"Pourtant le gouvernement entendait avoir la main sur les écrivains, surveiller et diriger leur inspiration (...). En même temps on s'efforçait d’encourager les littérateurs réputés moraux, et l'Empereur payait de sa personne en leur adressant des billets assez flatteurs dans la genre de celui qu'il écrivait à Ponsard, auteur d'une comédie intitulée La Bourse, représentée à l'Odéon en 1856, et où la spéculation et l'agiotage étaient combattus : "persévérez, Monsieur, votre nouveau succès vous y oblige, dans cette voie de moralité trop rarement peut-être suivie au théâtre, et si digne pourtant des auteurs appelés comme vous à y laisser une belle réputation".
Ainsi l'intention du gouvernement était que l'art fût utile aux mœurs et collaborât en même temps à la conservation du régime politique. Ce devait être un instrument de règne ; certains disaient : de police. Il y eut beaucoup d'auteurs qui ne négligèrent pas ces indications ; il y en eût même qui, pour se rendre agréables à l'empereur, poussèrent dans ce sens un peu plus qu'il n'eût fallu. Passe encore que le docteur Véron, dans un ouvrage obscur intitulé Quatre ans de Règne (1857) émît l'idée d'instituer une grande commission gouvernementale composée mi-partie de membres de l'Académie et d'hommes politiques, pour proposer et décerner des prix aux œuvres les plus morales ; mais on fut plus surpris, après 1870, de trouver, dans les papiers de la famille impériale, une note secrète adressée par Sainte-Beuve au cabinet de l'empereur le 31 mars 1856. Le futur (faut-il dire l'aspirant ?) sénateur y conseillait au gouvernement d'agir par l'intermédiaire de la Société des Gens de Lettres et la Société des auteurs dramatiques en proposant une direction morale aux travaux de l'esprit, en indiquant les sujets à traiter, et en faisant passer cela par des secours accordés aux auteurs pauvres. Il justifiait ces propositions au moyen de considérants du genre : "La littérature jusqu'ici a toujours été abandonnée à elle-même et elle s'en est mal trouvée ; la société s'en est aussi mal trouvée. Sous la Restauration cette littérature était encore contenue par des doctrines et des espèces de principe ; sous le régime des 18 années, elle n'a plus rien eu qui la contînt, et le désir du gain, joint au besoin de faire du bruit, a produit beaucoup d’œuvres qui ont contribué à la dissolution des pouvoirs publics et des idées".
C'était, comme on le voit, une variante de l'art social : l'art gouvernemental et conservateur. La note de Sainte-Beuve resta ignorée, bien entendu, mais elle était l'expression de tendances qui se manifestaient assez ouvertement, et qui n'étaient pas unanimement approuvées, même parmi ceux qui soutenaient avec le plus d'ardeur la doctrine de l'art utile et de la littérature morale. De bons esprits avaient peine à admettre qu'il fût désormais désavantageux pour la littérature d'être, comme le disait Sainte-Beuve, abandonnée à elle-même. Il y eut des manifestations en sens inverse, dont l'une au moins fut retentissante, celle de Laprade, monarchiste pourtant. A la suite d'un article de Sainte-Beuve, Laprade publia dans LE Correspondant du 25 novembre 1861 une satire véhémente, Les Muses d’État, où il dénonçait et raillait les efforts de l'Empire pour enrégimenter les écrivains, les ranger sous sa discipline et les plier à ses vues. Il y était aussi question de l'aide que la critique de Sainte-Beuve prêtait à cette entreprise :
Un jour viendra, ce jour rêvé par Sainte-Beuve,
Où les Muses d’État, nous tenant sous la main,
Enrégimenteront chez nous l'esprit humain.
Selon le numéro, selon l'arme et le grade,
Nous verrons les Beaux-arts défiler la Parade...
A vous, heureux auteurs, les croix, les missions,
Les succès consacrés par vingt éditions,
Et dans le Moniteur en six longues colonnes
Le Causeur du lundi vous tressant des couronnes,
Qui sait même ? à l'école où se font nos penseurs,
Enseignant ce beau style aux futurs professeurs...
D'obliques délateurs
Au coin de bons journaux surveillent les auteurs
Tout prêts à souligner, quand leur zèle s'alarme,
Le mot qui peut donner quelque prise au gendarme.
Il faut être content sil pleut, sil fait soleil,
s'il fait chaud, s'il fait froid : "ayez le teint vermeil ;
Je déteste les gens maigres, à face pâle ;
celui qui ne rit pas mérite qu'on l'empale,
Dit l'ombre qui vous suit en comptant tous vos pas ;
Empoignez-moi ce gueux qui ne s'amuse pas..."
A la suite de cette publication, Laprade, alors professeur à la Faculté de Lyon, et inamovible, fut révoqué".
Albert Cassagne, La théorie de l'art pour l'art, Hachette 1906, reprint Champ Vallon (p. 113 114)
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