lundi 19 février 2007

MAURICE LEMAITRE ROMANCIER PERPETUEL

C’est le plus grand hasard qui a mis sous mes yeux Les Existentialistes (1971, Centre de Créativité). De Maurice Lemaître, je connaissais surtout l’œuvre cinématographique et plastique ; mais c’était oublier qu’à l’image de l’utopie lettriste qu’il a fait sienne dès 1949, son œuvre épouse une pluralité de formes et de domaines. Le travail de Lemaître et plus largement des lettristes (Isou avec Amos, Les journaux des Dieux, Saint-Guetto des Prêts de Gabriel Pomerand, Roland Sabatier dans Gaffe au Golf) donnent aux attaques contre l’indigence autocentrée du roman contemporain quelques arguments. Le défunt imprécateur Philippe Muray n’avait pas de mots trop durs pour fustiger la misère romanesque actuelle, qui après deux décennies de prurit formaliste, se ressource désormais dans les égouts du tout sociétal, de l’auto-fiction et de son narcissisme névrotique. Aux yeux de cet amoureux du littéraire, le roman n’avait de hauteur et de grandeur épique qu’en raison de l’intelligence subversive du réel qu’il donnait à lire et qu’il déchiffrait, d’où la référence réitérée à Rabelais, Balzac, Céline, à toute une tradition critique du roman. La prose romanesque réduite à rien par le " spectacle " généralisé, le réel a perdu tout enchantement et les plumitifs des belles lettres participent à l’éloge inconditionnel d’un monde qu’ils ont renoncé à problématiser pace qu’il n’y a désormais plus, dans tous les sens du terme, de sujet(s) problématique(s).
La littérature lettriste offre justement une réponse à cette fausse antinomie (un épique tournée vers un réel en question, ou une recherche formaliste de nouvelles voies pour la fiction), en réconciliant l’exigence créative dans l’organisation de la narration et un rapport critique au réel, domaine électif de l’investigation romanesque. Les Existentialistes de Lemaître se présente ainsi comme un " roman à faire ", une somme de documents divers (une première ébauche du roman dans un style post-Joyce, des chapitres achevés, des lettres à divers éditeurs, des notes de travail , des critiques, des espaces " blancs " pour les interventions du ou des lecteurs…), dans la continuité directe de l’art supertemporel (ouvert à une multiplicité d’interventions des lecteurs plus ou moins libres ou orientées par l’auteur) formulée par Isou en 1960.
Dans un préambule il explique son ambition initiale : proposer un récit hypergraphique à un large public dans le prolongement des premières planches de Canailles publiées dans la revue UR ; " Dans les années 50, je voulus réaliser un roman hypergraphique " public " qui aurait repris mon vieux projet autobiographique sous-célinien-sous-joycien de mes années quarante dans la matière nouvelle de la Lettre et du signe ". Les qualificatifs – il ne s’agit pas d’un terme dévalorisant mais d’un placement objectif dans l’univers des formes romanesques assumé en leur historicité - de " sous-célinien ", " sous-joycien " inscrivent ce projet sous les figures tutélaires de ces deux auteurs qui ont à des degrés divers participé à la formation de la sensibilité littéraire de Lemaître et à l’urgence de l’écriture. La lecture de Céline, dans le contexte d’un Paris populaire où a vécu et grandi Lemaître, cette inscription de l’oralité au sein d’une littérature attachée à l’imprimé et à ses codes fut sans doute décisive dans l’émergence d’une vocation littéraire qui brûlait de prendre forme dans une langue à la hauteur des ambitions de ses prédécesseurs. Qu’il s’agisse du roman comme du cinéma, le discours de Lemaître est toujours celui d’un amoureux qui a goûté jusqu’à satiété leurs œuvres comme lecteur, avant de vouloir en devenir, à chaque fois, un auteur significatif, voire plus encore, le premier à illustrer un style nouveau, à en immortaliser la nécessité. Lemaître jeune journaliste au Libertaire défendit d’ailleurs la réhabilitation de Céline comme écrivain majeur des lettres françaises alors que ce dernier se trouvait mis à l’index pour ses brûlots antisémites et ce qu’il faut appeler son adhésion intellectuelle au régime de vichy et à la collaboration.
Mais il s’agit avant tout d’un texte autobiographique, à travers la figure singulière du héros, double à peine dissimulé de Lemaître lui-même Bernard Dornier, et les personnages que l’on croise sont inspirés du microcosme qui s’agite dans l’après-guerre à Saint-Germain des Près (on reconnaît les traits empruntés à Isou, Pomerand, Serge Berna, Artaud, Adamov…) Comme tout récit autobiographique, sur fond d’une vague anecdote policière, le texte obéit aux règles obligées de l’apprentissage et de l’initiation (le retour à Paris qui ouvre le roman sous l’occupation n’est que la première étape d’une quête de soi qui va se jouer dans le Saint-germain des Près d’après guerre) :
" Nous sommes à Paris, c’est l’occupation allemande. J’ai dix-sept an. Je ne connais presque rien de la littérature importante. Je suis un adolescent comme cent mille, un peu plus " intelligent " sans doute, et plus acharné à chercher dans les encyclopédies le fin mot des raisons qui m’ont placé là. J ‘ai sur la poitrine la tache étoilée du sang jaune de ma noblesse, à qui le bleu semble trop palot. Comme tous les jeunes gens de mon âge, je veux écrire un roman autobiographique, bien sûr. Mais je crois être original. Alors j’accumule des tickets de métro, des articles de revues, des lettres personnelles, des conversations notées. Le tout destiné à figurer dans le récit de la vie d’un homme, pendant un jour, dans une seule ville ".
Le lieu, Paris, comme le Dublin de Joyce, garde ici toute son importance, et au delà de l’anecdote individuelle, c’est bien le portrait d’une génération que le romancier entend dresser, portrait de ses doutes, révoltes, ses propositions et ses solutions au regard du problème qu’elle représente pour elle même et la société (s’intégrer et renoncer, mourir, ou dépasser en transformant le conflit entre l’ individu et la société). Voilà pourquoi ni Sartre, ni Simone de Beauvoir, et les mondanités de l’intelligence officielle, n’occupent dans ce roman une importance décisive ; les Existentialistes dont il est ici question évoquent bien davantage des types littéraires nouveaux, issus d’une réalité sur laquelle ils s’éprouvent et se forment, les marginaux, les externes à la Serge Berna, la faune et la bohème qui rêve encore fiévreusement dans les caves à jazz, au Tabou, d’un monde neuf… ce roman par certains aspects auraient sans doute pu connaître la destinée des Confessions d’un enfant du siècle de Musset, portrait à travers l’exemple d’un amour impossible, d’une génération romantique sacrifiée, ou encore celle de L’Education sentimentale, sans bien sûr le pessimisme mêlé de cynisme et de nihilisme d’un Flaubert. Du port de l’étoile jaune obligé sous l’occupation à l’agitation de Saint-germain des Près, à ses cafés et aux personnages impensables qui s’y rencontrent, c’est un véritable chemin de croix initiatique que le héros va mener :
" Il faudrait, au contraire, par le moyen de coupes pratiquées dans tous les milieux et les diverses " époques " du quartier, tracer un tableau général de la période 1940-1950 et de la génération issue de la guerre. Nous n’avons pas encore une fresque totale de cette génération, qui s’est portée vers Saint-germain des Près pour la France un récit comparable au " USA " de Dos Passos, car la génération en question vient de disparaître. En effet ceux qui l’ont constitués sont arrivés (Luther, Marceau, Astruc, Gréco) ou son retournés dans le néant d’où ils avaient surgi (ils travaillent, sont en prison, se sont suicidés…). (…) Il est intéressant de montrer à quoi ceux qui ont fréquenté Saint-Germain des Près sont arrivés (en soi et en le comparant avec leurs prétentions d’époque) et vers quoi elles sont retournées ". Ce regard rétrospectif procède pourtant d’une inversion méthodique des règles du genre : il ne s’agit pas à la manière d’un Debord revenant sur sa " verte jeunesse " de célébrer, de transformer l’anecdote en mythe, en âge d’or révolu, mais d’en faire le préambule à une aventure qui se prolonge et entend accoucher de l’avenir ; ainsi que le souligne Lemaître à propos de son héros, si ce roman relate " l’aventure spirituelle d’une jeune homme qui a participé de près à la vie du quartier et qui, le retrouvant après un long voyage de plusieurs années, fait un bilan lucide de son expérience ", ce même héros " décide de réintégrer Saint germain des Près et d’y devenir " prophète ", c’est-à-dire de réussir l’aventure ratée du quartier ".
Ce projet littéraire, bilan et portrait d’une génération qui doit s’immortaliser dans ses œuvres, vise à débarrasser Saint-Germain des Près du folklore qui l’entoure pour lui rendre sa véritable dimension historique et romanesque (lieu mythique où tous les " ambitieux " du monde entier convergeaient pour y jouer un destin) dans une forme inédite mais ce travail sera pourtant sans suite, faute d’un éditeur courageux prêt à suivre le roman dans ses ambitions autant formelles que conceptuelles. Et c’est là sans doute l’aspect le plus novateur de ce livre… Dans les nombreuses lettres aux différents éditeurs auxquels il fut proposé (et non des moindres comme Gallimard ou Grasset), du dialogue qui se noua en ces diverses circonstances, il ressort un peu à la manière d’un Balzac narrant les turpitudes de Lucien De Rubempré dans la jungle des Belles lettres une image saisissante et exacte du monde de l’édition, des officines culturelles et de leurs impératifs. De renoncement en compromis, le roman de Lemaître risquait bien vite de perdre sa plus-value créative (la prose hypergraphique, la plasticisation de la typographie selon les " personnages, les lieux, les évènements… ") au profit d’une langue ordinaire, celle de l’ordinaire romanesque attendu, qui n’en renonce pas pour autant à proposer quelques valeurs littéraires nouvelles (le héros romanesque comme personnage " agrégé " à la manière d’Isou dans l’Agrégation d’un Nom et d’un Messie, un cycle d’initiation qui rompt avec la dilemme moderne, s’intégrer à la société ou se renier…). Cette documentation constitue une dimension du roman, véritable work in progress, qui charrie dans son inachèvement la masse des problèmes créatifs mais aussi économiques, sociaux qu’il doit résoudre :
"Tous les " conseils " de Maurice Chapelan (aux Editions Grasset), au fil de nos rencontres successives, et, jusqu’à la rupture, n’étaient en somme que des tentatives de plus en plus déclarées de réduire mes propositions audacieuses à un schéma de narration très conformiste, c’est à dire au bon-roman-en-prose-courante-original-et-de-qualité, qui aurait été susceptible de recevoir un Prix littéraire ". Si l’œuvre renaît (jusqu’à se voir couronner du Prix des créateurs en 1972, Prix anti-Goncourt initié par les lettristes et quelques alliés de circonstances pour contester le dictat du célèbre Prix et les médiocrités commerciales qu’il récompense annuellement), augmentée, enrichie d’une deuxième partie constituée de tracts, avis divers des membres du groupe lettriste ou de Lemaître lui-même sur cette œuvre inachevée, c’est que de l’échec même de la publication sous sa forme hypergraphique donne à l’auteur l’occasion de réinscrire ce travail dans la perspective d’une narration supertemporelle, ouverte aux apports des lecteurs présents et futurs : les remarques des éditeurs sollicités comme celles des membres du groupe lettriste, ou encore les tracts lancés contre Gallimard ou le Prix Goncourt constituent autant de modalités pour permette à l’œuvre d’exister dans sa singularité. En ce sens ce roman, s’il a renoncé à l’exercice hypergraphique (il faut se reporter à la somme Canailles commencées en 1950 pour prendre la mesure d’un tel travail), n’en offre pas moins dans ces inachèvements, ces blancs et ses lacunes narratives, une subversion des codes littéraires, en intégrant le point de vue de la profession, il en révèle les hésitations, les refus, les aveuglements et illustre cette vocation de la littérature à mener une connaissance critique du réel, de ses instances et de ses institutions :
" L’édition et la presse détestent autant l’idée de se rencontrer elle-même dans une fiction qu’un photographe de presse d’être soudain photographié par celui que justement il traquait. Le spectacle en train de nier ceux qu’il a l’air de promouvoir ne saurait être mis en question par l’un ou l’autre de ces " élus " à qui il accorde, du bout des doigts, des certificats d’existence d’ailleurs précaires et renouvelables. (…) Le vrai scandale en littérature réside dans la révélation de la vie ailleurs, rarement ailleurs. " (Philippe Muray, Book Emissaire in Exorcismes spirituels II, Les Belles Lettres)
Enfin, puisque cet ouvrage reste le portrait en devenir, en mouvement, d’une génération, on pourra avec profit le mettre en relation avec l’injustement oublié Singe Appliqué de Jean-Louis Brau et les nombreux panégyriques, à leur romantisme et à ses mélancolies, produits par Guy Debord (sur papier ou pellicule), auxquels continuent de s’opposer, venue pourtant des mêmes révoltes, l’orthodoxie lettriste et son classicisme assumé : quelles étaient donc les passions de cette génération et où l’ont-elles menée ?

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