé par les légionnaires de la Garde de Fer aidés des populations civiles un véritable pogrom , hélas un parmi tant d'autres, dans les quartiers juifs de Bucarest, Isou a alors 16 ans :
« Si je fus heureux de revoir Isou ? Oui, mon coeur bondissait de joie en l'écoutant parler de la chance qu'il avait eue d'en réchapper vivant. Il avait été arrêté,puis conduit au quartier général de la Garde de fer. Là, ses gardiens l'avaient d'abord frappé copieusement avec des matraques de caoutchouc comme pour le faire éclater. Ensuite, on l'avait torturé et sermonné sur les méfaits des Juifs qui propagent la syphilis, la prostitution, la pédérastie et autres plaies d'Égypte. Tout cela au milieu du tapage et de la confusion des gens qui cavalaient en tous sens et s'égosillaient à hurler. Il passa la nuit avec trente autres personnes, enfermés dans un petit réduit, sûrs que, d'un moment à l'autre, on les ferait monter dans un camion pour les transporter à l'endroit où on les fusillerait. Chaque fois que la porte s'ouvrait, Isou se figurait qu'on venait le chercher. Il ne tenait plus sur ses jambes quand, s'apercevant qu'il n'était plus gardé par personne, ni menacé par personne, il se retrouva avec les autres au milieu de la nuit dans la rue, à peine vêtu. Certains otages avaient été emmenés on ne savait où, avant d'être relâchés précipitamment. Isou racontait et racontait pour se rassurer et rassurer les siens. Mais la hantise d'avoir été frappé au point de ne plus y voir clair, d'avoir été plongé dans l'odeur insoutenable d'urine et de sueur, humilié par n'importe qui, se lisait dans ses yeux myopes. Avoir été si près de la mort fit remonter dans son corps une sève de frayeur qui ne s'est jamais apaisée. Par la suite, et même à Paris, il me donnait l'impression que sa maladresse physique, son désarroi intérieur remontaient à ces journées sordides. »
La violence des diatribes d'ISou contre les situationnistes « néo-nazis » est à interpréter comme une réponse maximaliste à la dénonciation des patronymes juifs, touchant un point sensible chez Isou mais aussi chez Lemaître, et trop connotée du côté de l'extrême droite. C'est d'ailleurs ce dernier point qu'Isou reprend dans sa défense réitérée et définitive de Chaplin, l'homme de progrès et le grand créateur :
«  Chaplin, l'un des maîtres de premier ordre du mime et du cinéma – admiré par tous ceux qui s'élèvent contre la basse production de ces secteurs -, l'homme pourvu d'une morale révolutionnaire – auquel les sociétés arriérées et conservatrices américaines avaient intenté un procès de mœurs en 1937 et qui venait d'être pourchassé par le maccartysme raciste des États-Unis -, était insulté à Paris par un groupe de jeunes gens dont aucun n'avait encore apporté autant dans l'art, dont aucun n'avait subi autant d'attaques policières, dont aucun n'avait si courageusement combattu contre les réactionnaires ; pire il était insulté à un moment où les courants racistes recommençaient la reconquête de la France » in Contre L'internationale Situationniste, HC d'Art, 2000, p. 167
La surenchère rhétorique derrière l'outrance et l'excès fonctionne comme une provocation qui cherche à mettre au grand jour un implicite caché, un vice fondamental, sous les habits respectables d'une discorde intellectuelle comme si elle permettait a posteriori d'expliquer les curieuses dérives et les non moins étonnants héritiers de Guy Debord.

Pas de procès d'intention, ni de chasse aux sorcières ! rien n'autorise à ajouter à la mauvaise réputation de Guy Debord ce dernier fait d'arme peu glorieux. Mais les « mots sont importants » et l'exégèse minutieuse devrait aussi s'arrêter sur ces détails là qui ouvrent parfois des portes inattendues. Certains se sont ainsi émus de voir leur auteur favori récupéré en partie par les tenants de la Nouvelle Droite (Alain de Benoist) et n'y ont vu qu'un « détournement » aberrant, une forfaiture ultime de l'adversaire. Pourtant la prose du dernier Debord évoque d'avantage Contre le Monde moderne de Julius Evola que les « lendemains qui chantent » de l'Internationale, ou la confiance et la détermination d'un Blum au milieu de la tempête, et c'est tout naturellement qu'elle trouve sa place au sein d'une doxa anti-moderne, « critique critique », marquée par la défiance à l'égard des corps intermédiaires (presse, syndicats, partis), le soupçon généralisé (« on nous cache tout, on nous dit rien » chantait déjà Dutronc) et une « conception policière de l'histoire », largement acquise aux affabulations complotistes et conspirationnistes, surtout à l'heure d'une mondialisation qui met à mal tant de souverainismes susceptibles. Dans ce « pire des mondes », le clivage gauche/droite n'a plus guère de sens, tous les auteurs et débatteurs communient dans la même hypothèse d'une « menace fantôme », qui organise « la misère du monde » et une vie démocratique réduite à l'état de simulacre. Anselme Jappe, auteur de la première étude sérieuse sur Guy Debord, a beau jeu d'essayer de sauver les meubles de la maison Debord, on aimerait sérieusement savoir au profit de qui la désinformation spectaculaire se trouve organisée ; de qui ou quoi le spectacle est-il le nom ? Et lui-même semble pourtant céder aux mirages d 'une manipulation généralisée dont on ne sait jamais qui sont les bénéficiaires :
« Debord qui a poussé si loin la recherche sur les mécanismes et les racines du pouvoir contemporain se convertirait-il maintenant à une conception « primitive » de la domination, qui partout des intrigues et des espions ?  On ne peut cependant nier que les années qui ont suivi ont apporté de nombreuses confirmations» (in Guy Debord, Via Valeriano, p. 169) Et Jappe d'égrener la longue litanies de « falsifications » qui viendraient comme autant de preuves d'un mensonge généralisé (implication de la Cia dans la promotion du Pop Art au niveau international durant la guerre froide, « crimes imaginaires » de Saddahm Hussein et du couple Ceausescu pour justifier ici une guerre du Golf, là un putsch...).
Voilà qui nous ramène à la « foire aux illuminés » analysée avec brio par Pierre André Taguieff : dans ces arrières-cours de moins en moins clandestines toute référence à un quelconque principe de réalité est abolie, chacun peut laisser son imagination divaguer et des rapprochements inattendus s'opèrent dans la dénonciation de toutes les « versions officielles » et de toutes les forces obscures qui dans l'ombre intriguent... De l'extrême droite révisionniste d'hier, Maurice Bardèche dès Nuremberg ou la nouvelle Jérusalem en 1948, mais aussi Paul Rassinier et son impayable Mensonge D'Ulysse (1950) ou encore Henry Coston le traqueur obsessionnel des minorités invisibles, aux insinuations aujourd'hui d'un Emmanuel Ratier, d'un Thierry Meyssan ou plus récemment d'un Alain Soral, un même imaginaire du complot se décline avec ses figures éprouvées (juifs hier, sionistes aujourd'hui, voire « américains» (!!!) mais toujours la finance, le grand « capital » et dans un coin les camarades francs-maçons) et c'est non sans raison que nos illuminés contemporains peuvent se prévaloir d'une filiation avec les « théories » de Guy Debord ; le « spectacle », « l'empire », le « néolibéralisme », « la finance mondialisée » sont autant d'abstractions interchangeables qui dans une version simpliste et simplifiée de l'organisation du monde renvoie l'image d'un théâtre d'ombres où les individus sont dépossédés de leur vie au profit de quelques puissances occultes qui gardent jalousement pouvoirs et privilèges. Heureusement quelques dissidents veillent pour sortir les masses aliénées de leur grand sommeil... Voilà presque une version politique du film Matrix ! Que des conceptions délirantes (mais déjà Mein Kampf versait sans pudeur aucune dans cette dénonciation paranoïaque jusqu'au délire) jadis plutôt marquées à l'extrême droite, chez des auteurs antisémites ou nationalistes, aient trouvé comme dignes continuateurs des esprits de la gauche radicale (faut-il rappeler le rôle de Pierre Guillaume, fondateur de la librairie La Vieille Taupe, dans le soutien éditorial apporté à Robert Faurisson et à ses thèses révisionnistes ?), devrait inviter les lecteurs de Guy Debord à en confronter et comparer les textes dans le cadre d'une histoire intellectuelle plus large qui sans aucun doute en relativiserait la nouveauté et révélerait d'étonnantes proximités (avec l'histoire riche et complexe de l'extrême droite littéraire notamment). De ce point de vue, la prose de Debord, après la dissolution de l'IS en 1972, radicalise ses prémisses, hors de toute référence à un projet révolutionnaire et à sa pratique (les conseils ouvriers), les concepts marxistes tournent à vide, dans un solipsisme tout littéraire (que Debord étonnamment dénoncera chez les rédacteurs de l'Encyclopédie des Nuisances) jusqu'à n'être que la parole dénonciatrice et obsessionnelle d'une dialectique désormais sans projet ni sujet impuissante à changer le monde. Et qui finit par trouver la postérité qu'elle mérite.


dimanche 23 décembre 2012

LE CHOC DES GENERATIONS : LA JEUNESSE ITALIENNE VUE PAR MARC LAZAR

Toute l'Europe : Un sondage Istat publié récemment a montré que c’est en Italie que l’on trouve la plus grande proportion de jeunes qui sont complètement inactifs, soit 1 sur 5. Comment expliquer ce chiffre ? Quel est l’état de la jeunesse italienne ?
ML : De plus en plus dramatique !

D'autant que ce seul chiffre masque une réalité géographique : la situation est encore pire dans le Sud de l'Italie. Le chômage y est encore plus fort et frappe encore plus les jeunes, qui payent cette situation au profit des baby-boomers qui sont au pouvoir, dans une société caractérisée par sa gérontocratie. Ce sont des gens âgés qui sont au pouvoir partout : dans les entreprises, dans les institutions, dans le monde universitaire… Un phénomène de blocage s'est créé qui provoque d'importantes tensions. Je pense que l'on n'est pas loin d'un choc des générations.

En conséquence, les jeunes sont nombreux à être inactifs. Très souvent, ils restent sous le toit familial. Ces garçons italiens qui restent avec la "Mamma" pendant de nombreuses années font sourire dans toute l'Europe : c'est un cliché qui recoupe une certaine réalité culturelle (il existe un rapport étroit entre les enfants, en particuliers les garçons, et leurs mamans), mais qui sert aussi de structure de protection. Ca a toujours été le cas en Italie. Il reste la vieille idée que pour partir de la famille il faut avoir la capacité d'acheter sa maison : l'écrasante majorité des Italiens sont propriétaires de leur résidence principale. Comme les jeunes ne travaillent pas et que les crédits sont élevés, ils ne peuvent acheter de maison, et restent sous le toit familial. C'est donc une société qui se sclérose.

Un autre effet de cette tension sur le marché de l'emploi des jeunes est le fait que l'on assiste, pour ceux qui ont un niveau de diplôme important, à un exode des cerveaux qui devient très préoccupant. L'Italie se tire une balle dans le pied actuellement de ce point de vue ! Leur première destination est les Etats-Unis, la seconde, l'Angleterre et la troisième la France. Nous voyons arriver de plus en plus de jeunes Italiens qui tentent leur chance en France. Les Italiens, dans un pays qui contrairement au nôtre a une grande tradition d'immigration, n'hésitent pas à partir. C'est un énorme problème pour l'avenir d'un pays où la croissance démographique est quasiment nulle, mais qui n'est pourtant absolument pas au cœur du débat public. La légère reprise de la natalité à laquelle on assiste depuis deux ans est due à l'immigration.

Toute l'Europe : Vous animiez une table ronde sur les réponses européennes à la criminalité organisée. Pensez-vous que les jeunes inactifs, notamment lorsqu'ils ont un faible niveau d'instruction, deviennent de la matière première pour les actions de criminalité organisée, ou se livrent du moins à des activités illégales ou de travail au noir qui ne sont pas comptabilisées dans le chiffre de l'Istat ?

ML :
Beaucoup de jeunes sont inactifs parce qu'ils s'engagent dans des études qu'ils ne mènent pas à bout, dans un système universitaire en plein délabrement. Comme ils ne trouvent pas de travail, ils sont inactifs.
Dans une partie de l'Italie, notamment dans le Sud et certains quartiers périphériques des villes de Palerme, de Catane ou de Naples, c'est le passage dans la criminalité organisée. Ces inactifs sont donc très actifs dans les activités illégales. Ils sont l'humus sur lequel s'appuie la criminalité organisée.

Mais il y a une seconde chose qui n'est pas comptabilisée dans la statistique italienne, ce sont toutes les activités qui se font dans le cadre de la famille, et qui sont des activités légales. Il y a en Italie 4 millions et demi de chefs d'entreprise. A la différence de la France, l'Italie a sauvé son petit commerce et son artisanat, et ces activités se maintiennent très bien en Italie, bien qu'en baisse depuis quelques années avec l'implantation de la grande distribution, notamment française.

Or le boucher ou le vendeur de fruits et légumes, voire la petite entreprise de 4-5 personnes très performante au demeurant, fait travailler essentiellement les membres de la famille, ce qui n'est pas déclaré. Vous pouvez être jeune inactif et travailler aux côtés de papa, maman et des cousins dans la boulangerie-pâtisserie locale, qui, en même temps, a parfois développé des activités importantes sur toute une région, voire exporte des produits hors de l'Italie. Vous y travaillez mais vous n'êtes pas comptabilisé, et officiellement vous ne travaillez pas. Vous n'êtes pas dans l'illégalité, puisque la loi conçoit de travailler pour aider sa famille.
Source :
http://www.touteleurope.eu/fr/organisation/etats-membres/italie/analyses-et-opinions/analyses-vue-detaillee.html


dimanche 16 décembre 2012

ART ET POLITIQUE : SABATIER ET LE SOULEVEMENT DE LA JEUNESSE

Giulio Baldo — Le 2 novembre 2012, tu as convié quelques collectionneurs dans ton atelier pour leur présenter un ensemble inédit intitulé « Le Voir-Dit de l’externe et de l’interne réconciliés ». Quel sens convient-il de donner à ce titre ?
Roland Sabatier. — Il renseigne sur la structure formelle de cette réalisation ainsi que sur le sujet qu’elle supporte. Il s’agit de la rencontre et de l’entente difficile de deux jeunes dans le contexte culturel, politique et social actuel qui met tout en œuvre pour les séparer. Si l’un d’eux, une jeune femme, se satisfait de son rang à l’intérieur du circuit économique, l’autre, un jeune homme, méprise la place qui est la sienne dans ce même circuit et lutte afin d’améliorer son sort en multipliant des actions singulières liées autant à la « créativité détournée » qu’à la « créativité pure ». L’action à pour référence le Traité d’Économie nucléaire et Le Soulèvement de la Jeunesse, publié par Isidore Isou en 1949 -  dont les termes « externe » et « interne » sont extraits – et se déroule sur fond de luttes et de revendications en rapport avec « le programme du « protégisme juventiste » touchant aux transformations de l’école, du système bancaire, de la planification et du statut des représentants aux postes de responsabilité de l’État.
C’est sur la mise en œuvre de l’ensemble de ces différents plans que les deux protagonistes parviendront finalement à s’ajuster et à s’harmoniser.
G.B.— Le propos est d’envergure et, comme tel, il semble tenir de l’épopéïque. Qu’en est-il du « Voir-Dit » qui, sans ambiguïté, semble nous renvoyer à la poésie du Moyen-Âge ?
RS. — En effet, c’est bien une forme poétique de cette époque et Guillaume de Machaut en est le représentant le plus important. Avec son Voir-Dit de 1364, il s’agissait de textes à deux voix mêlant le récit en vers, des pièces lyriques et musicales et des lettres en prose souvent organisées autour de thèmes autobiographiques et courtois à partir d’un certain nombre de formes fixes de la poésie comme la ballade, le rondeau, le virelai ou la complainte, dont il était lui-même l’initiateur. À l’image d’une telle réalisation j’ai été tenté de concilier au sein d’une même œuvre des arrangements qui tiendraient compte, à parts plus ou moins égales, des possibilités d’expression des éléments modernes dévoilés par le lettrisme autant dans les arts visuels que dans les arts sonores.
Déjà, en 1967, j’avais réalisé Le Voir-Dit de la double obscurité, une partition au sein de laquelle s’interpénètrent constamment des composants aphonistiques et lettriques – et accessoirement infinitésimales - qui, habituellement, s’inscrivent dans des champs séparés. Longtemps, je suis demeuré obsédé par les développements auxquels une telle réalisation pouvait parvenir, notamment par l’insertion en son corps, non seulement des formes ampliques et ciselantes de la poésie et de la musique lettristes, mais, également, de tout ce que la richesse des structures hypergraphiques, infinitésimales, excoordistes et supertemporelles pouvait lui offrir de neuf à travers la variété et la densité des différents arts visuels.
La masse de notes et de documents patiemment accumulés depuis cette époque m’a décidé à entreprendre concrètement Le Voir-Dit de l’interne et de l’externe réconciliés au début de l’année 2005 et je ne l’ai finalement achevé qu’en 2011.
G.B. — La densité du travail est perceptible et le résultat impressionnant, riche d’une infinité de complexités et de nuances. Sans doute par manque de place, la présentation récente exposait les différentes planches rangées dans un porte-folio. Comment devra-t-il se présenter à l’avenir?
RS.  — Il est constitué de cinquante parties, chacune au format 65 x 57 cm, et de vingt-cinq appendices (50 x 57 cm), répartis à raison de dix planches et de cinq appendices regroupés dans une présentation murale sous la forme de cinq Livres distincts de 1,80 sur 2,85 m de large. L’ensemble atteint les quinze mètres de long. Cette possibilité n’exclut pas que l’on puisse le considérer également comme un « spectacle » susceptible d’être interprété sur une scène.
G.B. — Quelle forme ce spectacle prendra-t-il ?
RS. — Il y aura à voir et à entendre. Je veux dire que, en relation étroite avec la partition, il sera formé par des successions de séquences visuelles – projections de proses hypergraphiques et excoordistes versifiées, de bouts de films, de photographies, d’ombres chinoises, de particules électrographiques, de segments aphonistiques et infinitésimaux, de schémas, etc. – et de séquences sonores constituées par des émissions prosodiques et des interprétations de poèmes et de musiques lettristes.
Légende de l'illustration :Le Voir-Dit de l’externe et de l’interne réconciliés, 2005-2011. (Extraits du Livre 1)